Le seul qui pousse,
Vous le connaissez.
Pas touche, pourtant.
Sa souche, n’y pensez point.
Laissez !, cette pousse, ces liens,
Se déliter, se délier,
Qu’enfin,
Elle sache,
Ce que vous,
Vous cachez bien.
Tous les volets sont fermés dans le corps principal de la résidence, mis à part les persiennes de la chambre de maître. Il faut bien laisser un courant d’air, d’autant que M. Jim ne nous pas donné d’instructions claires quant à son retour en Thaïlande. Je dois bien veiller, en tant que secrétaire et gouvernante, à ce que les œuvres d’art du premier étage ne souffrent pas de l’humidité et de la chaleur. De nouveaux rouleaux de soie ont été délivrés ce matin depuis les ateliers de Ban Khrua, pour une commande très particulière, et je les ai déposés dans la salle d’étude pour que M. Jim les voie avant de les envoyer à la découpe. C’est un peu fâcheux, si je puis m’exprimer ainsi, de devoir attendre son aval, car le client – un studio hollywoodien de renom - ne semble pas pouvoir attendre très longtemps… Non, bien sûr, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! M. Jim est un homme d’affaires à la réputation la plus intègre et la plus pointilleuse – je suis d’ailleurs si honorée de servir ses intérêts et veiller sur son incroyable demeure – mais je m’interroge sur le motif de son départ soudain pour la Malaisie. Les soieries Thompson tournent à plein régime, les commandes affluent, de Hong Kong au Japon en passant par l’Europe et le Moyen-Orient, la guerre qui fait rage entre Vietnam du Sud et du Nord a résolument transformé Bangkok en plaque tournante de trafics en tous genres, et je comprends son appétence à une prise de distance par rapport à la situation actuelle. J’essaierai de le joindre par télex, si d’aventure il devait prolonger son séjour dans les hautes terres des plantations de Cameron pour demander procuration, si nécessaire. Pour l’heure, je dois réprimander notre jardinier, qui a encore oublié de changer l’eau du bassin des koïs, et de tailler l’arbre du voyageur près du canal, qui menace d’obstruer la vue sur la cour d’apparat et le salon des tentures.
Lundi 27 mars 1967, Bangkok
C’est Connie Mangskau qui m’a prévenue tôt ce matin. Elle était toute tourneboulée, incohérente parfois, et la ligne n’était pas très bonne. De ce que je peux comprendre, c’est que M. Jim est porté disparu depuis hier au soir vers 19h00. Je n’ai pas plus de détails, si ce n’est qu’il est parti seul se promener hier en fin de journée, sur des sentiers proches du bungalow « Moonlight », propriété de ses amis M. Ling et de son épouse Helen, que j’ai eu la chance de rencontrer il y a quelques mois. Depuis lors, aucune trace de M. Jim, ni auprès des autorités de Cameron, ni des populations autochtones qui auraient pu l’accueillir pour la nuit. Je me dois de garder la tête froide. La nouvelle n’est pas encore parvenue à la presse, mais un étrange visiteur mandaté par la « Central Intelligence Agency » attaché à l’Etat Major des armées américaines est venu frapper au portail tout à l’heure. Je n’étais pas là, occupée à passer la dernière main sur des commandes en souffrance. Rendre visite aux ateliers, voir toutes nos tisserandes à l’ouvrage, ignorantes encore du fait que M. Jim est aux abonnés absents, tout cela m’a grandement éprouvé. Il a fallu que je trouve refuge au temple Borom Niwat Ratchaworawihan pour prier et retrouver une certaine quiétude. De retour à la résidence, je ne peux que m’attrister devant ces façades closes, ces ventaux verrouillés et les palmes des bananiers qui oscillent avec mélancolie. J’effectue mon tour des appartements à pas feutrés, le regard un peu brouillé, surtout lorsque je passe devant l’énigmatique torse de calcaire Dvâravatî dans le cabinet d’étude, où me contemplent aussi les visages imperturbables de Surya et d’Ardhanari. Je me faufile de corridors en pièces confinées comme une ombre furtive, pour vite disparaître dans mes quartiers.
Déjà, la foule se presse aux abords des palissades qui délimitent la demeure Thompson. Tous les journaux en font leurs choux gras : « Le Roi de la Soie suscite l’émoi », « Disparition d’un Magnat de la Mode », « Aucun Signe du Populaire Millionnaire ». Le téléphone sonne sans interruption, et je ne sais comment filtrer les appels intempestifs. La police est arrivée sur les lieux pour cordonner le quartier, et me sollicite pour poser des scellés sur toutes les issues. Que faire ? Qui croire ? George Barrie, dont je n’avais jusque-là entendu que des louanges sur ses talents de négociant à notre galerie new-yorkaise, vient à ma rescousse, franchit notre portail sur les coups de neuf heures, et prend la barre avec brio. Ses premières déclarations visent à minimiser l’affaire, et à assurer que tout est sous contrôle. Il se montre, en privé, beaucoup plus circonspect. La notoriété de notre établissement repose presque exclusivement sur les épaules de M. Jim, et le mystère de sa disparition – si elle nous vaut une publicité d’ampleur internationale –, peut faire vaciller toute l’entreprise. C’est un exercice délicat, que je trouve tout à fait prématuré, d’insinuer que la Thai Silk Company peut prospérer davantage sans son fondateur, d’autant que le nom de Thompson est irrémédiablement lié à la résurgence de l’industrie de la soie au royaume des Siam ! Je me garde bien sûr d’énoncer mes opinions, alors que je dois répondre aux mille questions des enquêteurs sur ces derniers jours passés en sa compagnie, avant que M. Jim ne s’envole jeudi dernier pour Penang.
Vendredi 31 mars 1967, Ayutthaya
J’ai quitté la capitale pour retrouver les miens ici, parmi les ruines des anciens temples, des banians et des éléphants. J’ai besoin de repos et de marches silencieuses, de prendre une certaine distance avec les évènements de cette semaine. Je ressens un vide profond, une absence de repères, comme si les objets et les êtres avaient perdu leur consistance. Là-bas, dans les montagnes de Malaisie, tout le monde est sur le qui-vive : l’armée, la police, les randonneurs, les chasseurs de primes, les Gurkhas, les missionnaires, les scouts, dans la plus grande battue jamais organisée de mémoire d’homme. Et, jour après jour, rien, aucun signe, aucune trace. M. Jim s’est volatilisé, sans que personne ne sache pourquoi. Je me remémore les premiers temps, il y a une dizaine d’années, alors que j’étais jeune commise à son service. Il m’avait prise à partie alors qu’il venait de recevoir une statuette birmane représentant Phra Phrom, soulignant la finesse des traits, l’élégance des proportions, la dextérité du sculpteur qui avait façonné cette figurine. Il en vint à me montrer d’autres pièces de sa collection, une représentation de Phra Narai et de Phra Isuan, devisant sur les rôles de ces divinités dans notre panthéon bouddhiste, et s’interrogeant sur les notions de karma et de destin. Il m’expliqua que dans sa jeunesse, il avait toujours été fasciné par d’autres déesses, les trois Moires grecques, qui tissent, déroulent et coupent le fil de la vie. Est-ce mon tour, de m’interroger à présent, ici, entre les vieilles pierres d’Ayutthaya, sur ce que le destin – ou le karma – a bien pu réserver à cet homme hors du commun ?
D’une métropole à l’autre, depuis l’observatoire le plus haut accessible au public.
Contrastes et similitudes des cités asiatiques…
De nouveau suspendu entre ciel et l'eau, et la terre,
Pour faire collection de silhouettes.
Filiformes, longilignes,
Galbées, girondes, graciles,
Audacieuses, communes, trapues, malignes,
Toutes dressées, toutes découpées sur la toile de la ville.
Agrippé sur un éperon de pierres rouillées, l’hôtel est un dédale de rampes d’escaliers, de paliers, de terrasses et de balcons. Briques rouges, tuiles rouges, pierres rouges, que viennent strier d’une blancheur crue des huisseries de bois peint, qu’il faut forcer un peu pour ouvrir les salons et les chambres. On se prend parfois à laisser les portes ouvertes, par habitude : le lieu est si propice aux allers et venues, aux montées, aux descentes, aux prises d’air, aux lectures interrompues, aux siestes impromptues.
Il y a là parmi les hôtes de cet établissement un vieux militaire, grabataire, qui ne se déplace qu’avec escorte et litière. Il passe ses journées à demi-allongé, à scruter le paysage, inlassablement, silencieusement, immobile, toujours en uniforme, un uniforme vert-de-gris cousu de médailles et rehaussé d’épaulettes étoilées. Il regarde, du soir au matin, l’horizon vers le sud-ouest, sans que jamais il ne réagisse, ni aux formes des nuages, ni aux couleurs parfois sublimes que le ciel peut offrir, aux aurores surtout, aux crépuscules aussi. Non, il reste là, absorbé dans l’absence de changement, parce que jamais le paysage ne change. C’est une plaine immense, de rizières biscornues, estafilée de petits cours d’eau serpentins qui parfois se décident à filer droit. Il y a bien quelques oiseaux pour animer cet atone décor, mais cela ne suscite guère son intérêt. Ses factotums veillent sur lui, le sustentent à heures fixes – toasts, thé, potage ou gruau, un peu de jambon ou de fromage, un verre de vin, qu’il avale sans sourciller. Jamais un mot, jamais un son, juste quelques soupirs parfois, lorsque la nuit finit par tomber, et que la plaine s’estompe dans l’obscurité.
Bien des rumeurs courent, de degrés en degrés, d’alcôves en fumoirs, à propos de ce singulier pensionnaire. D’aucuns prétendent qu’il s’agit d’un dictateur d’opérette, échoué là pour finir ses jours en paix ; d’autres avancent l’idée qu’il fut grand héros d’une guerre lointaine dont ils ont eu vent, il y a longtemps. Quelques-uns le soupçonnent de mystification, ou de mythomanie. Pour connaître le fin mot de l’affaire, il faut glisser un petit billet au groom. Lui, il sait, il le tient d’ailleurs des soubrettes qui papotent aux petites heures avec le concierge et le voiturier. Cet hôte cacochyme emmuré dans son mutisme n’est autre que Zangra, oui, lui-même, vieux général en retraite qui a fui son Royaume pour s’établir ici, sur ce promontoire naturel, y retrouver la plénitude d’un horizon vide de toute signification. Il souhaite pousser son dernier souffle ici, entouré de pierres rouges, dominant l’immensité verte des campagnes orientales, sans ennemi aucun qui viendrait le surprendre dans son ultime désertion.
Jeu d’ombres et de lumières sur les Adityas qui gardent le Mont Meru, dans la pagode khmère de Phù Ly, à quelques encâblures de Cần Thơ.
« Pardieu, le Bassac ? Embarquer sur le Bassac ? Allons, mais ce vaisseau-là, je le croyais en cale sèche depuis longtemps ! Il vogue encore, dites-vous, du Tonlé Sap jusqu’aux cités lacustres du delta du Mékong ? Cornegidouille ! Et quand donc doit-il larguer les amarres ? Dans trois jours ? Le temps de préparer l’attelage qui nous conduira aux docks de Cái Bè… Bien, je vais faire le nécessaire pour que nos malles soient prêtes, pour… Pour une nuit à bord ? Sacrebleu, nous n’irons pas trop loin alors ! Dites m’en davantage, allons !... L’appareillage depuis Cái Bè, je vois, c’est praticable en cette saison. Puis nous descendrons le Cổ Chiên sur vingt mille nautiques, pour bifurquer sur la rivière Mang Thít où nous mouillerons pour la nuit. Sage décision, vu la faune qui y festoie aux heures sombres... Les tigres et autres léopards, je les préfère en trophée qu’enragés. À l’aube, si l’on n’est pas baisé comme un tacaud dans la vase, nous devrions remonter le fleuve Hậu pour rejoindre Cần Thơ et, de là, nous poursuivrons notre route par voie de terre vers le Nord. Fichtre, c’est une belle aventure, mes gaillards ! Allons donc faire provision de quelques spiritueux, pour trinquer à l’appontage prochain ! »
Depuis la municipalité de Ōta, au Sud de Tōkyō, où nous avons élu résidence pour quelques jours, il est facile de descendre sur Kawasaki, puis Yokohama, pour enfin aller voir la mer à Kamakura.
Pour cela, il faut emprunter une vieille ligne ferroviaire, la ligne Yokozuka, mise en service en 1889, et, par-delà les fenêtres du train express, contempler le défilé des installations portuaires qui barricadent les rivages de la baie. Fatras d’usines, d’entrepôts, de réservoirs, de grues, cerclé d’autoroutes sur pilotis, qui laisse place soudain aux collines boisées des faubourgs rupins. Les voies serpentent sous couvert d’arbres luxuriants, de bambouseraies frétillantes sous la brise marine.
On devine les toitures galbées de vieux sanctuaires, tandis qu’apparaissent les premières opulentes villas ; c’est que Kamakura, d’ancienne capitale shogunale il y a mille ans de cela, se mua, sous la restauration de Meiji au XIXe siècle, en bourgade bourgeoise confite de traditions. Pléthore de temples et de mausolées, éparpillés le long des ruisseaux, sur les coteaux et les promontoires, tandis que la petite ville fut prise d’assaut, dès les années 1890, par les premières vagues de touristes baigneurs. Car oui, un vent nouveau soufflait sur le pays, et toutes les institutions voulurent se mettre à la page de la modernité occidentale. C’est au docteur Sensai Nagayo, de retour d’Europe où il étudia médecine et salubrité publique, que l’on doit l’éclosion de la thalassothérapie dans l’archipel, avec bains de mer et de soleil, régime d’algues et de crustacées, dont il loua les bienfaits curatifs. « L’hygiène ! », se contentait-il de répéter à l’envi, alors que se réorganisaient sous sa houlette comités sanitaires, dispensaires et hôpitaux, aux quatre coins du Kantō. C’est ainsi que, de mai à octobre, les plages de Zaimozuka, de Shichirigahama – jusqu’à l’île d’Enoshima –, commencèrent à se peupler de citadins en goguette, venus là pour une trempette salutaire, sous les regards mortifiés d’une haute société privée de ses prérogatives séculaires.
Un bon siècle plus tard, nous y goûtons certes de belles heures de balades, sous les lumières douces d’une après-midi d’automne, mais nous n’avons ni maillot, ni serviette. Une prochaine fois, peut-être ?...
Au faîte de la célèbre tour des Forêts, au lieu dit de la Colline des Six Arbres, on peut essuyer du regard un pan assez considérable de la nappe citadine.