vendredi 24 juin 2011

En parties Saigon II

En principe, donc :
- 10 familles de photos
- autant de place qu'il faut


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mercredi 15 juin 2011

Instant Karma

Ce n’est vraiment que quatre jours plus tard que je compris la portée miraculeuse de l’évènement auquel j’assistai, médusé, ce 11 juin, au carrefour du boulevard Phan Đình Phùng et de la rue Lê Văn Duyệt. Le début de la mousson avait déjà enfiévré les esprits et, en ce milieu d’année 1963, nul n’ignorait l’amoncellement des présages mauvais venus du centre du pays. On sentait les humeurs belliqueuses s’infiltrer dans les cœurs de tous, et, poussés par cette peur atavique des combats incessants, mortels et sanglants, on se voyait descendre une spirale vers les tréfonds obscurs de l’âme humaine.

Je ne connaissais rien de Thích Quảng Đức, si ce n’est que je voyais en lui un de ces moines du bouddhisme Mahayana si présent au Vietnam, et dont les pagodes pillées et brûlées par les affidés de Ngô Đình Diệm témoignaient du climat de tension extrême qui traversait la république du Sud. Ces persécutions envers les bonzes exacerbaient la défiance vis-à-vis d’un pouvoir honni et corrompu, et personne ne croyait plus en un règlement pacifique d’une crise qui durait déjà depuis de longues semaines. Pour autant, la population saïgonnaise en avait vu d’autre, et se résignait à courber l’échine devant l’arrogance d’une armée brutale et incompétente, en attendant la suite des évènements. Seuls les étudiants osaient encore tenir tête au régime, et subissaient les assauts de militaires à peine plus âgés qu’eux, dans les dortoirs et les pagodes. On ne comptait plus les blessés, et l’on craignait par dessus tout les réactions du clan Ngô.

C’est dans cette atmosphère lourde d’attentes vaines que je me dirigeai vers l’ambassade du Cambodge. Malcolm Browne – le correspondant de l’AP que j’avais rencontré plusieurs fois auparavant à la terrasse de l’hôtel Caravelle – m’avait prévenu qu’il y aurait dans la journée une mobilisation bouddhiste, que des moines venus de Huế étaient descendus dans la capitale pour protester contre la mise à sac de leur monastère, et qu’il fallait s’attendre à tout. Je n’avais pris qu’un carnet, pour pouvoir noter rapidement les faits, si son tuyau se révélait exact.

Le boulevard Phan Đình Phùng était déjà comble. J’aperçus, au loin, une longue procession de nonnes et de moines, précédés par une voiture de couleur bleu ciel, sur laquelle des bannières proclamaient l’exacerbation des sentiments des religieux persecutés. Au carrefour de la rue Lê Văn Duyệt, tout le monde fit halte. Les moines tinrent conseil un moment. Il semblait y avoir dispute, mais rien dans leurs agissements ne trahissait leur volonté de faire éclat. Soudain, un moine plus âgé sortit de la voiture, se détacha du groupe et vint s’asseoir au bord du trottoir. On lui apporta un coussin, et un jerrican d’essence. Toutes les robes firent cercle autour de lui. Le vieux moine se mit en position du lotus et entama un mantra, manipulant son chapelet. Puis, sans interruption, on versa sur lui le contenu du jerrican, avant qu’il ne s’immole par le feu, toujours récitant, toujours immobile, toujours assis. Ce spectacle fascinant ne souleva aucune protestation. Seul le feulement des flammes couvrait le silence de la foule hypnotisée. Moi-même, qui relate par ces mots ce que j’ai vu ce jour là, ne pus écrire une ligne. Le moine se consumait devant mes yeux, stoïque, ses vêtements en feu, sa tête noircissant, son corps se recroquevillant, sa silhouette disparaissant peu à peu sous les fumées épaisses. Nul murmure, nulle plainte, nul cri. Quelques sanglots, peut-être, venaient couvrir le silence de cette scène.
Ainsi périt Thích Quảng Đức, sur un coin de rue de Saigon, offrant au regard de la foule la plénitude de son destin.

L’affaire, bien sûr, fit par la suite grand bruit. Les moines, galvanisés, réclamèrent justice. Le corps carbonisé de leur martyr fut ramené dans la pagode qui avait vu naître la procession. Là, nouvelle crémation, pour délivrer le défunt. Et, au recueillement des cendres, l’inouï, l’inexplicable, le miraculeux : le cœur du bonze toujours intact, apres la double épreuve des flammes. Il n’en fallut pas plus à la foule, venue prier, pour crier victoire. Une victoire symbolique, certes, mais surtout, une victoire spirituelle contre le gouvernement ouvertement hostile à toute velléité de surnaturel bouddhiste. J’y étais. Je le sais. Ce sentiment ne m’a jamais quitté par la suite ; comment douter devant un tel acte de foi ? Devant une telle preuve de manifestation divine ? Mes écueils sont grands et je ne comprends pas toute la doctrine Mahayana – ni Theravada, d’ailleurs – mais je tiens à souligner ceci : ce n’est pas la mort que Thích Quảng Đức est venu chercher en cette journée du 11 juin ; c’est une rédemption, une renaissance, peut-être. Le voilà pour toujours Boddisattva. Et c’est que ce que crois.