mercredi 23 octobre 2024

Tōkyō Transfer

 

Aoki, pauvre Aoki.
Je n’ai pas voulu que tu m’accompagnes plus loin, alors je t’ai demandé, à mi-voix, de descendre à Akabane et je suis resté là, debout contre les portes, te voir disparaître dans l’enchevêtrement des vestes, des parapluies, des escaliers, des panneaux numérotés, tandis que le train reprenait de la vitesse pour s’engouffrer dans le tunnel qui m’emmènerait vers Ueno et ses mille correspondances. 
Je savais bien que tu te ferais un sang d’encre à me savoir tout seul dans cet agglomérat de béton et de pierres, de verre et d’acier, de bois et de papier. Que tu te figurerais, à mon silence obstiné, les tristes jours, les douloureuses semaines, les mois monotones de petits boulots et de tâches ingrates qu’il me faudrait endurer pour me faire une petite place dans un petit gourbi quelconque – entre Kasai et Myōden –, pas trop loin de la baie et des odeurs de fioul, d’iode et de saumure.
Tu t’en doutes bien, Aoki, que je suis resté bien tout seul et bien silencieux à me casser les reins et les genoux, de sous-sols en arrière-salles. La ville ne manque pas de cuisines à récurer, de plonges à expédier, de comptoirs à briquer, de futs de bière à échanger, de camionnette à manœuvrer, de clients à rabattre, de services à finir. Mais au moins là, aux petites heures de mes jours d’épuisement, je peux goûter à mon insignifiance nouvelle, à la banalité de ces quelques mots échangés entre lampistes abrutis de fatigue, alors que j’emprunte à vélo les ruelles encore désertes de Suna, de Horie, de Shioyaki.
J’ai bien tenté de te les expliquer, toutes ces raisons qui m’ont poussé à ce déracinement ; cet étouffement à la vue de ces versants abrupts couverts de cyprès sinistres et drus ; cet ostracisme vécu depuis que nous étions petits, toi comme moi, derniers rejetons de la maison familiale ; cette vieille maison accrochée à ses champs et ses vieux privilèges ; ces histoires toujours radotées, ces commérages recueillis, révisés au gré des convenances, ces qu’en-dira-t-on réverbérés du haut en bas de la vallée ; ce nom bien trop lourd à porter, bien trop dur à écrire, qui nous a précédé où que nous allions, de nos premiers babils jusqu’à la remise de nos certificats d’étude ; ce nom à faire frémir, ce nom à faire taire, ce nom dont je cherche l’annulation, ici, au milieu des foules ordinaires.

Aoki, sage Aoki…
Je ne voulais pas que tu m’accompagnes parce que pour tenter de m’absoudre, il fallait bien que je t’oublie aussi. Alors, de la même manière que je brouillais mes jours et mes nuits de corvées sans relâche, je me suis employé avec zèle à ton effacement, trait par trait, touche par touche, pour ne plus avoir que ces quelques syllabes, des échos d’une voix perdue, le souvenir fugace d’une épaule qu’on effleure. Malgré tout, tu te rappelles encore à moi aux moments les plus singuliers, sur l’enseigne d’un café, dans les paroles d’une chanson, entre deux rayonnages où j’aperçois une écharpe, un bonnet, le sac que tu portais. Aussi terne, aussi morne que je la conçoive, cette ville est toujours trop pleine de suggestions impromptues, d’éclats furtifs de mémoires enfouies.   
Je me cantonne, quand je suis désœuvré, à mes environs immédiats. Je ne m’aventure que rarement par-delà la rivière Sumida. Les quartiers centraux qui dotent la ligne Yamanote ne m’attirent pas beaucoup. Ils m’apparaissent comme des îlots d’opulence et de fatuité, d’ostentation forcée. Je suis trop frugal, trop fruste sans doute, pour succomber à ces charmes de néons et d’écrans. J’ai l’impression d’y faire intrusion, de jurer dans ce décor trop lisse, trop apprêté. J’ai besoin de guingois, de tôles ondulées, de rouilles et de mousses, de vieux shōtengai aux boutiques mi-closes. Même ici, tu vois, dans cette plaine aux mille teintes beiges et anthracites, je suis enclin à vivre dans les marges.
Tu n'as, d’aussi loin que je me souvienne, jamais vu la mer. Moi non plus. Ou du moins, pas vraiment. La mer, à Tōkyō, semble comme obstruée, son horizon comme escamoté. Je ne me suis pas encore approché d’assez près pour en entendre le ressac, en apprécier la magnitude, mais je crois qu’on ne lui accorde pas assez de place pour s’épandre. La mer ? C’est une arrière-pensée, une composante accessoire, une quantité négligeable. Pour le montagnard que je suis, c’est déconcertant. Décevant, devrais-je plutôt te dire. J’avais depuis longtemps rêvé de pouvoir y plonger, m’y laver de pensées lourdes et noires. Il faudra, une autre fois, trouver d’autres rivages pour des ablutions salées que j’espère curatives.  
Je m’emmure désormais dans ma solitude et ma routine, oublieux des raisons qui m’ont poussé à cette lente apathie. Je n’appelle personne, personne ne m’interpelle, Je trime, m’abîme, m’obstine encore, sur mon vélo, sur mes rotules et mes poings. J’ai une échine qui ploie bien. Soir ou matin, je rentre, je sors, incognito, enfin.   

Aoki, chère Aoki !
J’aurais tant voulu que tu m’accompagnes, pour vivre au moins une fois ensemble cette expérience, cette sensation si étrange, si étourdissante ! Je l’ai enfin ressentie, la dissolution, l’ultime étreinte, la grande annihilation !
C’est arrivé un matin de janvier, froid et humide.
Représente-toi donc la scène : une livraison, un courrier urgent, une inattention, un écart, et mon vélo foutu. Un accident stupide, une chute et quelques égratignures. Mais le pli n’attend pas, il me faut repartir. Pour une fois que je transporte léger ! C’est encore loin pourtant. Alors courir ? Prendre un bus, un train, un métro ? Je ne suis pas au fait du réseau de transport, et les alentours ne me sont pas familiers. J’hésite, encore pantelant. Le flux des passants, intermittent, me fait croire à la proximité d’une station quelque part. J’attache mon biclou tordu à la va-vite – le retrouverai-je seulement ? –, et je pars au petit trot.
L’avenue Hakozaki-Minatobashi. Le pont Minato. Oui, là, à gauche, une bouche de métro.  Kayabachō. Un « H » cerclé de gris clair, un « T » de bleu ciel : Les lignes Hibiya et Tōzai. Je dégringole l’escalier, détale dans les couloirs, me plante devant les distributeurs de tickets. Je mets un bon moment avant de comprendre, devant ce drôle de gribouillis, qu’il me faut payer 180 yen et passer outre. Sur le quai, du monde s’agglutine, s’arrange en files qui s’étirent. Je me faufile, j’attends le convoi prochain, je calcule déjà mon retard. À Kagurazaka j’aviserai. Il est 7:39, l’horloge qui nous surplombe est formelle.
Un carillon retentit. Le métro arrive, déjà bien rempli. Je me glisse parmi les passagers. Debout au milieu du wagon, j’observe la foule silencieuse. Hommes et femmes d’âges tendres ou d’âges mûrs, en manteaux et costumes sombres, assis, debout, dodelinant, ballotés au gré des méandres du tracé souterrain, absorbés dans des rêves diffus. Une annonce enjouée nous prévient d’un arrêt imminent à Nihombashi. Un frémissement se fait sentir, tout le monde semble soudain sur le qui-vive. La rame ralentit, s’immobilise, les portes s’ouvrent et s’ensuit le prodige : c’est un bref appel d’air, alors que disparaissent quelques usagers, vite suppléé par une cohue sans précédent. Je m’agrippe à ma poignée alors que se pressent de tous côtés coudes et bras, dos et poitrines, épaules, hanches, cuisses et genoux, un enserrement de nylon, de gabardine, de lainage, une contiguïté de visages fermés, impassibles, un concert en sourdine de souffles courts et retenus. Le métro repart et mes pieds ne touchent plus terre. Comprimé, compacté, mon corps chiffonné n’est plus qu’appui, que jointure. Je ferme les yeux, je ne respire plus. Je m’abandonne lentement à cette communion, cette fusion qui, jusqu’à la prochaine station, me consume tout entier.
Depuis cette écrasante révélation, tu t’imagines bien que je ne suis plus tout à fait pareil. Ma rancœur et ma peine se sont comme allégées et, même si mes conditions de vie sont toujours aussi spartiates et solitaires, je me prends parfois à songer qu’il me faudrait construire un avenir meilleur. Un avenir plus affable. Un avenir où je n’aurais pas à me soucier de te savoir ailleurs, où je pourrais peut-être un jour retourner dans la vallée pour t’offrir quelques fleurs.
J’ai récupéré mon vélo que j’ai pu retaper ! Je suis toujours coursier, ou bien livreur, ou bien commis. Ou encore autre chose.
J’ai cette envie, désormais régulière, de m’abolir encore. Alors, quand le temps le permet, je cherche les trains les plus bondés, aux heures les plus chargées, pour de nouvelles compressions salutaires. Je commence à connaître quelques rames qui sont particulièrement prisées. Il y a, sur la Chiyoda, entre Machiya et Nezu, la voiture 4 de 8:11, toujours pleine à craquer. La Marunouchi est aussi digne d’intérêt, avec un tronçon bien peuplé, surtout à 7:52 entre Myōgadani et Ochanomizu. J’y goûte des étaux fermes et puissants, surtout en voiture de tête. Si je veux profiter du ciel matinal, les lignes JR peuvent également faire l’affaire, d’autant qu’elles offrent des trains plus longs, qui présentent des choix plus délicats. Les pressages sur la Chūō-Sobu sont mémorables, surtout de Kinshichō à Akihabara, et parfois aussi du côté de Yoyogi le dimanche en fin d’après-midi. 
J’en ressort rincé, repassé, transi. 

Aoki, où que tu sois, sache-le : ton frère, enfin, revit !