On en était à la troisième bière, assis l'un en face de l'autre, séparés par une petite table basse en bambou, lui sur un fauteuil en skaï marron, moi avachi et prenant toute la place – et quelle place – dans notre clic-clac, quand un ange est passé.
Il a pris son temps, l'ange.
Il a visité tous les recoins de la pièce avant de se faufiler par la grille du ventilo au-dessus de la plaque électrique, et le silence s'est tu. « Spartiate, chez vous », a-t-il lancé tout à coup, en finissant sa canette. Je me suis levé pour aller lui en chercher une autre et, en me dirigeant vers le frigo dans la petite cuisine américaine, je me suis demandé par quel bout saisir sa perche. En revenant dans notre petit salon avec de quoi le contenter, j'ai simplement fini par lâcher un « Non. Pas chez nous. Chez moi. Elle est partie. J'habite seul ici depuis quelques temps. » et je me suis rassis, sans trop savoir si je devais poursuivre. Il a considéré sa binouze un moment avant de la déculotter, d'en extirper une bonne goulée, de roter agréablement et d'asséner son « Accouche. Je voyais bien que tu étais un peu constipé. J'allais de toute façon t'emmerder jusqu'aux petites heures, en vidant ton frigo, et maintenant je sais que je pourrais m'écraser ici sans gêner personne. Ascétique, ta tanière, oui. Mais bien fournie, non ? J'ai même vu que t'as quelques mignonnettes pour faire digérer tout ça. Whisky. Vodka. Gin. On tapera dedans quand viendra l'heure. Mais sinon, vraiment, pour finir le boulot, tu devrais quand même décrocher tous ces crucifix qui pendent à tes murs. Combien tu en as ? Un dans chaque pièce ? » et il ébauche un vague signe de croix avant de se reprendre. « Et elle s'est barrée comme ça ? Merde. Je vous croyais partis pour durer ». Là, j'ai bien vu que j’étais coincé, qu'il me faudrait une quatrième bière, pour m'épandre un minimum et satisfaire sa soif de reconnaissance.
C'était Murielle, pour le coup, c'était elle qui avait initié et conduit les recherches. Un studio, pas trop loin du centre, à distance raisonnable de nos deux boulots, de quoi prendre le vélo ou bien le bus, et au loyer modéré. Un premier bercail pour nous deux, une initiation à la vie de couple, une adresse et une boîte aux lettres avec nos deux noms écrits dessus, au stylo-bille sur une carte d’épais papier blanc, scotché sur un panneau de métal écaillé qui ne pivotait que de mauvaise grâce.
Elle était passée par les annonces de particuliers à particuliers dans les journaux gratuits, et, au bout de deux ou trois semaines, avait jeté son dévolu sur ce deux pièces cuisines, remarquablement peu cher et bien situé. Elle avait appelé, avait pris rendez-vous, avait visité, avait réuni les pièces du dossier, avait conclu, avec l'Oncle. Elle en parlait avec une pointe d'amusement et d'affection, de l'Oncle. Elle le décrivait comme un petit monsieur volubile et un brin taquin, chenu et barbichu, toujours en complet veston, qui lui adressait des « Chère Demoiselle » et des « Charmante Jeune Fille », et qui semblait ravi de jouer l'intercesseur entre son neveu, propriétaire des lieux, et ma tendre, douce, déterminée, pointilleuse et sensible compagne.
L’emménagement fut rapide et sans cérémonie, compte tenu de la modestie de nos trousseaux et de la quasi absence de notre mobilier. Seule instruction donnée par notre hôte : ne décrocher sous aucun prétexte les crucifix qui marquaient les murs nus et blancs de chacune des pièces, toilettes comprises. Ni pieux ni farouches libre penseurs, on s'en tint là, et on n'y prêta plus garde, tout occupés à emplir notre nouveau nid de toutes sortes de douilletteries, suivies immanquablement de résonances jouissives. On pendit crémaillère, on invita famille et amis. On but, on chanta. On fit des pâtes, on cuisit du riz. On brûla des casseroles, on cassa de la vaisselle et des verres. On nettoya. On recommença. On vivait de nos maigres salaires, et à la fin du mois, l'Oncle, toujours propre sur lui, complet veston, sonnait à la porte, voyait avec plaisir sa Chère Jeune Demoiselle et collectait le loyer, s'excusant toujours de l'absence de son neveu, et de son intrusion subite et momentanée dans notre existence de jeunes tourtereaux bien gentils.
Les mois passèrent, on finit par ne faire l'amour, par un début d'habitude, que sur notre nouveau et confortable lit. Murielle trouva un autre job, un peu plus éloigné, et commença à quitter la maison plus tôt, signalant son départ par un bisou furtif sur mes lèvres endormies. Mais ses retours correspondaient toujours aux miens, et se finissaient souvent à l'horizontal. On mangeait toujours des pâtes, ou du riz. Mais on ne brûlait plus de casserole. On ne cassait plus de vaisselle ou de verres. On prenait petit à petit la mesure des choses. On commençait à faire un peu attention. On planifiait. On économisait. Et L'Oncle veillait à encaisser ses justes mensualités.
Une pause. Un soupir. Un battement d'ailes. Notre cinquième bière. Le frigo désemplissait. Je devais soit abréger, soit dramatiser. Ou descendre au thunard pour un ravitaillement.
Mais pas tout de suite.
Car mon tout de suite, ce fut le soir du Cousin. Il sonna vers neuf heures du soir. Je n’étais pas là, mais Murielle, si. Je ne saurai jamais ce qu'elle faisait à ce moment. Sous la douche, d’après elle. Une sonnerie insistante, des serviettes enroulées à la va-vite, un besoin de répondre à une porte qui retentissait sans relâche. Elle se rapproche, mais, juste avant d'entrouvrir, les coups portés contre la porte la retiennent. Elle entend alors une voix d'homme, rauque, qui murmure, d'une sourde colère, « Ti do ta hapësh djalin e një kurvëri ose kështu unë mund ta them këtë derë të ndyrë... », elle ne sait pas quoi faire, quoi dire devant cette porte grondante et furieuse. Elle finit par lancer un « Oui ? J'arrive ! » au ton primesautier, qui désarçonne le visiteur. Elle parvient juste à deviner par le judas une silhouette trapue qui bat en retraite, soudainement. Et puis, toute Murielle qu'elle est, elle revient dans la cuisine, se prépare un thé au jasmin, et oublie aussitôt l'incident.
Il me faudrait à mon tour subir l'assaut du Cousin, quelques soirs plus tard, pour saisir la cocasserie de la situation, et l'ampleur du problème. Cela débuta par l'assassinat de la sonnerie qui, d'appels courts, irréguliers et incessants jusqu'en de longues plaintes stridentes, finit par s’éteindre tout à fait, atone et sans timbre, puis par l'offensive sur la porte, qui sortit presque de ses gonds. Murielle, tapie sous la couette, me fit signe de rester coi. Que l'orage passerait, que le châssis et les charnières tiendraient. Et elle murmurait « C'est lui c'est lui encore, c'est lui ! ». Et se recroquevillait jusqu'à vouloir disparaître. Je me levai, me drapai d'une serviette comme pagne. Un coup d’œil au judas, et une ouverture soudaine de notre huis rétablit le silence. Le voilà, le poing levé, le visage fermé, tout rouge, et la respiration haletante. Il ne lui fallut qu'une seconde pour considérer l'individu qu'il avait devant lui. Moi. Moi, pas content. Moi et ma serviette qui menaçait chute soudaine. Moi qui le dominait d'une bonne tête. Une tête un peu bouffie et ensommeillée, mais une tête pas commode. Il se retint. Retint aussi, presque, un « Kush je ti ? çfarë po bën këtu ? » et tourna aussitôt casaque. Il disparut par l'escalier.
De cet impromptu visiteur, on finit par en savoir plus par L'Oncle. C'est Murielle, après moult discussions entre nous, qui saisit le bâton. Et qui l'abattit un matin de collecte sur notre papy tout débonnaire, en deux temps, comme les femmes savent le faire. Un. Gentillette et invitante. Deux. Cassante et ombrageuse. Tac. Tac. Ca vous retourne un gars, même un qui a de la bouteille. Et Murielle devait bien avoir une idée de sa bouteille à lui, à l'Oncle, parce qu'il se confondit en excuses et en explications. « Le Cousin ? Un cousin ! Oui, juste sorti de prison, cinq ans, et pour quoi ? Peccadilles ! Presque rien, mais il ne connaît personne ici. Il voudrait juste reprendre contact avec des membres de sa famille, et cet appartement, c’était pour lui un refuge avant. Un repaire. Alors il ne comprend pas. Il revient. Mais il ne reviendra plus, j'en suis le garant. Pour sûr, ma Gente Dame, pour sûr, croyez-moi, croyez un vieux réfugié des guerres d'antan ! Je ne vous cache rien ! Croix de bois... »
Et nous reprîmes notre rythme d'avant. Au moins pour quelques jours. Le temps, pour nous, de sentir un subtil changement s’opérer. Une incertaine défiance s'installer, de la part de notre voisinage immédiat. Ceux de notre palier, bien sur, mais aussi des gens d'en dessous, d'au-dessus. Des regards appuyés qui s'enfuyaient à notre approche. Des paroles murmurées sitôt ravalées. Des bonjours que nous lancions qui rebondissaient sans réponse. Une gangue d'opprobre qui, insidieusement, nous isolait de la collectivité. Là encore, Murielle prit les devants, et décida de punaiser un message sur le panneau des avis, au rez de chaussée. Elle n'y alla pas par quatre chemins, et résuma le propos par un s'il-y-a-un-probleme-dites-le-nous-directement-bande-de-dégonflés-hypocrites, qui raffermit encore notre ostracisme.
Mais qui, aussi, finit par nous donner la clef de l’énigme, quand une toute jeune fille vint rompre les rangs un matin de bonne heure et, sous le prétexte de nous demander deux œufs et un peu de sucre vanillé, “pour un gâteau en cours de préparation”, éclaira notre lanterne.
« C'est pas qu'on vous en veuille particulièrement, vous savez, mais on ne sait pas où vous mettre. Vous arrivez, vous êtes tout gentils. Juste trois semaines après un siège de la police qui a duré presque une semaine, pour déloger ce qui s’avère être un gangster notoire – votre proprio, soit dit en passant –, qui menaçait à la fin de tout faire péter. Faut nous comprendre. Pis, finalement, il y a assaut, quelques tirs croisés, des hurlements, un long silence, la reddition, l'interpellation, le fourgon, la disparition. Les flics, après tout leur bousin, ils entrent par la porte défoncée, ils inspectent, ils fouillent. Un sacré ramdam. Apparemment, rien, ils repartent bredouilles. Ils scotchent la porte et basta. Nous, on nous dit rien, on pense l'affaire classée, ma mère, mon petit frère et moi. Même si on soupçonne votre moulin d'avoir été une sacrée planque pour toutes sortes de trafics. Les jours d’après, rien n'arrive. Et puis, d'un coup, les scellés disparaissent. Et vous débarquez, un matin, tout joyeux, tout bruyants avec vos cartons et vos trucs. Modestes. Naïfs. Inoffensifs. Mais là, juste peu plus tard, on entend l'Albanais qui gueule dans les couloirs. Et le Vieux, bien sûr, il se remet à passer régulièrement. Il est tout mignon avec vous, le Vieux, alors que nous, j'vous jure qu'on l'a vu faire des choses pas très nets avec son neveu. Neveu qui va croupir à l'ombre pour un bon paquet de temps, je peux vous l'assurer ! D’où une méfiance certaine, et une certaine distance. Mais vous m'avez l'air de deux tourtereaux un peu culculs, et c'est pour ça que j'voulais vous voir de près, et vérifier que vous les auriez, les œufs et le sucre vanillé, et bon, voilà, vous me semblez sympas. Je remonte. Le gâteau de ma mère n'attend pas ! Je vous en garde une part ? »
Voilà.
Depuis ce moment, après avoir nettoyé les quelques miettes de ce gâteau somme toute pas trop mal cuit, les choses sont allées decrescendo. Murielle a commencé à regarder les murs fixement, de plus en plus longtemps, et a m'opposer des silences butés en lieu et place de ses envolées grivoises. Et puis, de nuits blanches en nuits noires, notre lit est devenu trop petit. Ou trop grand, je ne saurai dire. En tout état de cause, ma douce a commencé à jouer la fille de l'air. Y a trouve son compte, sa vitesse de croisière. Et c'est comme ça, qu'une fois, et pour toutes les autres fois aussi, elle n'est plus revenue, dans ce logis devenu étranger à ses rêves et ses fantasmes. Trop de fantômes, trop de prisonniers, trop de secrets.
À ce point là, frigo dévalisé, mignonnettes descendues, on sortit ensemble pour refaire provision. J'en avais besoin, de refaire provision. De refaire des courses, de mots et d'histoires. De m'entendre parler. De me savoir écouté. De partager des silences. De répondre à des objections, de demandes de précisions. De boire canettes après canettes avec un ami. Et de savoir que je ne rentrerai pas tout seul, au moins pour cette nuit.
À la huitième, alors que l'ange repassait pour un tour, et que le monde commençait à tanguer un peu, il se leva d'un coup. « Tes crucifix », il dit. « Tes crucifix. Ils sont tous de tailles différentes. Grandes croix, moyennes croix, petites croix. T'en as combien, comme ça, accrochés à tous tes murs ? Sept ? Evidemment. Sept. Je peux en décrocher un ? Juste pour vérifier une illumination. » Sitôt dit, et le voici avec un Christ qu'il tourna et retourna et qui, s'il avait été à notre place, aurait eu tôt fait d'avoir la gerbe. Mais non. Même sa couronne d’épines resta bien implantée. Mon hôte poursuivit son inspection, devant, derrière, centre, haut, bas, droite, gauche. « Sept. Lundi à Vendredi. Trop facile. Du violet au rouge, itou. Do, ré, mi, fa ,sol, la. Si ? Non. Non... Alioth, Benetnash, Dubhé, Megrez, Merak, Miza et Phekda dessinant, dans les champs des étoiles, le charriot céleste ? Ou bien Joyeux, Prof, Simplet, Dormeur, Atchoum, Grincheux et Timide qui nous regardent les bras croisés ? Ridicule. L'orgueil, l'envie, l'avarice, la colère, la paresse, la gourmandise, la luxure. C'est tout nous, ça... Ou l'inverse ? Foi, espérance, charité, justice, prudence, force, tempérance ? Attends, et celles du conte, elles s'appelaient comment ? Colette Passage, Jeanne de la Cloche, Gigonne Traignel, Angèle de la Garandine, Blanche de Gibeaumex, Alix de Pontalcin, Jeanne de Lespoisse. Mais Barbe Bleue n'a rien à voir avec ça. Ou alors, il faut y mettre tout le monde : la Pyramide de Khéops, les Jardins Suspendus de Babylone, la Statue de Zeus, le Mausolée d'Halicarnasse, le Temple d'Artémis, le Colosse de Rhodes et le Phare d'Alexandrie ? Ou encore, puisqu 'on y est, la Palatine, la Capitoline, le Quirinal, le Viminal, l'Esquiline, le Caelin, et l'Aventine ? Après tout, les collines et Rome, c 'est comme tous les chemins... Mais ça ne nous avance pas des masses. Ah, et les sept lieues ? Mieux ça, les sept lieues...Les chemins, les lieues. Merde. Les chemins. Les lieux. Oui. Beaucoup mieux ! Regarde. Sur cette croix, derrière : une encoche sur le bras droit, à quelques doigts du milieu. Si tu me permets, d'abord une autre mousse, et ensuite, on décroche tout, de ton plus grand Jésus à ton plus petit, on les range par taille, et on étudie leur dos. Rien de tel qu'un bon puzzle pour se dégriser un peu... »
Sept échines croisées. Sept versii sur lesquels on retrouva ces mêmes encoches. Distribuées semblait-il un peu au hasard. Plus ou moins éloignées du centre, un coup en haut, un coup à droite. Ou bien en bas, ou bien à gauche.
Tandis que l'ange passait et repassait, curieux, certainement, nous restions là, agenouillés devant ces croix, recueillis et pensifs.
« Je crois qu'il nous faudrait du café. Un crayon. Et une carte », hasardai-je.
S'ensuivirent des heures petites et brumeuses où nous nous chiffonâmes sur des mesures, des distances, des directions. On partit du principe que chaque crucifix apportait deux informations : du centre à son encoche, une mesure ; et la position de l'encoche déterminait la direction à prendre. Haut pour Nord, bas pour Sud, et cætera. On tergiversa longtemps sur l’ordre des grandeurs. Et puis, aux premières lueurs du jour, on finit par décider que la plus grande croix donnerait un chiffre en kilomètres, la seconde plus grande en hectomètres, et ainsi de suite. Que le plus petit des Jésus nous attesterait une position au centimètre près, après tout, pourquoi pas ? Et de ces signes, nous devisâmes un itinéraire. Que nous traçâmes sur notre carte, par chance à la bonne échelle. Et lorsque le point final de notre calvaire fut atteint, nous sûmes.
Le butin des Albanais... Murielle, les murs blancs, le magot !
« Je pense, souffla-t-il, que tu devrais partir. »
« Car en ce jour, des l'aube, à l'heure ou blanchit la ville sale, tu iras par les métros, tu iras par l'arsenal, tu ne peux demeurer loin d'elle plus longtemps. Vois-tu, tu sais qu'elle t'attend, là, au cimetière des Innocents. »
Et l'ange, à nos bruyantes et collégiales louanges, enfin, nous quitta pour de bon.
Il a pris son temps, l'ange.
Il a visité tous les recoins de la pièce avant de se faufiler par la grille du ventilo au-dessus de la plaque électrique, et le silence s'est tu. « Spartiate, chez vous », a-t-il lancé tout à coup, en finissant sa canette. Je me suis levé pour aller lui en chercher une autre et, en me dirigeant vers le frigo dans la petite cuisine américaine, je me suis demandé par quel bout saisir sa perche. En revenant dans notre petit salon avec de quoi le contenter, j'ai simplement fini par lâcher un « Non. Pas chez nous. Chez moi. Elle est partie. J'habite seul ici depuis quelques temps. » et je me suis rassis, sans trop savoir si je devais poursuivre. Il a considéré sa binouze un moment avant de la déculotter, d'en extirper une bonne goulée, de roter agréablement et d'asséner son « Accouche. Je voyais bien que tu étais un peu constipé. J'allais de toute façon t'emmerder jusqu'aux petites heures, en vidant ton frigo, et maintenant je sais que je pourrais m'écraser ici sans gêner personne. Ascétique, ta tanière, oui. Mais bien fournie, non ? J'ai même vu que t'as quelques mignonnettes pour faire digérer tout ça. Whisky. Vodka. Gin. On tapera dedans quand viendra l'heure. Mais sinon, vraiment, pour finir le boulot, tu devrais quand même décrocher tous ces crucifix qui pendent à tes murs. Combien tu en as ? Un dans chaque pièce ? » et il ébauche un vague signe de croix avant de se reprendre. « Et elle s'est barrée comme ça ? Merde. Je vous croyais partis pour durer ». Là, j'ai bien vu que j’étais coincé, qu'il me faudrait une quatrième bière, pour m'épandre un minimum et satisfaire sa soif de reconnaissance.
C'était Murielle, pour le coup, c'était elle qui avait initié et conduit les recherches. Un studio, pas trop loin du centre, à distance raisonnable de nos deux boulots, de quoi prendre le vélo ou bien le bus, et au loyer modéré. Un premier bercail pour nous deux, une initiation à la vie de couple, une adresse et une boîte aux lettres avec nos deux noms écrits dessus, au stylo-bille sur une carte d’épais papier blanc, scotché sur un panneau de métal écaillé qui ne pivotait que de mauvaise grâce.
Elle était passée par les annonces de particuliers à particuliers dans les journaux gratuits, et, au bout de deux ou trois semaines, avait jeté son dévolu sur ce deux pièces cuisines, remarquablement peu cher et bien situé. Elle avait appelé, avait pris rendez-vous, avait visité, avait réuni les pièces du dossier, avait conclu, avec l'Oncle. Elle en parlait avec une pointe d'amusement et d'affection, de l'Oncle. Elle le décrivait comme un petit monsieur volubile et un brin taquin, chenu et barbichu, toujours en complet veston, qui lui adressait des « Chère Demoiselle » et des « Charmante Jeune Fille », et qui semblait ravi de jouer l'intercesseur entre son neveu, propriétaire des lieux, et ma tendre, douce, déterminée, pointilleuse et sensible compagne.
L’emménagement fut rapide et sans cérémonie, compte tenu de la modestie de nos trousseaux et de la quasi absence de notre mobilier. Seule instruction donnée par notre hôte : ne décrocher sous aucun prétexte les crucifix qui marquaient les murs nus et blancs de chacune des pièces, toilettes comprises. Ni pieux ni farouches libre penseurs, on s'en tint là, et on n'y prêta plus garde, tout occupés à emplir notre nouveau nid de toutes sortes de douilletteries, suivies immanquablement de résonances jouissives. On pendit crémaillère, on invita famille et amis. On but, on chanta. On fit des pâtes, on cuisit du riz. On brûla des casseroles, on cassa de la vaisselle et des verres. On nettoya. On recommença. On vivait de nos maigres salaires, et à la fin du mois, l'Oncle, toujours propre sur lui, complet veston, sonnait à la porte, voyait avec plaisir sa Chère Jeune Demoiselle et collectait le loyer, s'excusant toujours de l'absence de son neveu, et de son intrusion subite et momentanée dans notre existence de jeunes tourtereaux bien gentils.
Les mois passèrent, on finit par ne faire l'amour, par un début d'habitude, que sur notre nouveau et confortable lit. Murielle trouva un autre job, un peu plus éloigné, et commença à quitter la maison plus tôt, signalant son départ par un bisou furtif sur mes lèvres endormies. Mais ses retours correspondaient toujours aux miens, et se finissaient souvent à l'horizontal. On mangeait toujours des pâtes, ou du riz. Mais on ne brûlait plus de casserole. On ne cassait plus de vaisselle ou de verres. On prenait petit à petit la mesure des choses. On commençait à faire un peu attention. On planifiait. On économisait. Et L'Oncle veillait à encaisser ses justes mensualités.
Une pause. Un soupir. Un battement d'ailes. Notre cinquième bière. Le frigo désemplissait. Je devais soit abréger, soit dramatiser. Ou descendre au thunard pour un ravitaillement.
Mais pas tout de suite.
Car mon tout de suite, ce fut le soir du Cousin. Il sonna vers neuf heures du soir. Je n’étais pas là, mais Murielle, si. Je ne saurai jamais ce qu'elle faisait à ce moment. Sous la douche, d’après elle. Une sonnerie insistante, des serviettes enroulées à la va-vite, un besoin de répondre à une porte qui retentissait sans relâche. Elle se rapproche, mais, juste avant d'entrouvrir, les coups portés contre la porte la retiennent. Elle entend alors une voix d'homme, rauque, qui murmure, d'une sourde colère, « Ti do ta hapësh djalin e një kurvëri ose kështu unë mund ta them këtë derë të ndyrë... », elle ne sait pas quoi faire, quoi dire devant cette porte grondante et furieuse. Elle finit par lancer un « Oui ? J'arrive ! » au ton primesautier, qui désarçonne le visiteur. Elle parvient juste à deviner par le judas une silhouette trapue qui bat en retraite, soudainement. Et puis, toute Murielle qu'elle est, elle revient dans la cuisine, se prépare un thé au jasmin, et oublie aussitôt l'incident.
Il me faudrait à mon tour subir l'assaut du Cousin, quelques soirs plus tard, pour saisir la cocasserie de la situation, et l'ampleur du problème. Cela débuta par l'assassinat de la sonnerie qui, d'appels courts, irréguliers et incessants jusqu'en de longues plaintes stridentes, finit par s’éteindre tout à fait, atone et sans timbre, puis par l'offensive sur la porte, qui sortit presque de ses gonds. Murielle, tapie sous la couette, me fit signe de rester coi. Que l'orage passerait, que le châssis et les charnières tiendraient. Et elle murmurait « C'est lui c'est lui encore, c'est lui ! ». Et se recroquevillait jusqu'à vouloir disparaître. Je me levai, me drapai d'une serviette comme pagne. Un coup d’œil au judas, et une ouverture soudaine de notre huis rétablit le silence. Le voilà, le poing levé, le visage fermé, tout rouge, et la respiration haletante. Il ne lui fallut qu'une seconde pour considérer l'individu qu'il avait devant lui. Moi. Moi, pas content. Moi et ma serviette qui menaçait chute soudaine. Moi qui le dominait d'une bonne tête. Une tête un peu bouffie et ensommeillée, mais une tête pas commode. Il se retint. Retint aussi, presque, un « Kush je ti ? çfarë po bën këtu ? » et tourna aussitôt casaque. Il disparut par l'escalier.
De cet impromptu visiteur, on finit par en savoir plus par L'Oncle. C'est Murielle, après moult discussions entre nous, qui saisit le bâton. Et qui l'abattit un matin de collecte sur notre papy tout débonnaire, en deux temps, comme les femmes savent le faire. Un. Gentillette et invitante. Deux. Cassante et ombrageuse. Tac. Tac. Ca vous retourne un gars, même un qui a de la bouteille. Et Murielle devait bien avoir une idée de sa bouteille à lui, à l'Oncle, parce qu'il se confondit en excuses et en explications. « Le Cousin ? Un cousin ! Oui, juste sorti de prison, cinq ans, et pour quoi ? Peccadilles ! Presque rien, mais il ne connaît personne ici. Il voudrait juste reprendre contact avec des membres de sa famille, et cet appartement, c’était pour lui un refuge avant. Un repaire. Alors il ne comprend pas. Il revient. Mais il ne reviendra plus, j'en suis le garant. Pour sûr, ma Gente Dame, pour sûr, croyez-moi, croyez un vieux réfugié des guerres d'antan ! Je ne vous cache rien ! Croix de bois... »
Et nous reprîmes notre rythme d'avant. Au moins pour quelques jours. Le temps, pour nous, de sentir un subtil changement s’opérer. Une incertaine défiance s'installer, de la part de notre voisinage immédiat. Ceux de notre palier, bien sur, mais aussi des gens d'en dessous, d'au-dessus. Des regards appuyés qui s'enfuyaient à notre approche. Des paroles murmurées sitôt ravalées. Des bonjours que nous lancions qui rebondissaient sans réponse. Une gangue d'opprobre qui, insidieusement, nous isolait de la collectivité. Là encore, Murielle prit les devants, et décida de punaiser un message sur le panneau des avis, au rez de chaussée. Elle n'y alla pas par quatre chemins, et résuma le propos par un s'il-y-a-un-probleme-dites-le-nous-directement-bande-de-dégonflés-hypocrites, qui raffermit encore notre ostracisme.
Mais qui, aussi, finit par nous donner la clef de l’énigme, quand une toute jeune fille vint rompre les rangs un matin de bonne heure et, sous le prétexte de nous demander deux œufs et un peu de sucre vanillé, “pour un gâteau en cours de préparation”, éclaira notre lanterne.
« C'est pas qu'on vous en veuille particulièrement, vous savez, mais on ne sait pas où vous mettre. Vous arrivez, vous êtes tout gentils. Juste trois semaines après un siège de la police qui a duré presque une semaine, pour déloger ce qui s’avère être un gangster notoire – votre proprio, soit dit en passant –, qui menaçait à la fin de tout faire péter. Faut nous comprendre. Pis, finalement, il y a assaut, quelques tirs croisés, des hurlements, un long silence, la reddition, l'interpellation, le fourgon, la disparition. Les flics, après tout leur bousin, ils entrent par la porte défoncée, ils inspectent, ils fouillent. Un sacré ramdam. Apparemment, rien, ils repartent bredouilles. Ils scotchent la porte et basta. Nous, on nous dit rien, on pense l'affaire classée, ma mère, mon petit frère et moi. Même si on soupçonne votre moulin d'avoir été une sacrée planque pour toutes sortes de trafics. Les jours d’après, rien n'arrive. Et puis, d'un coup, les scellés disparaissent. Et vous débarquez, un matin, tout joyeux, tout bruyants avec vos cartons et vos trucs. Modestes. Naïfs. Inoffensifs. Mais là, juste peu plus tard, on entend l'Albanais qui gueule dans les couloirs. Et le Vieux, bien sûr, il se remet à passer régulièrement. Il est tout mignon avec vous, le Vieux, alors que nous, j'vous jure qu'on l'a vu faire des choses pas très nets avec son neveu. Neveu qui va croupir à l'ombre pour un bon paquet de temps, je peux vous l'assurer ! D’où une méfiance certaine, et une certaine distance. Mais vous m'avez l'air de deux tourtereaux un peu culculs, et c'est pour ça que j'voulais vous voir de près, et vérifier que vous les auriez, les œufs et le sucre vanillé, et bon, voilà, vous me semblez sympas. Je remonte. Le gâteau de ma mère n'attend pas ! Je vous en garde une part ? »
Voilà.
Depuis ce moment, après avoir nettoyé les quelques miettes de ce gâteau somme toute pas trop mal cuit, les choses sont allées decrescendo. Murielle a commencé à regarder les murs fixement, de plus en plus longtemps, et a m'opposer des silences butés en lieu et place de ses envolées grivoises. Et puis, de nuits blanches en nuits noires, notre lit est devenu trop petit. Ou trop grand, je ne saurai dire. En tout état de cause, ma douce a commencé à jouer la fille de l'air. Y a trouve son compte, sa vitesse de croisière. Et c'est comme ça, qu'une fois, et pour toutes les autres fois aussi, elle n'est plus revenue, dans ce logis devenu étranger à ses rêves et ses fantasmes. Trop de fantômes, trop de prisonniers, trop de secrets.
À ce point là, frigo dévalisé, mignonnettes descendues, on sortit ensemble pour refaire provision. J'en avais besoin, de refaire provision. De refaire des courses, de mots et d'histoires. De m'entendre parler. De me savoir écouté. De partager des silences. De répondre à des objections, de demandes de précisions. De boire canettes après canettes avec un ami. Et de savoir que je ne rentrerai pas tout seul, au moins pour cette nuit.
À la huitième, alors que l'ange repassait pour un tour, et que le monde commençait à tanguer un peu, il se leva d'un coup. « Tes crucifix », il dit. « Tes crucifix. Ils sont tous de tailles différentes. Grandes croix, moyennes croix, petites croix. T'en as combien, comme ça, accrochés à tous tes murs ? Sept ? Evidemment. Sept. Je peux en décrocher un ? Juste pour vérifier une illumination. » Sitôt dit, et le voici avec un Christ qu'il tourna et retourna et qui, s'il avait été à notre place, aurait eu tôt fait d'avoir la gerbe. Mais non. Même sa couronne d’épines resta bien implantée. Mon hôte poursuivit son inspection, devant, derrière, centre, haut, bas, droite, gauche. « Sept. Lundi à Vendredi. Trop facile. Du violet au rouge, itou. Do, ré, mi, fa ,sol, la. Si ? Non. Non... Alioth, Benetnash, Dubhé, Megrez, Merak, Miza et Phekda dessinant, dans les champs des étoiles, le charriot céleste ? Ou bien Joyeux, Prof, Simplet, Dormeur, Atchoum, Grincheux et Timide qui nous regardent les bras croisés ? Ridicule. L'orgueil, l'envie, l'avarice, la colère, la paresse, la gourmandise, la luxure. C'est tout nous, ça... Ou l'inverse ? Foi, espérance, charité, justice, prudence, force, tempérance ? Attends, et celles du conte, elles s'appelaient comment ? Colette Passage, Jeanne de la Cloche, Gigonne Traignel, Angèle de la Garandine, Blanche de Gibeaumex, Alix de Pontalcin, Jeanne de Lespoisse. Mais Barbe Bleue n'a rien à voir avec ça. Ou alors, il faut y mettre tout le monde : la Pyramide de Khéops, les Jardins Suspendus de Babylone, la Statue de Zeus, le Mausolée d'Halicarnasse, le Temple d'Artémis, le Colosse de Rhodes et le Phare d'Alexandrie ? Ou encore, puisqu 'on y est, la Palatine, la Capitoline, le Quirinal, le Viminal, l'Esquiline, le Caelin, et l'Aventine ? Après tout, les collines et Rome, c 'est comme tous les chemins... Mais ça ne nous avance pas des masses. Ah, et les sept lieues ? Mieux ça, les sept lieues...Les chemins, les lieues. Merde. Les chemins. Les lieux. Oui. Beaucoup mieux ! Regarde. Sur cette croix, derrière : une encoche sur le bras droit, à quelques doigts du milieu. Si tu me permets, d'abord une autre mousse, et ensuite, on décroche tout, de ton plus grand Jésus à ton plus petit, on les range par taille, et on étudie leur dos. Rien de tel qu'un bon puzzle pour se dégriser un peu... »
Sept échines croisées. Sept versii sur lesquels on retrouva ces mêmes encoches. Distribuées semblait-il un peu au hasard. Plus ou moins éloignées du centre, un coup en haut, un coup à droite. Ou bien en bas, ou bien à gauche.
Tandis que l'ange passait et repassait, curieux, certainement, nous restions là, agenouillés devant ces croix, recueillis et pensifs.
« Je crois qu'il nous faudrait du café. Un crayon. Et une carte », hasardai-je.
S'ensuivirent des heures petites et brumeuses où nous nous chiffonâmes sur des mesures, des distances, des directions. On partit du principe que chaque crucifix apportait deux informations : du centre à son encoche, une mesure ; et la position de l'encoche déterminait la direction à prendre. Haut pour Nord, bas pour Sud, et cætera. On tergiversa longtemps sur l’ordre des grandeurs. Et puis, aux premières lueurs du jour, on finit par décider que la plus grande croix donnerait un chiffre en kilomètres, la seconde plus grande en hectomètres, et ainsi de suite. Que le plus petit des Jésus nous attesterait une position au centimètre près, après tout, pourquoi pas ? Et de ces signes, nous devisâmes un itinéraire. Que nous traçâmes sur notre carte, par chance à la bonne échelle. Et lorsque le point final de notre calvaire fut atteint, nous sûmes.
Le butin des Albanais... Murielle, les murs blancs, le magot !
« Je pense, souffla-t-il, que tu devrais partir. »
« Car en ce jour, des l'aube, à l'heure ou blanchit la ville sale, tu iras par les métros, tu iras par l'arsenal, tu ne peux demeurer loin d'elle plus longtemps. Vois-tu, tu sais qu'elle t'attend, là, au cimetière des Innocents. »
Et l'ange, à nos bruyantes et collégiales louanges, enfin, nous quitta pour de bon.