De nouveau, petit.

des plaques electriques,
un frigo vrombissant,
une cabine de douche,
et les toilettes,
tout-en-un,
chambre comprise.
Ce mois de septembre, c'était Lyon, donc. Donc Lyon, c'était le retour au bercail, ce petit appartement de la rue Édouard Herriot, si calme dans ses hauteurs qu'il en paraissait détaché de la ville. Seulement des cloches qui, d'heure en heure, battait la mesure, fenêtres ouvertes, sur cet été qui allait bien finir. On a dépaqueté, une main un peu émue, ces cadeaux venus de loin : des vêtements de soie bariolée, des objets oblongs pour tapoter un dos douloureux, ces menues choses achetées sans trop savoir pourquoi, et qui, bien plus tard, prennent un court instant une importance hors de propos. Mais c'est cela, le retour : on éparpille autour de soi tout en s'enracinant dans le quotidien. Ca laisse un goût étrange, comme une saveur lointaine et familière, que l'on se surprend à déguster sans le laisser paraître.
De la ville je retrouve ces façades tirées au cordeau, ces immeubles centenaires en rang d'oignons, ces rues trop tranquilles passé neuf heures du soir. L'humanité ici se cache bien derrière toutes sortes de cloisons. Et si cela étonne, c'est un bonheur fugace : on est encore curieux, l'oeil encore un peu neuf, et il faut en profiter. Les promenades sans but sont une merveilleuse occupation, avant de replonger dans ce qui éteint le regard : les aller-retours routiniers de la-ou-l'on-dort à la-ou-l'on-travaille, ces déplacements sans objet qui ruinent l'appétit des sens.
Ouste, ouste, sortons encore ! Il fait encore beau dehors.
Plusieurs semaines ont passé. Yen me taraude : elle souhaite profiter à tout prix de ses quelques jours de congé pour assouvir sa soif de découvertes. Ou aller ? On écrit de courtes missives aux amis des quatre coins de nos carnets respectifs. Ca ne répond pas beaucoup, et c'est bien normal : c'est la période de rentrée, et à quoi bon répondre à des appels au voyage ? Ce silence, loin de nous décourager, nous galvanise : n'importe où, alors, puisque personne ne nous attend nulle part. C'est d'Italie dont rêve Yen. Ou d'Espagne. Enfin, d'un peu de cette méditerranée où l'on cause haut et fort. On fait des plans, on note, on tergiverse. Mais c'est un misérable papelard qui vient tout foutre en l'air. La carte de séjour de Yen arrive bientôt à expiration, et nous ne pouvons prendre le risque de traverser les frontières. Qu'à cela ne tienne : il paraît que la France est un beau pays. Allons nous en assurer, en optant pour quelques monuments illustres.
D'abord, bien sûr, c'est à Paris que tout commence. La fin de septembre est bien douce, et nous profitons de l'escale pour entrer sous les voûtes du Grand Palais qui viennent, après une quinzaine d'années de travaux, de se faire resserrer les boulons : l'endroit est immense, et, malgré l'affluence des curieux, bien vide. C'est, j'imagine, le but recherché : prenez une grande galerie, un hall, un stade, entassez tout ce que vous trouvez de quidams en tout genre, et levez les yeux. Un grand volume, un espace vierge, de quoi vous rapetisser assez pour vous en faire oublier la foule. On quitte cette grande carcasse un peu sur notre faim : tout ce métal et ce verre, oui, mais Paris en est plein. Allons plutôt du côté de la Loire. On y trouvera, au fil de l'eau, du minéral. Pierres taillées et toits de tuile. Du tangible, pour du monumental, ça vous pose une tour, un château, une église. Et, de ce côté-là, la France du Val de Loire a beaucoup à offrir.
On s'endort à Maison-Laffitte au bourdonnement du RER, en rêvant à ces lendemains champêtres. C'est sûr, il y aura davantage d'ébahissements.
A la gare Montparnasse, on se faufile dans un parking souterrain pour en ressortir carrossé. C'est une petite voiture bleue, toute proprette, qui nous conduira vers Orléans. On a fait provision de biscuits et d'eau, on a même fait l'achat d'un de ces guides Michelins bardé d'étoiles. Celui-là nous enjoint à quitter, dés la sortie d'Orléans, l'autoroute pour des sentiers plus étroits. On obtempère de sitôt, à l'affût du moindre panonceau nous indiquant la route de Chambord.
Le château de Chambord, voilà une manière bien peu modeste de débuter notre périple : on y arrive à travers une forêt domaniale qu'une chasse à courre aurait beau jeu de parcourir. Puis, par une trouée dans le feuillage, on devine une construction toute blanche aux confins d'une prairie qu'un Apache ne désavouerait pas.
Il faut encore rouler – au pas – pour s'approcher des bâtiments. Là, une auberge de charme au bord d'un canal, quelques saules pour faire bonne mesure, un relais pour le voyageur gastronomique que les pierres affament. Nous voici à pied d'oeuvre. Une marche d'approche, des clochers en surplomb, de vastes tour rondes à contourner, bref, une expédition pour franchir un seuil démultiplié : c'est au fond de la courette d'honneur, par-delà les écuries, que l'on pénètre enfin dans le corps du château et que se dresse, priapique, la colonne centrale des escaliers en double-hélices, qui ont fait la gloire des architectes royaux à qui De Vinci murmurait bien des choses.
D'étage en étage, on constate tout de même que Chambord est une coquille bien vide ; seuls quelques pièces sont tendues d'étoffes que – j'imagine – d'innombrables tapissières ont cousus à la lueur de chandelles de mauvais suif. Et puis, de temps à autres, une chambre royale – un lit à baldaquin plus haut que long, une balustrade ouvragée et rehaussée d'or, un lutrin, quelques sièges presque curules – dont l'antichambre, aux murs couverts de trophées de chasse, rappelle l'étrangeté de ces anciens régimes.
On parcourt d'un pas tranquille les ailes, puis les toits. Là, c'est un fameux spectacle, et le vent et les nuages y sont probablement pour quelque chose.
Mais il y a du Taj Mahal dans cette dentelle de clochetons, un côté mille-et-une-nuit blésois dont l'exotisme surprend beaucoup.
Sur la vaste pelouse en face de l'édifice, des transat en quadrilles où l'on se plie à regarder encore cette imposante maison royale où le monarque, d'ailleurs, ne venait pas souvent coucher.
Au sortir de ce domaine, on bifurque sur de petites routes sinueuses et bordées de fermes, de hameaux, d'églises, et, bien sûr, de ces petits châteaux posés ça et là au détour des futaies. Celui-là s'appelle Villesavin, c'est une bicoque par rapport au reste des châteaux fameux d'alentour. Un bâtiment principal encadre une cour dont la vasque centrale, une Venus vétuste et sa conque, a bien vu l'eau couler. Une demoiselle en gros pull qui faisait office de garde-barrière, de préposé au guichet, et de guide, nous invita à en apprendre plus sur cette drôle de demeure, à la toiture mi-branlante mi-pimpante.
Les châtelains, qui l'achetèrent quelques dizaines d'années auparavant, se pliaient de bonne grâce à cette vie soumise à la restauration d'un patrimoine menacé. Ils habitaient dans l'aile est, laissant tout le reste du bâti à la visite des quelques touristes flâneurs qui s'aventuraient jusque là. Alors on y eut droit, à cette visite, que notre guide prit à bras le corps. Remontant ses manches, elle nous fit parcourir cet étrange intérieur, à la cuisine carrelée, un peu pentue, à la cheminée noire, large et haute, traversée du tournebroche émoussé, à la salle à manger dont la table, inamovible, était du bon travail de Menuisier Royal, aux deux salons, tendus de toiles bleu passé, aux coins amollies, aux meubles d'un Louis dix et quelque, que les habitants du lieu, subrepticement, venaient occuper, la nuit tombée, pour quelque souper fin. Plein de ces petits secrets d'une vieille baraque : des bouches de chauffage dissimulées dans les plinthes, des passe-plats insoupçonnables planqués derrière un tableau, des oeils-de-boeuf et des marches grinçantes. On sortit de là la tête pleine de ces commentaires historico-pratiques, et nous allâmes nous rincer les yeux sur la collection « unique au monde » des globes de mariage que la châtelaine avait pompeusement baptisée « Musée des costumes de mariage » car on y voyait, figés dans des poses surannées, des mannequins de cire en pleine activité maritale.
On dit adieu à notre guide qui nous ouvrit le passage, un oeil sur sa guérite. Ce petit château, cabane de chantier pendant la construction de Chambord, nous fut une étape un peu mélancolique, et nous embrayâmes l'âme un peu empesantie par ces murs lézardés.
Cheverny, c'est d'une autre allure. C'est lourd et confit, posé bien à plat devant son allée de gravier. On ne peut s'empêcher d'évoquer Haddock et de surprendre Nestor nous attendant, un plateau sous le bras, pour le rhum d'usage. Point trop n'en faut. C'est un château bourgeois, tout tapissé, tout meublé, tout décoré d'aise. On ne dépasse pas les cordons de la visite, on suit la file des visiteurs, on prend quelques timides photos d'un bouquet de fleur sur une table bien mise.
La lumière est laiteuse, c'est une fin d'après-midi d'albâtre. On doit encore se rendre à Blois pour y dormir, et nous ne tardons pas trop à esquiver les frères Loiseau.
Blois, le soir, c'est un peu déroutant. Nous n'avons qu'une vague idée de l'emplacement de l'auberge de jeunesse. On tourne sur nous-mêmes plusieurs fois. On appelle au téléphone. On nous dit de sortir de la ville et de suivre la Loire. L'auberge est une maison monacale, perchée sur l'une des berges, sous la férule d'une matrone qui nous considère gravement. On dormira séparément dans des dortoirs de colonie de vacances. Il y a là un Allemand volubile et un Mexicain fatigué. Deux touristes chinoises babillent plus loin, et Yen s'installe dans un des lits près de la porte. On dormira du sommeil du juste, pas le choix.
Blois, le matin, c'est assez engageant. Voilà un château un peu noyé, bâti sur la longueur, au gré des dynasties et des humeurs du temps. Le regard peut embrasser quatre siècles d'architecture d'apparat, et il en prend pour son argent. On peut fouiller – le regard a aussi sa cupidité – et s'absorber de longues minutes dans une contemplation pas tranquille. Puis, un peu hagard, on s'introduit dans l'une des ailes, un peu au hasard, pour voir l'envers du décor. Le duc de Guise, assassiné dans ces murs, est l'une des figures les plus célébrées ; et l'on médite fort à propos sur ces châteaux intrigants où l'on conspirait sous les fraises, l'épée au côté, pour des lendemains incertains.
On déambule un peu dans cette cite cossue, histoire de pénétrer dans une cathédrale bien vide, jouxtée d'un jardin en terrasse d'où l'on peut contempler les toits des demeures blésoises – de sombres pentes d'ardoises – et la Loire en contrebas, qu'un pont vient enjamber en de solides arches. Il y a aussi, derrière un monumental couvent aux fenêtres fermées, une église Saint Nicolas dont les tours clochetées évoquent Prague et ses clochers pointus. Là encore, des encensoirs mais point de gens. On parcourt les travées le nez en l'air, comme pour mieux défier la pesanteur du lieu. Et puis l'on repart sans cérémonie, parce que nos journées se doivent d'être visiteuses, et que des châteaux, il y en a à la pelle, et qu'on ne voudrait tout de même pas s'en priver.
Plus loin, c'est Amboise. C'est lourd et aérien à la fois ; la citadelle est moyenâgeuse, guerrière dans ses remparts, et elle a d'ailleurs brûlé quelquefois. Au-dessus, c'est le château, posé là, avec bien sûr, isolée du reste, la chapelle où repose De Vinci, qu'on devine assez content d'être là. C'est encore faste et tendu de belles tapisseries. Il y a des trônes aussi, car on y célébrait parfois de majestueux Etats-généraux, dans ces salles aux arches d'albâtre. Mais ce qui surprend le plus, ce sont ces solides tours rondes, dont la rampe en colimaçons préfigure les plus périlleux de nos parkings modernes. Et dire qu'on s'y engouffrait en carrosse !
De Chenonceau je ne pourrai être très disert : c'est le Cher, la galerie, les jardins. La cuisine aussi, et toutes ces casseroles de cuivre qu'un marmiton en aurait le tournis. Chenonceau, c'est un rêve de femme renaissante. Et cela inspire. On y retournera peut être tantôt, plus vieux, pour y respirer encore cette quiétude princière.
On dîne et dort à Tour.
On se lève de bonne heure. On collationne sous une véranda où causent des VRP à la clope matinale. Ils partent vite et on en fait autant. Il paraît que le temps est au beau. Et nous avons des parterres de fleurs à venir contempler : Villandry et ses jardins, ou je laisse à la photo le soin de peindre ce décor.
La suite ? Nous y sommes. Azay-le-rideau et les nénuphars. Le soleil tape. On se sent un peu abruti, et notre oeil se fait paresseux. C'est qu'on en a vu, des plafonds à caissons, des loggias, des fenêtres à chenaux, des tapisseries mythologico-franchouillardes. A ce point-la, il faut être un peu somnambule, errer parmi les salons, se laisser bercer par les capitons d'un mobilier bien massif.
On avale un steak-frite pour se rassénérer. Ces valeurs culinaires-là rappellent à l'ordre le voyageur engourdi, que les pommes et terre et la viande de boeuf ragaillardissent.
Enfin, nous arrivons à Ussé, château que ses propriétaires tiennent à belle-au-bois-dormantiser. Oh, il a de l'allure, avec ses tours rondes et son chemin de ronde. Il s'élève haut dans le ciel et se répand à flanc de colline. Il y a là d'autres mannequins à qui l'on a dit de raconter les principaux épisodes du conte de Perrault. Ils en sont tout figés de conviction, roi, reine, sorcière, princesse et prince charmant. C'en est un peu trop. Nous les laissons à leur destin, et parcourons les autres dépendances. Puis, rassasiés, nous prenons la route du retour : on voudrait bien passer par Vendôme et Chartres, pour d'autres pierres historiques, mais l'itinéraire en décide autrement ; il nous perd le long du Loir, et nous voyons, penauds, le crépuscule tomber. Alors, déterminés, nous rattrapons cette autoroute orléanaise ou nous payons l'octroi, pour retourner à Paris. On nous y attend du côté des Gobelins, où ce sera fête. Le lendemain on attaquera Versailles, comme pour assommer nos sens déjà bien brouillés.
Quelques jours plus tard, rendus à Lyon pour y passer de calmes journées, je vois Yen tout occupée à son départ prochain. C'est qu'octobre sera nîmois ou ne sera pas, et nous avons un déménagement de plus sur les bras. Alors, cartons après cartons, nous empaquetons à qui mieux mieux. Yen gagne le trophée de la plus grosse valise, mais j'ai la malle la plus lourde. Nous sommes quitte.
Et nous voyons octobre poindre, le pas sur le palier.