samedi 17 novembre 2018

L'histoire d'un chemin et d'une montagne


Ces colonnes, ce sont comme deux points qui marquent le début d’une explication, comme le ferait ce signe de ponctuation qui balise le développement d’une pensée, le tirage d’une ligne, le démêlage de souvenirs le long de ce chemin tout droit qui mène, depuis la sinueuse et vieille route vicinale qui s’éloigne du village de Rousset, jusqu’à la butte où se dressent les murs de la terrasse qui domine le domaine dénommé Le Défend, dont on n’a jamais vraiment su l’orthographe exacte, modifiée sans doute selon l’humeur passagère d’un clerc de notaire par l’ajout ou la suppression d’un d, d’un s ou d’un f lors de transcriptions d’un registre à un autre registre, alors que la propriété gagnait du terrain et changeait de main au gré de soubresauts d’une histoire qui embrasse, en sus de la Provence, le pays tout entier. Ces colonnes, ce sont aussi les gardiennes, dépenaillées mais patriciennes pourtant qui, malgré toute absence d’appui puisque les murs d’enceinte ne sont plus, veillent du haut de leur vertèbres de calcaire sur la campagne tout autour, sur ces champs sur lesquels germent céréales, coquelicots et herbes folles, et, bien sûr, dans leur dos, sur l’alignement presque parfait des mûriers qui soulignent, par leur tronc parfois démembrés, parfois bien feuillus, l’allée qui traverse la plaine en droite ligne, pour contourner par la gauche l’élévation qui abrite, perdues derrière les bois, les murailles du mas.

Et, pour autant que, depuis les colonnes jusqu’à la colline, soit rectiligne cette allée arborée, c’est dans les méandres du ruissellement de ses flaques, alors que s’abattent les orages d’automne en cette fin d’année 1812, qu’il faut discerner les arabesques vermillons d’un habituel châtiment, car c’est ce que subit le jeune Etienne Vallat, apprenti palefrenier à la ferme des Estageons et braconnier à ses heures nocturnes, qui plie, saigne et hurle sous les coups de bâton que lui assène le garde-chasse Louis Teyssou et qui, trempé, le visage déjà tuméfié, les lèvres éclatées, le dos meurtri et les jambes flageolantes, se souvient mais bien trop tard de la menace permanente des horions qui pleuvent sur la plèbe lorsqu’elle prend la liberté de se servir sur des terres interdites, et il ne sait pas encore s’il aura la force de ramper pour s’échapper à son supplice, de franchir à nouveau et pour la dernière fois ces colonnes, mais Teyssou s’interrompt soudain, et lui crache à la gueule, et lui beugle dessus que ce domaine est celui du Défens, et qu’il connaît grâce au curé son latin et ce que cela signifie, et que, tant qu’il sera debout, aucun chapardeur ne pourra sortir d’ici sur ses deux pieds, mais qu’il est magnanime, et qu’il offrira ces deux pauvres lièvres crevés et étiques à ses chiens carnassiers, qui sont déjà repus, Dieu merci, sinon Dieu sait, Dieu sait ce qu’il serait advenu sous les bois et les champs dont il est l’exclusive sentinelle. Et le sang de Vallat, qui coule de son nez, de ses lèvres, de son front, et de toutes ses écorchures, vient se mêler à la terre rouge de l’allée qui s’étend tout droit, de la colline aux colonnes, et ce sang se mélange à sa salive, sa morve, ses larmes et les trombes des orages de l’automne, avant de disparaître entre les pierres, les herbes et les racines et le jeune homme, encore étourdi et blessé, dans son corps et son cœur, parvient finalement à se relever pour tituber péniblement vers la sortie du domaine en jurant de se venger et de reconquérir un honneur qu’il n’a jamais eu, qu’il n’aura jamais, malheureux captif de cette vie pauvre, rurale et monotone qui ne lui offrira, au-delà de la cour de sa ferme et de rares évasions, que la possibilité d’une mort abrupte et inepte sur le champ d’une bataille dont il ne se souviendra du nom que pour le dicter dans la dernière lettre qu’il enverra, et que son père, plus tard, recevra aux Estageons, dans un pli froissé et taché, et il lui faudra lui aussi chercher une voix étrangère, celle de l’instituteur ou bien du notaire, pour lire les derniers mots de son fils désormais défunt, enterré sûrement dans une fosse commune dans une plaine bien plus au nord dont le nom lui est inconnu.      

Et l’allée en connut d’autres, des épisodes semblables, des empoignades, des bastonnades, qu’elles fussent administrées sous la lune ou le soleil par un Teyssou ou un autre sicaire, elles ne diminuèrent ni en fréquence ni en nombre, car l’Ancien Monde, même sous le fracas sourd et lointain de la déroute du petit Corse, comptait bien faire respecter ses prérogatives seigneuriales jusque dans le plus petit terrier et sur les pontes les plus maigres, et il comptait sur l’assentiment veule et misérable du peuple des fermes et des villages qui se pressait chaque dimanche dans l’église pour se faire rappeler l’ordre immuable des choses et des êtres, saison après saison, battue après battue, récolte après récolte, il mesurait d’un œil froid et sévère la foule des nuques courbées, et accordait parcimonieusement une parcelle de son autorité aux cocardes tricolores qui apparaissaient sur le frontispice de l’école et de la mairie, sans pour autant concéder la moindre mansuétude sur la division stricte et irrémédiable des fortunes humaines. Pourtant, même sous la résignation la plus stoïque des vieux réunis chaque soir de mai à octobre sur la place de Rousset  pour une partie de boules, des tournées de liqueur de badiane et des discussions ressassées sans relâche sur la fertilité des filles de Fuveau ou bien de Puyloubier, et alors que les premiers hoquets de la vapeur faisait sourciller les bêtes comme les hommes, on sentit frémir sous la gangue des coutumes ancestrales un air de neuf, un air inusité encore, celui d’un Ordre Nouveau, qui se manifesta un jour de 1831 par la descente, au beau milieu de l’allée du Deffend, depuis l'habitacle poussiéreux et grinçant d’une calèche, d’une paire de bottines cirées, d’une robe bleue aux manches courtes  et d’une ombrelle de dentelle grège, atours de la demoiselle Marie Alexandrine Augustine de Coriolis, devenue tout soudain et au hasard de sa généalogie l’unique propriétaire du domaine, depuis la route jusqu’aux plateaux et au-delà, et qui s’arrêta, longtemps, pour contempler, entre deux arbres frissonnants, là-bas, la silhouette puissante et alanguie de la montagne Sainte-Victoire, et son regard sur ce panorama, ce ciel d’un bleu profond strié de blanc, cette roche grise, ces coteaux verts et ces champs dorés, suffit à lui faire oblitérer tous les supplices dont avait été témoin, pendant des siècles, ce chemin raviné, rectiligne et avide, et à rendre aux villageois le privilège de la baguenaude.
Peut-être était-ce là, à cet instant, que le lieu-dit le Défends perdit pour de bon l’une de ses lettres, sans qu’on sache trop laquelle. Sous le règne d’un inaltérable paysage, une page s’était tournée et la calèche, enfin, repartit cahin-caha, vers la colline et son mas, toujours dissimulé derrière les longues chevelures des branches et de leurs feuilles dépeignées.

C’est depuis la fenêtre du milieu de la grande salle à manger située au premier étage du corps principal du mas, dans la partie que l’on appelle noble encore, qui se trouve être dans le prolongement exact de la longue table familiale, que l’on profite le mieux de la vue sur la terrasse en contrebas, d’où descendent, de part et d’autre d’un muret de pierre, des degrés inégaux qui se perdent dans les énormes chevelures des plumets, avant de parvenir sur la pente douce de l’allée qui part, tout droit, sur presque un kilomètre, jusqu’aux colonnes que l’on ne peut pas distinguer, non pas à cause de la distance, mais parce que les frondaisons des platanes de la terrasse cachent l’horizon, et c’est aussi devant cette fenêtre que l’on dispose du meilleur endroit pour lire confortablement et écouter le bruissement du vent, entrecoupé des cris, des pleurs et des rires des petits enfants qui, tout l’été, ne s’arrêtent de jouer que pour goûter et dormir. Assise là, en compagnie du Capitaine Grant de Jules Vernes, et de son vieux chien Virgile, Arielle Coutagne attend l’heure du dîner, mais il est tôt encore, même pas six heures du soir, elle sait déjà ce qui se mitonne de l’autre côté de la grande pièce, derrière la porte de la cuisine, et elle ne tient pas trop à appeler son mari Jacques, dont elle soupçonne la présence juste en dessous, dans la cave où se trouvent toutes les bouteilles, et les outils, et le compteur électrique et la pompe du bassin, elle le devine en train de farfouiller encore dans ses tuyaux, ses câbles et ses serre-joints, elle soupire et se remet à lire, mais son esprit est décidément ailleurs, certainement pas sur le pont du Duncan qui se trouve à mille lieues de là, en vue de la Nouvelle-Zélande, mais sur les arrivées prochaines de deux de ses fils aînés et de leur famille, et son regard vient de nouveau se perdre sur les vignes qui s’étendent de part et d’autre derrière la terrasse, dont on ne peut compter les rangs depuis son perchoir, et, soudain, la tache rouge du tracteur Massey-Ferguson entre dans son champs de vision, elle s’interroge sur le pilote, est-ce son fils Pacôme ou bien Imrane qui veut encore faire du zèle, mais son attention est tout à coup alertée par un nuage de poussière en provenance du bout de l’allée, qui signale immanquablement que sa belle-fille Marie-Laure, la seule de ses brus qui habite le mas aussi, mais dans la partie de plain-pied, qui vient de franchir les colonnes, est encore en train de vouloir survoler les nombreux nids-de-poule au volant de son Ami-8 au retour de ses courses au supermarché d’Aix.
Ce n’est plus un soupir, mais une longue exhalaison, car Arielle a déjà vu les dégâts causés sur et par l’Ami-8 conduite par Marie-Laure dans l’allée, et son humeur s’en trouve altérée, mais ce qui la fait se dresser tout de go sur son séant, faisant choir le Capitaine et se lever Virgile, c’est la lointaine déflagration, la sirène ininterrompue du klaxon, le panache de fumée noire qui monte soudain depuis derrière les branches des platanes, et le silence soudain qui s’ensuit, alors que le tracteur lui aussi a coupé son moteur, et que les enrouleurs et les canons d’arrosage ne jouent plus ni à la trotteuse ni au retour charriot, et tout cela provoque une réunion impromptue de la marmaille devant les marches de l’escalier, pour commenter à qui mieux-mieux sur les suites de l’accident, et de se figurer s’il faudra une ambulance, un camion de pompier ou même un hélicoptère, mais Arielle est déjà là, avec Jacques, et Pacôme, prévenu par un petit Gibus en slip de bain, qui arrive à toute allure en Méhari depuis la ferme, et tout le monde court en direction de l’allée et de la voiture emboutie en travers du chemin, châssis avant complétement ratatiné, et Marie-Laure, debout à côté, un peu étourdie, fait de grands gestes pour signifier que tout va bien, ce n’est que de la tôle, mais il y a tout autour d’elle une mare qui se forme, car elle est rentrée de plein fouet dans le collecteur d’eau de la plaine qui alimente toutes les bornes et les canalisations du système d’arrosage des champs de maïs, de blé, et de tournesols, sans compter les parcelles d’oliviers et de vignes, et Pacôme se précipite d’abord sur le premier volant venu, qui n’est pas celui de la voiture endommagée, mais celui qui contrôle les vannes des enrouleurs, pour tenter de colmater la brèche. Imrane débarque juste derrière et, dans son sabir mi-français mi-marocain, se propose d’arranger ça avec une énorme clef à molette, qu’il brandit comme s’il pouvait d’un tour de poignet endiguer le cataclysme agricole qui a lieu en cette fin d’après-midi, et qui vaudra à Marie-Laure, outre les remontrances sourdes de ses beaux-parents pour les mois à venir, de ne plus pouvoir conduire de voiture ni de faire les courses ni pour ses enfants ni pour tous les invités de passage qui vont et viennent au mas comme à la ferme et dont on ignore le calendrier précis, puisque le domaine est toujours ouvert et toujours accueillant, autant pour les membres de la famille, qu’ils soient Coutagne, Tournier, Bruley, Prost, Matthias, ou même pour les hôtes des résidents de la ferme, ajouts tardifs et symptomatiques du changement d’époque qu’expérimente, depuis que Pacôme a repris l’exploitation, Le Défend en cette année 1982. Mais, pour l’heure, lui, le gérant hirsute et jamais bien rasé des terres cultivées, toujours cool en short élimé, godillots de cuir et lunettes de soleil, coqueluche de ses jeunes nièces qui profitent de son goût pour les balades à fond les ballons dans sa Méhari à travers les sentiers forestiers, lui regarde, d’abord un peu hagard et puis abasourdi l’étendue du désastre, et il lui faut ravaler sa colère montante et vite colmater la brèche dans ce réseau vital à la bonne marche de ses récoltes, qui arriveront bientôt, l’une après l’autre, alors que les moissons prochaines laisseront vite la place aux vendanges, et c’est enfin pourquoi il relève ses ray-ban, il cille un instant devant la lumière encore éblouissante qui filtre à travers les branches des mûriers, et il saisit la clef à molette d’Imrane dans un geste désespéré, mais qu’il espère salutaire, alors que depuis le mas la cloche sonne l’heure du dîner et que s‘égaye le groupe des enfants qui pataugent en remontant l’allée.

C’était toujours comme ça avec lui, dès qu’il avait un outil dans la main, il fallait qu’il se mette à chanter, toujours des airs sirupeux de son Latium natal, mais là, devant ce spectacle grandiose de la Santa Vittoria toute illuminée de rose en ce crépuscule de juin 1944, avec comme seule musique le vent dans les arbres et le crissement des grillons, Beppe Zamarro, pissant au bord de l’allée, devant des champs qui n’avaient pas connus le soc d’une charrue depuis des mois, trouvait ça tout à fait déplacé de pousser maintenant la chansonnette, et aboya un « stai zitto ! » vers Gianluca Stefanini, son caporal et mécano de fortune, qui se tut aussi sec et repris l’examen de l’essieu avant de leur camion, tordu sous le poids des caisses de munitions transportées depuis Toulon et de l’exécrable tenue de cette piste toute droite qui menait, depuis la route du village jusqu’à la petite colline au loin, où quelques huiles de l’Etat-Major avaient pris résidence, dans une propriété plutôt cossue et cachée derrière un peloton de platanes, tandis que la piétaille allait prendre ses quartiers dans la cour et les pigeonniers de la ferme un peu plus loin. Beppe, la braguette toujours ouverte, ne pouvait pas quitter des yeux cette ligne de crête si nette, si longue qu’elle embrassait tout son champs de vision, et c’était un réel plaisir, un plaisir paisible, de saisir du regard ce morceau de Provence que Rome avait tenté depuis maintenant quatre années de conquérir par la force, alors qu’il suffisait peut-être de le regarder assez longtemps pour le faire sien à jamais, et il caressait même l’idée, si les noirs orages de la défaite devaient s’amonceler si lourdement que la retraite s’avérerait irrémédiable, de quitter subrepticement l’uniforme et, en jouant de son accent piémontais, de s’installer par ici, avec le petit pécule de sa maigre solde et de quoi peindre, comme il le faisait avant-guerre, avant même que son pays ne soit pris par cette fièvre d’expansion qui l’emmena, depuis presque quinze ans, de la corne d’Afrique à la pointe de Gibraltar, dans une quête toute de sable et d’oueds, de chimères et de mirages, d’éructations germaniques et de cruautés berbères, jusqu’à ces terres phocéennes enfin baignées d’un soleil doux et lumineux qui lui rappelaient Vigliano Biellese et le déclin du jour tombant sur le mont Mars. Derrière, Gianluca ne chantait pas et s’échinait sur un boulon, et puis, soudainement, il éclata en un staccato de jurons qui vint s’abattre sur le moyeu récalcitrant, comme un aria blasphématoire, virulent et passionné, qui finit tout de même par s’éteindre sur un gros choc métallique, au moment où il balança sa pince et son marteau sur le garde-boue déjà bien cabossé de leur transport militaire et il rejoignit son sergent-major au bord de l’allée pour plaider sa cause et l’enjoindre à remonter sur la colline, retrouver le bataillon installé dans la ferme et demander du renfort afin de décharger et dépanner leur camion désormais échoué au beau milieu de la plaine, à la merci du premier maquisard venu, ou des villageois d’à côté, décidément trop discrets et certainement hostiles à leur présence, et dont la détermination à organiser une embuscade ne pouvait être qu’exacerbée par la déroute de l’allié teuton et l’envie irrépressible d’en découdre avec les derniers Italiens encore assez fous pour se croire en sécurité dans ces pays jadis fraternels, mais résolument adeptes de la loi du Thalion. Beppe referma sa braguette, opina, et partit d’un pas tranquille le long des mûriers, en coupant par le lavoir dont le bac était depuis longtemps à sec, et gravit la butte qui le mena vers cette ferme massive et étrangement hors de propos dans ce paysage provençal, où il avisa le marmiton, de passage pour farfouiller dans les hangars afin de concocter un dîner acceptable aux pachas installés dans la grande villa, histoire de négocier quelques œufs de caille et deux ou trois épis pour son repas du soir, et puis il fit jouer de son autorité pour envoyer une escouade de gamins de Calabre braillards et indisciplinés à la rescousse de Gianluca, qui partit avec une charrette à bras d’une foulée toute goguenarde en sortant de la cour, passant par le lourd portail en fer forgé, appuyé sur deux pilastres de pierres de taille, dont la disposition centrale lui rappelait celle des colonnes isolées qu’ils avaient franchies le matin même, pour faire halte dans ce domaine évacué à la va-vite devant leur apparition subite, alors que leur mission, dictée par un haut commandement visiblement aux abois, leur ordonnait de revenir fissa sur Gênes pour lutter au côté des Allemands sur le littoral méditerranéen, désormais constellé d’escarmouches contre des forces ennemies qui attaquaient de toutes parts. Et Beppe, là, tout de suite, voulait refermer ces lourdes grilles, les cadenasser, se sentir bien à l’abri à l’intérieur de cette cour enclose, ne plus quitter cette ferme de pierres, de montants de briques et de tuiles ocre et rouges, et défendre jusqu’à son dernier souffle ces bâtiments, en connaître les moindres recoins, et la voir peut-être de nouveau renaître en temps de paix avec ses cuves pleines, ses hangars à grain remplis, ses silos replets et ses pigeonniers roucoulant sur une épaisse couche de fientes, et il éleva sa prière vers ces cieux vides de promesses qu’il connaissait si bien, parce que cela faisait maintenant trois années que, où qu’il allât et quoi qu’il vît, c’était toujours la chute de Rome, sermonnée par Saint-Augustin, qui revenait à sa mémoire, mais cela ne l‘empêchait pas de poursuivre, d’une bataille à l’autre, d’ignorer la vacuité du combat et les sirènes de cette marche sans fin vers les océans taris de la gloire impériale italienne.

Sitôt sorti de l’étude du notaire, titre de propriété dûment tamponné, daté du 30 octobre 1866, signé et contresigné en poche, la première chose qu’il fit fut de traverser la nouvelle place du village, dont il administra, en tant que Conseiller Général du canton, l’aménagement, et, après quelques saluts respectueux en direction de la gériatrie roussetaine, de se faire conduire directement, par le chemin du vallon, le petit pont par-dessus l’Aigue-Vive et le sentier sinueux du Défens, sur cette parcelle dégagée pour fouler enfin le terrain déjà terrassé dont il se promettait de faire des merveilles. Il avait des plans, des idées hétérodoxes pour exploiter au mieux les dizaines d’hectares qu’il venait d’acquérir pour un peu plus de cent mille francs à ce châtelain de Vauvenargues tout confit qui ne voulait même pas lever le petit doigt pour sentir le vent du changement qui soufflait chaudement sur la France entière, depuis les haut-fourneaux du Nord jusqu’aux locomotives de la PLM qui embrumaient les gares de Paris à Toulon, et lui, Jean-Baptiste-Paul Borde, il allait édifier ici même un temple à la gloire de ce progrès qui fondait, martelait, soudait, rivetait, actionnait pistons et bielles, et assemblait des structures qui allaient jusqu’à gratter le ciel, et il savait comment sa ferme devait s’organiser pour tirer le meilleur parti du relief et des chemins déjà tracés avec, ici, un avant-corps central, surélevé sur trois niveaux, de pierres et de briques, puis, là et là, deux ailes symétriques de deux étages, pour les cuves, le pressoir et le stockage, prolongées encore par deux autres bâtiments perpendiculaires de même hauteur, qui serviraient enfin d’appui pour les hangars à foin, à bestiaux, et pour abriter les nombreuses machines dont il se porterait acquéreur, de la charrue Dombalse à la moissonneuse Mc Cormick, le tout dessinant l’enceinte parfaite d’une cour rectangulaire fermée par un portail massif, dans le prolongement de l’allée qui menait, à gauche vers le mas dont il ne savait pas encore comment améliorer la plomberie rudimentaire et le confort rustique, et à droite, descendant en une courbe gentille vers la plaine, vers la double ligne des mûriers qui lui rappelaient ses jeunes années de dessinateur attaché au développement du canal de Provence, et, plus tard, aux perspectives rectilignes du tracé de certains tronçons de la ligne Marseille-Toulon dont il supervisa le chantier, jusqu’aux deux colonnes qui, comme deux index dressés contre l’horizon, signalaient les frontières de son domaine.
Borde, dont l’embonpoint semblait avoir dégonflé depuis quelques mois, marchait de long en large, fulminant contre cette succession de coups du sort qui s’abattait sur lui, et érodait lentement, mais avec persistance, sa foi maintenant ébranlée en un avenir mécanisé et meilleur et, devant les murs en partie édifiés qui esquissaient les contours de sa ferme, jusqu’à un premier niveau inégal et édenté, il ne pouvait s’empêcher de vitupérer tout seul contre les fantômes qui l’avaient abandonné, au premier rang desquels son architecte Jacques Mansart et son contremaître Luc Levasseur, fauchés tous deux sans aucun doute par un peloton prussien du côté de Metz ou de Saint-Privas, dans cette guerre fracassante et absurde où le courage et la vaillance de la troupe, qu’elle soit à pied ou à cheval, ne valait désormais plus rien devant la puissance de ce feu nouveau, craché par les mitrailleuses de Reffye et les fusils Chassepot et Dreyse à rechargement rapide, ou explosant en obus tirés de canons à culasse Krupp, et les échos de cette industrielle barbarie venaient mourir là, tout contre la Sainte-Victoire, dans ces villages endeuillés, et sur ces champs et ces vergers abandonnés par manque de main d’œuvre, qui n’entendraient pas, en cette fin d’été de 1870, les chants et les rires au retour des moissons. Non, il faudrait encore attendre, au milieu de cette cour inachevée, que s’interrompît ce conflit qui secouait Paris, et battre la campagne à la recherche de maçons et d’ouvriers disponibles, mais Borde ne pouvait trouver que des estropiés au regard vide, et il lui fallut en désespoir de cause descendre sur la côte, bien au-delà de Toulon, pour aviser des portefaix Ligures et Lombards et ramener sur ses terres une phalange d’immigrés italiens secs comme des coups de triques, au bagout intarissable mais dur à la tâche, qui entreprit de reprendre l’ouvrage et de le mener à son terme, à force d’huile de coude, de tailles de pierre, de mélanges improbables de mortier, de raclement de truelles, de frappes de maillets et de mesures au fil à plomb, et vint un jour de printemps 1877 où ce Conseiller Général aux mandats garantis, immobile au milieu de sa cour, fut enfin heureux, sous les vivats de cette foule bigarrée et polyglotte venue de toute la région pour assister à l’inauguration de son rêve de propriétaire fermier, érigé là, sur ce terrain de terre rouge, à flanc de colline et sous l’ombre des platanes, tandis que les vignes, les blés, les mûriers et les oliviers buvaient insatiablement l’eau de la source du monticule de Moustachin découverte un peu auparavant, par un heureux hasard, comme pour conjurer pour un temps les maléfiques auspices de ce projet promis à d’autres gémonies. 

La cuvée 1918 allait être bonne, bien meilleure en tout cas que celle des années précédentes, non pas parce que l’histoire du pays, encore meurtri par le carnage des tranchées d’Ypres et de Verdun, faisait enfin les comptes de ses monuments aux morts après l’armistice, et ni parce que le phylloxéra avait lui aussi battu en retraite grâce à l’intervention de Marius Olive, des montpelliérains, et de leur procédé d’immunisation des vignes par porte-greffes venus d’outre-Atlantique, mais parce les cuves de la cave coopérative de Rousset étaient enfin pleines, et bien pleines, et que Georges-Edouard Coutagne, établi là depuis près de vingt ans, dans le mas du Défend qu’il quittait souvent pour ses recherches à Lyon, allait suivre personnellement le processus de vinification et jouer de son influence auprès des autres viticulteurs pour améliorer la sélection et la productivité des cépages, la syrah et la grenache bien sûr, mais aussi le rolle et l’ugni blanc pour jouer avec les arômes des pulpes méditerranéennes, dans un souci de classifier, mesurer, hiérarchiser, et compléter une littérature déjà conséquente écrite sur le sujet, car nul n’ignorait que Georges-Edouard, même lors de séances de dégustation qui viraient souvent à des bacchanales paillardes et tapageuses, agissait en tous lieux et à tous moments dans le seul but d’accroître son savoir sur des questions abstraites et nébuleuses, dont lui seul semblait avoir une appréhension tangible, associant la robe d’un vin à l’épiderme velu du vers à soie, lequel évoquait irrésistiblement, par l’enroulement de ses segments, la coquille des mollusques univalves qui constituait l’essentiel de ses collections, bien rangées et étiquetées dans les tiroirs de son laboratoire, au rez-de-chaussée du mas, qui lui servait aussi de bureau et d’atelier. C’est que cet ancien polytechnicien, ingénieur des poudres, et généticien bien trop précoce, ayant parcouru l’allée des colonnes à la ferme et de la ferme aux colonnes en un incessant va-et-vient, tentait depuis toujours de percer les mystères de la transmission des caractères biologiques, et cette question ne le quittait jamais, ni dans la contemplation des mûriers au lever du jour, ou pendant l’observation des grappes de raisin au zénith de leur pousse, ou encore au comptage des cloisons des coquillages hélicoïdaux le soir après souper, et toujours le taraudait cette idée d’une mémoire immanente et naturelle, inscrite au plus profond du vivant, qui transitait d’une génération à une autre, et qui devait certainement être le véhicule de la similarité et de l’altérité, l’une et l’autre jouant une secrète partition qui définissait l’évolution des espèces, végétales comme animales, depuis l’origine du monde et jusqu’à son achèvement. Autant dire, donc, que devant ces préoccupations cosmiques, les soucis banals du quotidien, comme de devoir choisir quelle paire de chaussettes ou de caleçons enfiler, sous tout l’attirail d’un costume repassé et amidonné, dont la couleur lui importait somme toute assez peu, pour la tournée d’inspection des bacs à feuilles de la magnanerie, ou bien des foudres dont les cercles collet pouvaient jouer sous les températures estivales, lui semblaient relever d’un autre univers, celui des gestes automatiques, si coutumiers  qu’ils ne devaient pas entraver la dynamique de son intellect et les rouages de son entendement, déjà bien handicapés par le sommeil, l’appêtit, la soif, la luxure et les appels intempestifs de la miction et de la défécation, si bien qu’il se sentait souvent prisonnier d’une incarnation dont l’usage, à la longue, ne lui apportait que des complications, mais il se savait aussi, heureusement, modelé à l’image d’un Dieu Tout Puissant, dont le Fils, bras en croix et passion révélée, lui rendait l’espoir de connaître, fut-ce après son dernier souffle, le chaînon toujours manquant de ses ruminations perpétuelles. Et pourtant, même au faîte de la petite butte qui surplombait la plaine, à une lieue de la double rangée passante des mûriers, où il fit ériger un petit oratoire pour se retirer de temps à autres de ses affaires terrestres, Georges-Edouard, l’ingénieur militaire, botaniste, viticulteur, sériciculteur, malacologue, luttait avec sa foi, dont il sentait confusément qu’elle était le reliquat d’une jeunesse impressionnable, obéissante et studieuse, et qu’il n’avait jamais véritablement mise en doute tout au long de ses années d’errances et de recherches, mais qui, peu à peu, et ces dernières années surtout, perdait contenance et laissait place dans sa conscience au poison corrosif de sa raison, qui le titillait sur le bien-fondé des élans fervents d’une communion dont il ne parvenait plus qu’avec un difficile abandon à tenir pour acquise.
Alors il levait les yeux sur la Sainte Victoire, et se sentait rasséréné, au moins pour un temps, devant l’insondable spectacle à l’infinie mémoire des miracles de la tectonique et de la géologie.

C’est elle qui tout à coup me le demande, alors qu’elle est assise, encore en maillot, les cheveux tout mouillés, à lire un illustré sur des enfants maoris pécheurs de praires à la fenêtre de la salle à manger, et je lui dit d’accord, et on y descend alors que le ciel s’embrase, depuis la terrasse et ses platanes qui bruissent sous le vent, elle et ses sept ans, moi et mes quarante, et on emporte avec nous de quoi voir très loin, dans toutes les directions, parce que depuis la plaine le panorama complet sur ce bout de Provence constitue le cadeau le plus beau que l’on puisse offrir au voyageur de passage, ce que nous sommes tous les deux, invités dans ce domaine pour quelques jours de vacances avant de repartir ailleurs, et pour encore plusieurs années, et alors que nous descendons les degrés inégaux qui ne sont malheureusement plus dissimulés par les plumets, je guide ma fille vers les premiers arbres dont les troncs tordus nous indiquent le chemin, a peu près droit, qui coupe les vignobles de part et d’autre. Elle s’arrête tout à coup, s’assoit sur une souche et chausse les binoculaires. Je m’assois à ses côtés, hume le vent, et attends. Et puis je commence doucement :
« Là, c’est là, tu commences par le repère des cheminées de l’usine de Gardanne, qui se découpent si bien sous les derniers feux du soleil, et tu poursuis vers la droite, au-dessus de la Barre du Cengle, c’est là, encore plus à droite, que tu peux apercevoir la Croix de Provence, oui, la, tu la vois ?, il faut mieux régler tes jumelles, oui, c’est mieux comme ça !, et si tu continues en suivant la crête, tu verras une petite dépression, où l’on trouve le col de Vauvenargues, que tu pourrais franchir si tu voulais aller visiter la dernière demeure de Picasso, un monsieur tout rond qui peignait tout en carré, là-bas, de l’autre côté derrière la montagne, pas trop loin d’Aix où repose aussi Cézanne, qui peignait lui aussi en suivant comme toi les lignes de la lumière, mais continues plutôt, continues, oui, et là, c’est le point culminant du massif, tu vois, le Pic des Mouches, qui n’est pas si haut, non, mais qui marque tout de même ses mille mètres de falaises de calcaire, et même d’ici on sent qu’il nous surplombe, nous qui sommes assis sur une pauvre souche de mûrier dans cette allée, juste en face, et, cette allée, tiens, je suis sûr que tu n’en connais même pas la longueur exacte, hein ?, même si je t’ai vue la parcourir au moins une fois depuis la maison jusqu’aux colonnes toute seule, je me trompe ?, et je crois me souvenir que ça faisait au bas mot quelque chose comme sept cents mètres, juste dans sa partie toute droite, depuis le bas des escaliers, et ça veut dire que si on la fait dans un sens puis dans l’autre, on aura parcouru bien plus d’un kilomètre, et c’est ce qu’on va faire ensemble, toi et moi, au moins pour que tes cheveux sèchent, après ta baignade dans le bassin, parce que c’est ce ton arrière-grand-mère Arielle t’aurait demandé de faire, comme elle nous le demandait toujours quand on était petit, comme toi, avant de dîner et d’aller te coucher. Il va bientôt faire nuit, allez, tu viens ? »

vendredi 2 novembre 2018

Le début de la fin ?

La motocyclette, achetée en février 2013, a donc réussi a parcourir 100 000 kilomètres après cinq ans et demi. Et puis, comme il se doit, son compteur est revenu a zéro, pour un autre tour de piste. Comme neuve, pourrait-on croire ! Mais sa conduite est plus sensible, plus mature, sans aucun doute.