dimanche 18 novembre 2018
En quadrille
Libellés :
France,
Le Collet Blanc,
Le Defend,
Lyon,
Morzine,
Saigon,
Vidéo Vimeo,
Vietnam
samedi 17 novembre 2018
L'histoire d'un chemin et d'une montagne
Ces colonnes, ce sont comme deux points
qui marquent le début d’une explication, comme le ferait ce signe de
ponctuation qui balise le développement d’une pensée, le tirage d’une ligne, le
démêlage de souvenirs le long de ce chemin tout droit qui mène, depuis la sinueuse
et vieille route vicinale qui s’éloigne du village de Rousset, jusqu’à la butte
où se dressent les murs de la terrasse qui domine le domaine dénommé Le Défend,
dont on n’a jamais vraiment su l’orthographe exacte, modifiée sans doute selon
l’humeur passagère d’un clerc de notaire par l’ajout ou la suppression d’un d,
d’un s ou d’un f lors de transcriptions d’un registre à un autre registre,
alors que la propriété gagnait du terrain et changeait de main au gré de
soubresauts d’une histoire qui embrasse, en sus de la Provence, le pays tout
entier. Ces colonnes, ce sont aussi les gardiennes, dépenaillées mais
patriciennes pourtant qui, malgré toute absence d’appui puisque les murs
d’enceinte ne sont plus, veillent du haut de leur vertèbres de calcaire sur la
campagne tout autour, sur ces champs sur lesquels germent céréales, coquelicots
et herbes folles, et, bien sûr, dans leur dos, sur l’alignement presque parfait
des mûriers qui soulignent, par leur tronc parfois démembrés, parfois bien
feuillus, l’allée qui traverse la plaine en droite ligne, pour contourner par
la gauche l’élévation qui abrite, perdues derrière les bois, les murailles du
mas.
Et, pour autant que, depuis les colonnes
jusqu’à la colline, soit rectiligne cette allée arborée, c’est dans les méandres
du ruissellement de ses flaques, alors que s’abattent les orages d’automne en
cette fin d’année 1812, qu’il faut discerner les arabesques vermillons d’un habituel
châtiment, car c’est ce que subit le jeune Etienne Vallat, apprenti palefrenier
à la ferme des Estageons et braconnier à ses heures nocturnes, qui plie, saigne
et hurle sous les coups de bâton que lui assène le garde-chasse Louis Teyssou
et qui, trempé, le visage déjà tuméfié, les lèvres éclatées, le dos meurtri et
les jambes flageolantes, se souvient mais bien trop tard de la menace permanente
des horions qui pleuvent sur la plèbe lorsqu’elle prend la liberté de se servir
sur des terres interdites, et il ne sait pas encore s’il aura la force de
ramper pour s’échapper à son supplice, de franchir à nouveau et pour la
dernière fois ces colonnes, mais Teyssou s’interrompt soudain, et lui crache à
la gueule, et lui beugle dessus que ce domaine est celui du Défens, et qu’il
connaît grâce au curé son latin et ce que cela signifie, et que, tant qu’il
sera debout, aucun chapardeur ne pourra sortir d’ici sur ses deux pieds, mais
qu’il est magnanime, et qu’il offrira ces deux pauvres lièvres crevés et étiques
à ses chiens carnassiers, qui sont déjà repus, Dieu merci, sinon Dieu sait,
Dieu sait ce qu’il serait advenu sous les bois et les champs dont il est l’exclusive
sentinelle. Et le sang de Vallat, qui coule de son nez, de ses lèvres, de son
front, et de toutes ses écorchures, vient se mêler à la terre rouge de
l’allée qui s’étend tout droit, de la colline aux colonnes, et ce sang se mélange
à sa salive, sa morve, ses larmes et les trombes des orages de l’automne, avant
de disparaître entre les pierres, les herbes et les racines et le jeune homme, encore
étourdi et blessé, dans son corps et son cœur, parvient finalement à se relever
pour tituber péniblement vers la sortie du domaine en jurant de se venger et de
reconquérir un honneur qu’il n’a jamais eu, qu’il n’aura jamais, malheureux captif
de cette vie pauvre, rurale et monotone qui ne lui offrira, au-delà de la cour
de sa ferme et de rares évasions, que la possibilité d’une mort abrupte et
inepte sur le champ d’une bataille dont il ne se souviendra du nom que pour le
dicter dans la dernière lettre qu’il enverra, et que son père, plus tard,
recevra aux Estageons, dans un pli froissé et taché, et il lui faudra lui aussi
chercher une voix étrangère, celle de l’instituteur ou bien du notaire, pour
lire les derniers mots de son fils désormais défunt, enterré sûrement dans une
fosse commune dans une plaine bien plus au nord dont le nom lui est inconnu.
Et l’allée en connut d’autres, des épisodes
semblables, des empoignades, des bastonnades, qu’elles fussent administrées
sous la lune ou le soleil par un Teyssou ou un autre sicaire, elles ne
diminuèrent ni en fréquence ni en nombre, car l’Ancien Monde, même sous le
fracas sourd et lointain de la déroute du petit Corse, comptait bien faire
respecter ses prérogatives seigneuriales jusque dans le plus petit terrier et
sur les pontes les plus maigres, et il comptait sur l’assentiment veule et
misérable du peuple des fermes et des villages qui se pressait chaque dimanche
dans l’église pour se faire rappeler l’ordre immuable des choses et des êtres,
saison après saison, battue après battue, récolte après récolte, il mesurait
d’un œil froid et sévère la foule des nuques courbées, et accordait
parcimonieusement une parcelle de son autorité aux cocardes tricolores qui
apparaissaient sur le frontispice de l’école et de la mairie, sans pour autant concéder
la moindre mansuétude sur la division stricte et irrémédiable des fortunes
humaines. Pourtant, même sous la résignation la plus stoïque des vieux réunis
chaque soir de mai à octobre sur la place de Rousset pour une partie de boules, des tournées de
liqueur de badiane et des discussions ressassées sans relâche sur la fertilité
des filles de Fuveau ou bien de Puyloubier, et alors que les premiers hoquets
de la vapeur faisait sourciller les bêtes comme les hommes, on sentit frémir
sous la gangue des coutumes ancestrales un air de neuf, un air inusité encore, celui
d’un Ordre Nouveau, qui se manifesta un jour de 1831 par la descente, au beau
milieu de l’allée du Deffend, depuis l'habitacle poussiéreux et grinçant d’une
calèche, d’une paire de bottines cirées, d’une robe bleue aux manches courtes et d’une ombrelle de dentelle grège, atours de
la demoiselle Marie Alexandrine Augustine de Coriolis, devenue tout soudain et
au hasard de sa généalogie l’unique propriétaire du domaine, depuis la route
jusqu’aux plateaux et au-delà, et qui s’arrêta, longtemps, pour contempler,
entre deux arbres frissonnants, là-bas, la silhouette puissante et alanguie de
la montagne Sainte-Victoire, et son regard sur ce panorama, ce ciel d’un bleu
profond strié de blanc, cette roche grise, ces coteaux verts et ces champs dorés,
suffit à lui faire oblitérer tous les supplices dont avait été témoin, pendant
des siècles, ce chemin raviné, rectiligne et avide, et à rendre aux villageois
le privilège de la baguenaude.
Peut-être était-ce là, à cet instant,
que le lieu-dit le Défends perdit pour de bon l’une de ses lettres, sans qu’on
sache trop laquelle. Sous le règne d’un inaltérable paysage, une page s’était
tournée et la calèche, enfin, repartit cahin-caha, vers la colline et son mas,
toujours dissimulé derrière les longues chevelures des branches et de leurs
feuilles dépeignées.
C’est depuis la fenêtre du milieu de la
grande salle à manger située au premier étage du corps principal du mas, dans
la partie que l’on appelle noble encore, qui se trouve être dans le
prolongement exact de la longue table familiale, que l’on profite le mieux de
la vue sur la terrasse en contrebas, d’où descendent, de part et d’autre d’un muret
de pierre, des degrés inégaux qui se perdent dans les énormes chevelures des
plumets, avant de parvenir sur la pente douce de l’allée qui part, tout droit,
sur presque un kilomètre, jusqu’aux colonnes que l’on ne peut pas distinguer,
non pas à cause de la distance, mais parce que les frondaisons des platanes de
la terrasse cachent l’horizon, et c’est aussi devant cette fenêtre que l’on
dispose du meilleur endroit pour lire confortablement et écouter le bruissement
du vent, entrecoupé des cris, des pleurs et des rires des petits enfants qui,
tout l’été, ne s’arrêtent de jouer que pour goûter et dormir. Assise là, en
compagnie du Capitaine Grant de Jules Vernes, et de son vieux chien Virgile,
Arielle Coutagne attend l’heure du dîner, mais il est tôt encore, même pas six
heures du soir, elle sait déjà ce qui se mitonne de l’autre côté de la grande
pièce, derrière la porte de la cuisine, et elle ne tient pas trop à appeler son
mari Jacques, dont elle soupçonne la présence juste en dessous, dans la cave où
se trouvent toutes les bouteilles, et les outils, et le compteur électrique et
la pompe du bassin, elle le devine en train de farfouiller encore dans ses
tuyaux, ses câbles et ses serre-joints, elle soupire et se remet à lire, mais
son esprit est décidément ailleurs, certainement pas sur le pont du Duncan qui se trouve à mille lieues de là,
en vue de la Nouvelle-Zélande, mais sur les arrivées prochaines de deux de ses
fils aînés et de leur famille, et son regard vient de nouveau se perdre sur les
vignes qui s’étendent de part et d’autre derrière la terrasse, dont on ne peut
compter les rangs depuis son perchoir, et, soudain, la tache rouge du tracteur
Massey-Ferguson entre dans son champs de vision, elle s’interroge sur le
pilote, est-ce son fils Pacôme ou bien Imrane qui veut encore faire du zèle,
mais son attention est tout à coup alertée par un nuage de poussière en
provenance du bout de l’allée, qui signale immanquablement que sa belle-fille Marie-Laure,
la seule de ses brus qui habite le mas aussi, mais dans la partie de plain-pied,
qui vient de franchir les colonnes, est encore en train de vouloir survoler les
nombreux nids-de-poule au volant de son Ami-8 au retour de ses courses au supermarché
d’Aix.
Ce n’est plus un soupir, mais une
longue exhalaison, car Arielle a déjà vu les dégâts causés sur et par l’Ami-8 conduite
par Marie-Laure dans l’allée, et son humeur s’en trouve altérée, mais ce qui la
fait se dresser tout de go sur son séant, faisant choir le Capitaine et se
lever Virgile, c’est la lointaine déflagration, la sirène ininterrompue du
klaxon, le panache de fumée noire qui monte soudain depuis derrière les
branches des platanes, et le silence soudain qui s’ensuit, alors que le
tracteur lui aussi a coupé son moteur, et que les enrouleurs et les canons
d’arrosage ne jouent plus ni à la trotteuse ni au retour charriot, et tout cela
provoque une réunion impromptue de la marmaille devant les marches de
l’escalier, pour commenter à qui mieux-mieux sur les suites de l’accident, et
de se figurer s’il faudra une ambulance, un camion de pompier ou même un
hélicoptère, mais Arielle est déjà là, avec Jacques, et Pacôme, prévenu par un
petit Gibus en slip de bain, qui arrive à toute allure en Méhari depuis la
ferme, et tout le monde court en direction de l’allée et de la voiture emboutie
en travers du chemin, châssis avant complétement ratatiné, et Marie-Laure,
debout à côté, un peu étourdie, fait de grands gestes pour signifier que tout
va bien, ce n’est que de la tôle, mais il y a tout autour d’elle une mare qui
se forme, car elle est rentrée de plein fouet dans le collecteur d’eau de la
plaine qui alimente toutes les bornes et les canalisations du système
d’arrosage des champs de maïs, de blé, et de tournesols, sans compter les
parcelles d’oliviers et de vignes, et Pacôme se précipite d’abord sur le
premier volant venu, qui n’est pas celui de la voiture endommagée, mais celui
qui contrôle les vannes des enrouleurs, pour tenter de colmater la brèche.
Imrane débarque juste derrière et, dans son sabir mi-français mi-marocain, se
propose d’arranger ça avec une énorme clef à molette, qu’il brandit comme s’il pouvait
d’un tour de poignet endiguer le cataclysme agricole qui a lieu en cette fin
d’après-midi, et qui vaudra à Marie-Laure, outre les remontrances sourdes de
ses beaux-parents pour les mois à venir, de ne plus pouvoir conduire de voiture
ni de faire les courses ni pour ses enfants ni pour tous les invités de passage
qui vont et viennent au mas comme à la ferme et dont on ignore le calendrier précis,
puisque le domaine est toujours ouvert et toujours accueillant, autant pour les
membres de la famille, qu’ils soient Coutagne, Tournier, Bruley, Prost, Matthias,
ou même pour les hôtes des résidents de la ferme, ajouts tardifs et symptomatiques
du changement d’époque qu’expérimente, depuis que Pacôme a repris
l’exploitation, Le Défend en cette année 1982. Mais, pour l’heure, lui, le gérant
hirsute et jamais bien rasé des terres cultivées, toujours cool en short élimé,
godillots de cuir et lunettes de soleil, coqueluche de ses jeunes nièces qui
profitent de son goût pour les balades à fond les ballons dans sa Méhari à
travers les sentiers forestiers, lui regarde, d’abord un peu hagard et puis
abasourdi l’étendue du désastre, et il lui faut ravaler sa colère montante et vite
colmater la brèche dans ce réseau vital à la bonne marche de ses récoltes, qui
arriveront bientôt, l’une après l’autre, alors que les moissons prochaines
laisseront vite la place aux vendanges, et c’est enfin pourquoi il relève ses
ray-ban, il cille un instant devant la lumière encore éblouissante qui filtre à
travers les branches des mûriers, et il saisit la clef à molette d’Imrane dans
un geste désespéré, mais qu’il espère salutaire, alors que depuis le mas la
cloche sonne l’heure du dîner et que s‘égaye le groupe des enfants qui
pataugent en remontant l’allée.
C’était toujours comme ça avec lui, dès
qu’il avait un outil dans la main, il fallait qu’il se mette à chanter,
toujours des airs sirupeux de son Latium natal, mais là, devant ce spectacle
grandiose de la Santa Vittoria toute illuminée de rose en ce crépuscule de juin
1944, avec comme seule musique le vent dans les arbres et le crissement des
grillons, Beppe Zamarro, pissant au bord de l’allée, devant des champs qui
n’avaient pas connus le soc d’une charrue depuis des mois, trouvait ça tout à
fait déplacé de pousser maintenant la chansonnette, et aboya un « stai zitto ! » vers Gianluca Stefanini, son caporal
et mécano de fortune, qui se tut aussi sec et repris l’examen de l’essieu avant
de leur camion, tordu sous le poids des caisses de munitions transportées
depuis Toulon et de l’exécrable tenue de cette piste toute droite qui menait,
depuis la route du village jusqu’à la petite colline au loin, où quelques
huiles de l’Etat-Major avaient pris résidence, dans une propriété plutôt cossue
et cachée derrière un peloton de platanes, tandis que la piétaille allait
prendre ses quartiers dans la cour et les pigeonniers de la ferme un peu plus
loin. Beppe, la braguette toujours ouverte, ne pouvait pas quitter des yeux
cette ligne de crête si nette, si longue qu’elle embrassait tout son champs de
vision, et c’était un réel plaisir, un plaisir paisible, de saisir du regard ce
morceau de Provence que Rome avait tenté depuis maintenant quatre années de
conquérir par la force, alors qu’il suffisait peut-être de le regarder assez
longtemps pour le faire sien à jamais, et il caressait même l’idée, si les noirs
orages de la défaite devaient s’amonceler si lourdement que la retraite s’avérerait
irrémédiable, de quitter subrepticement l’uniforme et, en jouant de son accent piémontais,
de s’installer par ici, avec le petit pécule de sa maigre solde et de quoi
peindre, comme il le faisait avant-guerre, avant même que son pays ne soit pris
par cette fièvre d’expansion qui l’emmena, depuis presque quinze ans, de la
corne d’Afrique à la pointe de Gibraltar, dans une quête toute de sable et d’oueds,
de chimères et de mirages, d’éructations germaniques et de cruautés berbères,
jusqu’à ces terres phocéennes enfin baignées d’un soleil doux et lumineux qui
lui rappelaient Vigliano Biellese et le déclin du jour tombant sur le mont Mars.
Derrière, Gianluca ne chantait pas et s’échinait sur un boulon, et puis,
soudainement, il éclata en un staccato de jurons qui vint s’abattre sur le
moyeu récalcitrant, comme un aria blasphématoire, virulent et passionné, qui
finit tout de même par s’éteindre sur un gros choc métallique, au moment où il
balança sa pince et son marteau sur le garde-boue déjà bien cabossé de leur transport
militaire et il rejoignit son sergent-major au bord de l’allée pour plaider sa
cause et l’enjoindre à remonter sur la colline, retrouver le bataillon installé
dans la ferme et demander du renfort afin de décharger et dépanner leur camion désormais
échoué au beau milieu de la plaine, à la merci du premier maquisard venu, ou
des villageois d’à côté, décidément trop discrets et certainement hostiles à leur
présence, et dont la détermination à organiser une embuscade ne pouvait être
qu’exacerbée par la déroute de l’allié teuton et l’envie irrépressible d’en
découdre avec les derniers Italiens encore assez fous pour se croire en
sécurité dans ces pays jadis fraternels, mais résolument adeptes de la loi du
Thalion. Beppe referma sa braguette, opina, et partit d’un pas tranquille le
long des mûriers, en coupant par le lavoir dont le bac était depuis longtemps à
sec, et gravit la butte qui le mena vers cette ferme massive et étrangement hors
de propos dans ce paysage provençal, où il avisa le marmiton, de passage pour
farfouiller dans les hangars afin de concocter un dîner acceptable aux pachas
installés dans la grande villa, histoire de négocier quelques œufs de caille et
deux ou trois épis pour son repas du soir, et puis il fit jouer de son autorité
pour envoyer une escouade de gamins de Calabre braillards et indisciplinés à la
rescousse de Gianluca, qui partit avec une charrette à bras d’une foulée toute goguenarde
en sortant de la cour, passant par le lourd portail en fer forgé, appuyé sur
deux pilastres de pierres de taille, dont la disposition centrale lui rappelait
celle des colonnes isolées qu’ils avaient franchies le matin même, pour faire
halte dans ce domaine évacué à la va-vite devant leur apparition subite, alors
que leur mission, dictée par un haut commandement visiblement aux abois, leur
ordonnait de revenir fissa sur Gênes pour lutter au côté des Allemands sur le
littoral méditerranéen, désormais constellé d’escarmouches contre des forces
ennemies qui attaquaient de toutes parts. Et Beppe, là, tout de suite, voulait
refermer ces lourdes grilles, les cadenasser, se sentir bien à l’abri à
l’intérieur de cette cour enclose, ne plus quitter cette ferme de pierres, de
montants de briques et de tuiles ocre et rouges, et défendre jusqu’à son
dernier souffle ces bâtiments, en connaître les moindres recoins, et la voir peut-être
de nouveau renaître en temps de paix avec ses cuves pleines, ses hangars à grain
remplis, ses silos replets et ses pigeonniers roucoulant sur une épaisse couche
de fientes, et il éleva sa prière vers ces cieux vides de promesses qu’il
connaissait si bien, parce que cela faisait maintenant trois années que, où
qu’il allât et quoi qu’il vît, c’était toujours la chute de Rome, sermonnée par
Saint-Augustin, qui revenait à sa mémoire, mais cela ne l‘empêchait pas de
poursuivre, d’une bataille à l’autre, d’ignorer la vacuité du combat et les
sirènes de cette marche sans fin vers les océans taris de la gloire impériale italienne.
Sitôt sorti de l’étude du notaire,
titre de propriété dûment tamponné, daté du 30 octobre 1866, signé et
contresigné en poche, la première chose qu’il fit fut de traverser la nouvelle
place du village, dont il administra, en tant que Conseiller Général du canton,
l’aménagement, et, après quelques saluts respectueux en direction de la
gériatrie roussetaine, de se faire conduire directement, par le chemin du
vallon, le petit pont par-dessus l’Aigue-Vive et le sentier sinueux du Défens, sur
cette parcelle dégagée pour fouler enfin le terrain déjà terrassé dont il se
promettait de faire des merveilles. Il avait des plans, des idées hétérodoxes
pour exploiter au mieux les dizaines d’hectares qu’il venait d’acquérir pour un
peu plus de cent mille francs à ce châtelain de Vauvenargues tout confit qui ne
voulait même pas lever le petit doigt pour sentir le vent du changement qui
soufflait chaudement sur la France entière, depuis les haut-fourneaux du Nord
jusqu’aux locomotives de la PLM qui embrumaient les gares de Paris à Toulon, et
lui, Jean-Baptiste-Paul Borde, il allait édifier ici même un temple à la gloire
de ce progrès qui fondait, martelait, soudait, rivetait, actionnait pistons et
bielles, et assemblait des structures qui allaient jusqu’à gratter le ciel, et
il savait comment sa ferme devait s’organiser pour tirer le meilleur parti du
relief et des chemins déjà tracés avec, ici, un avant-corps central, surélevé
sur trois niveaux, de pierres et de briques, puis, là et là, deux ailes
symétriques de deux étages, pour les cuves, le pressoir et le stockage, prolongées
encore par deux autres bâtiments perpendiculaires de même hauteur, qui serviraient
enfin d’appui pour les hangars à foin, à bestiaux, et pour abriter les
nombreuses machines dont il se porterait acquéreur, de la charrue Dombalse à la
moissonneuse Mc Cormick, le tout dessinant l’enceinte parfaite d’une cour rectangulaire
fermée par un portail massif, dans le prolongement de l’allée qui menait, à
gauche vers le mas dont il ne savait pas encore comment améliorer la plomberie
rudimentaire et le confort rustique, et à droite, descendant en une courbe
gentille vers la plaine, vers la double ligne des mûriers qui lui rappelaient
ses jeunes années de dessinateur attaché au développement du canal de Provence,
et, plus tard, aux perspectives rectilignes du tracé de certains tronçons de la
ligne Marseille-Toulon dont il supervisa le chantier, jusqu’aux deux colonnes
qui, comme deux index dressés contre l’horizon, signalaient les frontières de
son domaine.
Borde, dont l’embonpoint semblait avoir
dégonflé depuis quelques mois, marchait de long en large, fulminant contre
cette succession de coups du sort qui s’abattait sur lui, et érodait lentement,
mais avec persistance, sa foi maintenant ébranlée en un avenir mécanisé et
meilleur et, devant les murs en partie édifiés qui esquissaient les contours de
sa ferme, jusqu’à un premier niveau inégal et édenté, il ne pouvait s’empêcher
de vitupérer tout seul contre les fantômes qui l’avaient abandonné, au premier
rang desquels son architecte Jacques Mansart et son contremaître Luc Levasseur,
fauchés tous deux sans aucun doute par un peloton prussien du côté de Metz ou
de Saint-Privas, dans cette guerre fracassante et absurde où le courage et la
vaillance de la troupe, qu’elle soit à pied ou à cheval, ne valait désormais
plus rien devant la puissance de ce feu nouveau, craché par les mitrailleuses de
Reffye et les fusils Chassepot et Dreyse à rechargement rapide, ou explosant en
obus tirés de canons à culasse Krupp, et les échos de cette industrielle barbarie
venaient mourir là, tout contre la Sainte-Victoire, dans ces villages endeuillés,
et sur ces champs et ces vergers abandonnés par manque de main d’œuvre, qui
n’entendraient pas, en cette fin d’été de 1870, les chants et les rires au
retour des moissons. Non, il faudrait encore attendre, au milieu de cette cour
inachevée, que s’interrompît ce conflit qui secouait Paris, et battre la
campagne à la recherche de maçons et d’ouvriers disponibles, mais Borde ne
pouvait trouver que des estropiés au regard vide, et il lui fallut en désespoir
de cause descendre sur la côte, bien au-delà de Toulon, pour aviser des portefaix
Ligures et Lombards et ramener sur ses terres une phalange d’immigrés italiens
secs comme des coups de triques, au bagout intarissable mais dur à la tâche, qui
entreprit de reprendre l’ouvrage et de le mener à son terme, à force d’huile de
coude, de tailles de pierre, de mélanges improbables de mortier, de raclement
de truelles, de frappes de maillets et de mesures au fil à plomb, et vint un
jour de printemps 1877 où ce Conseiller Général aux mandats garantis, immobile
au milieu de sa cour, fut enfin heureux, sous les vivats de cette foule bigarrée
et polyglotte venue de toute la région pour assister à l’inauguration de son rêve
de propriétaire fermier, érigé là, sur ce terrain de terre rouge, à flanc de
colline et sous l’ombre des platanes, tandis que les vignes, les blés, les mûriers
et les oliviers buvaient insatiablement l’eau de la source du monticule de
Moustachin découverte un peu auparavant, par un heureux hasard, comme pour
conjurer pour un temps les maléfiques auspices de ce projet promis à d’autres
gémonies.
La cuvée 1918 allait être bonne, bien
meilleure en tout cas que celle des années précédentes, non pas parce que l’histoire
du pays, encore meurtri par le carnage des tranchées d’Ypres et de Verdun, faisait
enfin les comptes de ses monuments aux morts après l’armistice, et ni parce que
le phylloxéra avait lui aussi battu en retraite grâce à l’intervention de
Marius Olive, des montpelliérains, et de leur procédé d’immunisation des vignes
par porte-greffes venus d’outre-Atlantique, mais parce les cuves de la cave
coopérative de Rousset étaient enfin pleines, et bien pleines, et que
Georges-Edouard Coutagne, établi là depuis près de vingt ans, dans le mas du Défend
qu’il quittait souvent pour ses recherches à Lyon, allait suivre personnellement
le processus de vinification et jouer de son influence auprès des autres
viticulteurs pour améliorer la sélection et la productivité des cépages, la
syrah et la grenache bien sûr, mais aussi le rolle et l’ugni blanc pour jouer
avec les arômes des pulpes méditerranéennes, dans un souci de classifier,
mesurer, hiérarchiser, et compléter une littérature déjà conséquente écrite sur
le sujet, car nul n’ignorait que Georges-Edouard, même lors de séances de dégustation
qui viraient souvent à des bacchanales paillardes et tapageuses, agissait
en tous lieux et à tous moments dans le seul but d’accroître son savoir sur des
questions abstraites et nébuleuses, dont lui seul semblait avoir une appréhension
tangible, associant la robe d’un vin à l’épiderme velu du vers à
soie, lequel évoquait irrésistiblement, par l’enroulement de ses segments, la
coquille des mollusques univalves qui constituait l’essentiel de ses
collections, bien rangées et étiquetées dans les tiroirs de son laboratoire, au
rez-de-chaussée du mas, qui lui servait aussi de bureau et d’atelier. C’est que cet
ancien polytechnicien, ingénieur des poudres, et généticien bien trop précoce,
ayant parcouru l’allée des colonnes à la ferme et de la ferme aux
colonnes en un incessant va-et-vient, tentait depuis toujours de percer les mystères
de la transmission des caractères biologiques, et cette question ne le quittait
jamais, ni dans la contemplation des mûriers au lever du jour, ou pendant
l’observation des grappes de raisin au zénith de leur pousse, ou encore au
comptage des cloisons des coquillages hélicoïdaux le soir après souper, et
toujours le taraudait cette idée d’une mémoire immanente et naturelle, inscrite
au plus profond du vivant, qui transitait d’une génération à une autre, et qui
devait certainement être le véhicule de la similarité et de l’altérité, l’une
et l’autre jouant une secrète partition qui définissait l’évolution des espèces,
végétales comme animales, depuis l’origine du monde et jusqu’à son achèvement. Autant
dire, donc, que devant ces préoccupations cosmiques, les soucis banals du
quotidien, comme de devoir choisir quelle paire de chaussettes ou de caleçons enfiler, sous tout
l’attirail d’un costume repassé et amidonné, dont la couleur lui importait somme toute assez peu, pour la tournée
d’inspection des bacs à feuilles de la magnanerie, ou bien des foudres dont les
cercles collet pouvaient jouer sous les températures estivales, lui semblaient
relever d’un autre univers, celui des gestes automatiques, si
coutumiers qu’ils ne devaient pas
entraver la dynamique de son intellect et les rouages de son entendement, déjà bien
handicapés par le sommeil, l’appêtit, la soif, la luxure et les appels intempestifs
de la miction et de la défécation, si bien qu’il se sentait souvent prisonnier d’une
incarnation dont l’usage, à la longue, ne lui apportait que des complications, mais
il se savait aussi, heureusement, modelé à l’image d’un Dieu Tout Puissant, dont
le Fils, bras en croix et passion révélée, lui rendait l’espoir de connaître,
fut-ce après son dernier souffle, le chaînon toujours manquant de ses
ruminations perpétuelles. Et pourtant, même au faîte de la
petite butte qui surplombait la plaine, à une lieue de la double rangée passante
des mûriers, où il fit ériger un petit oratoire pour se retirer de temps à
autres de ses affaires terrestres, Georges-Edouard, l’ingénieur militaire,
botaniste, viticulteur, sériciculteur, malacologue, luttait avec sa foi, dont
il sentait confusément qu’elle était le reliquat d’une jeunesse impressionnable,
obéissante et studieuse, et qu’il n’avait jamais véritablement mise en doute
tout au long de ses années d’errances et de recherches, mais qui, peu à peu, et
ces dernières années surtout, perdait contenance et laissait place dans sa
conscience au poison corrosif de sa raison, qui le titillait sur le bien-fondé
des élans fervents d’une communion dont il ne parvenait plus qu’avec un difficile
abandon à tenir pour acquise.
Alors il levait les yeux sur la Sainte
Victoire, et se sentait rasséréné, au moins pour un temps, devant l’insondable spectacle
à l’infinie mémoire des miracles de la tectonique et de la géologie.
C’est elle qui tout à coup me le
demande, alors qu’elle est assise, encore en maillot, les cheveux tout mouillés,
à lire un illustré sur des enfants maoris pécheurs de praires à la fenêtre de
la salle à manger, et je lui dit d’accord, et on y descend alors que le ciel
s’embrase, depuis la terrasse et ses platanes qui bruissent sous le vent, elle
et ses sept ans, moi et mes quarante, et on emporte avec nous de quoi voir très
loin, dans toutes les directions, parce que depuis la plaine le panorama
complet sur ce bout de Provence constitue le cadeau le plus beau que l’on puisse
offrir au voyageur de passage, ce que nous sommes tous les deux, invités dans
ce domaine pour quelques jours de vacances avant de repartir ailleurs, et pour
encore plusieurs années, et alors que nous descendons les degrés inégaux qui ne
sont malheureusement plus dissimulés par les plumets, je guide ma fille vers
les premiers arbres dont les troncs tordus nous indiquent le chemin, a peu près
droit, qui coupe les vignobles de part et d’autre. Elle s’arrête tout à coup,
s’assoit sur une souche et chausse les binoculaires. Je m’assois à ses côtés,
hume le vent, et attends. Et puis je commence doucement :
« Là, c’est là, tu commences par
le repère des cheminées de l’usine de Gardanne, qui se découpent si bien sous
les derniers feux du soleil, et tu poursuis vers la droite, au-dessus de la
Barre du Cengle, c’est là, encore plus à droite, que tu peux apercevoir la
Croix de Provence, oui, la, tu la vois ?, il faut mieux régler tes
jumelles, oui, c’est mieux comme ça !, et si tu continues en suivant la
crête, tu verras une petite dépression, où l’on trouve le col de Vauvenargues,
que tu pourrais franchir si tu voulais aller visiter la dernière demeure de
Picasso, un monsieur tout rond qui peignait tout en carré, là-bas, de l’autre côté
derrière la montagne, pas trop loin d’Aix où repose aussi Cézanne, qui peignait
lui aussi en suivant comme toi les lignes de la lumière, mais continues plutôt,
continues, oui, et là, c’est le point culminant du massif, tu vois, le Pic des
Mouches, qui n’est pas si haut, non, mais qui marque tout de même ses mille
mètres de falaises de calcaire, et même d’ici on sent qu’il nous surplombe,
nous qui sommes assis sur une pauvre souche de mûrier dans cette allée, juste
en face, et, cette allée, tiens, je suis sûr que tu n’en connais même pas la
longueur exacte, hein ?, même si je t’ai vue la parcourir au moins une
fois depuis la maison jusqu’aux colonnes toute seule, je me trompe ?, et
je crois me souvenir que ça faisait au bas mot quelque chose comme sept cents
mètres, juste dans sa partie toute droite, depuis le bas des escaliers, et ça
veut dire que si on la fait dans un sens puis dans l’autre, on aura parcouru
bien plus d’un kilomètre, et c’est ce qu’on va faire ensemble, toi et moi, au
moins pour que tes cheveux sèchent, après ta baignade dans le bassin, parce que
c’est ce ton arrière-grand-mère Arielle t’aurait demandé de faire, comme elle
nous le demandait toujours quand on était petit, comme toi, avant de dîner et d’aller
te coucher. Il va bientôt faire nuit, allez, tu viens ? »
vendredi 2 novembre 2018
Le début de la fin ?
La motocyclette, achetée en février 2013, a donc réussi a parcourir 100 000 kilomètres après cinq ans et demi. Et puis, comme il se doit, son compteur est revenu a zéro, pour un autre tour de piste. Comme neuve, pourrait-on croire ! Mais sa conduite est plus sensible, plus mature, sans aucun doute.
Libellés :
Binh Duong,
Compophoto,
Dong Nai,
Péripéties,
Saigon,
Vietnam
Inscription à :
Articles (Atom)