Tout ce que je me rappelle, c’est que je m’étais retrouvé bloqué par l’hiver, un hiver trop précoce qui s’était abattu d’un coup, et qui avait déversé tout son content de neige et de congères sur les routes désormais impraticables. J’avais dû trouver refuge dans un bourg à flanc de montagne, une de ces petites villes provinciales, amicales et bourrues à la fois ; de ces petites villes que l’on croise le long du chemin en remontant vers le nord. Impossible de vous dire son nom, mais elle possédait un joli paysage, bien découpé sur le ciel, qui pouvait disparaître soudain et revenir d’un coup en pleine lumière, au gré des bourrasques et des éclaircies. Je n’avais plus beaucoup de provisions, et mes poches étaient presque vides, si bien que mon souci premier était de trouver gîte, couvert, et de quoi m’occuper – si possible moyennant salaire. La ville s’étirait le long de sa rue principale et, à ses deux extrémités, des petits immeubles vétustes laissaient la place aux ateliers et à quelques usines, dont on pouvait voir les fumées s’élever en panaches sombres sur le blanc du ciel. On pouvait entendre le ronflement des machines, rythmé par le martèlement tantôt sourd, tantôt aigu, d’outils de fer et de bois.
Les patrons et les contremaîtres que je rencontrai étaient tous des hommes taciturnes et trapus, et tous me signifièrent leur refus d’un vague grognement, sans même lever le bras ou la tête, tous absorbés dans quelque tâche de grande importance. Je continuai donc, dépassant les dernières bâtisses, suivant la route qui longeait le flanc des montagnes. Il y avait peut-être plus loin d’autres endroits plus accueillants, une ferme, un atelier, une auberge qui aurait de quoi m’employer. Après une bonne demie-heure, je vis s’élever une cheminée de brique piquée dans un long bâtiment de bois. Pas de fumée, mais les longues plaintes des scies parvenaient jusqu'à moi : une scierie, ou une menuiserie, avec ses débiteurs de planches et ses planteurs de clous, ses marteleurs, ses vernisseurs, et son chef.

« J’ai déjà fait de la menuiserie dans le temps, tentai-je. Des tables et des tabourets. Un peu de charpente aussi… ou sinon, je peux conduire. Ou porter. Ou scier comme eux.
- La sculpture ?, objecta-t-il d’un trait.
- Au ciseau à bois, mais j’ai peur d’être un peu rouillé. Ça dépend quel fini, quelle finesse.
- Bien… bien. Vous restez ici. Il y a les dortoirs en contrebas, vous prendrez un lit. Le dîner va bientôt sonner, et vous pourrez me montrer ce que vous valez ce soir. »
Et sur ces paroles, il tourne ses épaules, jette un regard circulaire, et s’en va vers les raboteurs.
Je retourne dehors, et j’attends la cloche du crépuscule, qui carillonne bientôt. Tout le monde sort, épaules en dedans, et se dirige vers la cantine, attenante à l’atelier, pour un bol de soupe et du gros pain, avec de quoi tartiner et boire. On ne parle guère, le corps trop las pour se conter fatigue, et l’on ingurgite son repas en lampées goulues et mastiquées. Puis on se cure les dents, avachi, en attendant le prochain quart. Le chef vient alors me chercher, pour me mettre à l’épreuve. Il y a autour de lui ses fidèles adjoints, tous maculés de pieds en cap des reliefs de la journée. On m’entoure, puis, d’un signe, on m’indique l’établi. Il y a là toute la panoplie du menuisier et, posé un peu à l’écart, un pied – un pied de lit ou de table peut-être – encore rude et plein. Je le prends, l’observe, en saisis les formes, et je l’entaille bien comme il faut. J’ignore ce que l’on attend de moi, mais ce pied-la sait très bien s’abîmer en d’étranges tourments. Je peux en faire encore quelque chose de simple, massif, aux arêtes douces, aux surfaces carvées, et m’en sortir sans trop d’approbation. Ou alors, je ne l’écoute pas et de ses nervures je me fiche et je rabote, cisèle, polis, pour qu’une tête d’animal apparaisse. Le plus souvent un renard ou un corbeau, par habitude. Celui-là, c’est bien un renard, comme il y en a tant dans les plaines, et sur ce pied là, il a l’air toujours aussi rusé.
Il est tard bientôt, et je ne termine pas mon ouvrage ; le chef m’a vu à l’œuvre, et ma pauvre imagination lui a semble-t-il suffi. Il part silencieusement, sans prendre congé. Après lui, régulièrement, le groupe autour de l’établi s’éparpille dans l’ombre. Quand il n’en reste plus qu’un ou deux, je leur demande où dormir, et ils m’accompagnent en contrebas, au dortoir des hommes, où, comme promis, un lit m’attend.



« Un lit. Cette année c’est un lit. C’est tant mieux, ça brûlera bien un lit. Faut voir la cour après, si le lit va tenir. Sinon faudra le porter en dehors. Faudra du monde, et le chef il aime pas trop ça, le monde. Un lit. Un grand lit. J’ai pas bien vu les plans, mais faudra coller encore pas mal, garçon, crois-moi. Un grand lit, eh. Et pas comme celui qu’on a fait il y a longtemps, un lit très long, très étroit, à plusieurs étages, un lit qu’il a fallu monter dehors, directement dans la cour, il aurait pas pu passer les portes, un lit comme une étagère, plus haut que l’atelier. Ah, fallait voir ça, quand il a brûlé. On pouvait pas manquer ça, toute la ville a vu les flammes, on en causait encore à la fonte, c’est dire. Et voilà, encore un lit. Je préfère, les lits. C’est mieux que l’année dernière, quand on a su pour cette table. Bien sûr on peut dire qu’on a l’habitude, mais là… une table aux angles impossibles, d’un seul tenant, aux pieds si hauts et si épais que tout notre bois y est passé. Et qui voulait pas prendre, en plus. Non, les lits, c’est plus commode. On les matelasse en plus, et les p’tites mains cousent elles-mêmes draps et couvertures. Alors, à la première étincelle, faut voir le brasier. On peut même pas rester dans la cour, tellement le feu lèche le ciel. Faut descendre ou monter, pour profiter du spectacle, jusqu'à la cloche de minuit. Après ça, retour aux quartiers, et dodo tout le monde. C’est comme ça, garçon, c’est comme ça et pas autrement, et tu demanderas au chef si tu peux rester à la veillée. Je décide pas, moi, j’ai jamais décidé, j’ai juste fait les meubles chaque année, des lits, des tables, des fauteuils, des armoires, et j’ai jamais demandé pourquoi tout ça était trop grand, trop large, ou beaucoup trop haut, trop étroit, et pourquoi on devait les brûler après, et pourquoi au plus chaud des flammes on devait rentrer se coucher. Je garde juste les images dans ma tête. Et je l’ouvre pas, je fais ce qu’on me demande, et le reste du temps je regarde les montagnes, et j’attends l’été, et quand il est là, je pense à l’hiver, et je pense à la nuit, et à la lettre que le chef recevra, et à ce qu’on devra faire, et au feu qu’on verra encore s’allumer, et qu’on ne verra jamais s’éteindre. Je me pose pas de questions. Tu devrais faire pareil, garçon. Pas de questions, sauf une au chef, si tu veux rester à la veillée. Et maintenant, pose ta lame et va bouffer, on a encore du boulot demain, pour coller le cadre. »



« Là, garçon, tu les vois tête baissée, comme pour prier, mais le chef ne nous a jamais demandé de croire en quoi que ce soit. Il veut juste que nous fabriquions ce que la lettre ordonne, sans renâcler, sans pinailler, sans causer, même. Et il y fout le feu sous nos regards, sans égard pour notre boulot, juste parce que c’est comme ça. Et on le laisse faire, c’est le chef, c’est sa lettre, c’est son atelier, c’est sa folie sûrement et un peu la nôtre aussi, nous qui restons là et qui allons dormir sans un mot. Tu peux rester ce soir, mais demain tu devras partir, crois-moi. Ou alors tu resteras ici le restant de tes jours. À toi de voir. A toi de voir, oui. »
Il s’interrompit alors. Le chef, torche en main, s’apprêtait à allumer son brasier. Il lança la torche au milieu du gigantesque matelas, qui prit immédiatement. Draps et couvertures s’envolèrent en panaches rougeoyants, tandis que le cadre du lit s’embrasa à son tour. Tous, nous regardions les flammes monter dans l’obscurité glaciale de la nuit, muets, charmés par cette lumineuse et ondulante danse, engourdis par la chaleur sur nos visages tendus. Soudain, un long craquement retentit, et le lit se disloqua, sembla se contracter sur lui-même. J’aperçus un instant mes visages d’angelots diaboliques disparaître dans une gerbe d’étincelles, alors que les braises volaient de tous côtés, nous forçant au recul, rompant le sortilège. On savait minuit proche, et chacun, à reculons, revint vers les baraques, regaillardi par le vent sec et froid, les yeux embués, l’esprit vide, le sommeil hors de portée, et la fatigue si pesante.

Et devant cela, devant mon hébétude, je ne vis que son geste : celui de quitter la cour, de quitter l’endroit, sans pouvoir contester, sans vouloir revenir, là, au premier jour de la nouvelle année, alors que le soleil, si faible et si lointain, annonçait tout de même son apparition prochaine.
Mais le soleil, ce serait pour plus tard. Oui, pour plus tard.
Mais le soleil, ce serait pour plus tard. Oui, pour plus tard.