- Hey !
Je suis en train
de regarder des canards patauger près des branches d’un saule. C’est un dernier
petit tour photographique avant de rentrer à l’hôtel, et je profite du temps
clair de cet après-midi de décembre, dans la vieille capitale, pour dénicher
des coins à oiseaux. J’observe donc ceux-là, qui font trempette dans une eau
limoneuse, entre deux jacinthes flottantes.
- Hey ! Hey !
Toi, là !
Je dois être le
seul quidam sur ce quai, à me pencher vers l’onde, appareil aux aguets. Aussi,
je me retourne, surpris. Je cherche l’origine de cet appel intempestif. Les
canards en profitent pour disparaître sous des racines.
- Toi, oui !
Viens !
Ah. C’est bien de
moi qu’il s’agit. Et l’énergumène qui me hèle est à moitié caché derrière une fenêtre
ouverte, au rez-de-chaussée d’un restaurant indien. Voyant que je l’ai vu, il
reprend la mastication de sa galette et me fait de grands signes de sa main
libre. J’hésite une seconde. Je n’ai pas d’appétit à cette heure, et, quand
bien même, je préfère un phở à un naan. Mais devant ses gesticulations répétitives
et enthousiastes, je me rapproche, jusqu’à m’accouder sur le cadre de l’ouverture.
Il finit une bonne bouchée, et, sitôt capable d’articuler, se lance.
- Bel engin !
Reflex, hein ?... Dix-huit soixante-dix millimètres... Ouverture maxi à trois
point cinq… Nikon, non ? Moi, chuis plutôt Canon, mais chacun fait c’qui
veut… Ecoute mec. Y a un truc pas loin, c’est de la bombe. J’viens juste d’arriver
ici, et j’suis tombé là-dessus, mec, et j’te jure, tu vas pas l’croire. Là-bas.
Tu vois ? La bâche bleue ?
Je suis son doigt,
qui désigne l’extrémité d’une presqu’île, juste en face. Pas de moindre oiseau à
l’horizon, mais une grosse tache bleue, devant la mosaïque des maisons qui débordent
sur les rives.
- Non, non, mais ça,
c’est les chiottes. C’est ce qui se passe derrière ! Et là, mec, prépare
ton artillerie ! Chais pas quel est ton réseau, Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter ou un autre , mais tu vas moissonner grave. Des like à n’en
plus finir. C’est limite du Pulitzer ! Là, tu passes par cette passerelle,
un peu plus loin, et tu te glisses discretos dans la foule. Tu feras tache, c’est
sûr, mais avec ta gueule de blanc-bec et
ta tignasse peroxydée, tu diras que t’es en reportage ! Pour National
Geographic ou un truc dans le genre ! Ouais, tu vois ? De la balle !
Y a toute la pègre du Nord Vietnam réunie ! Ça parie à tire-larigot dans ce coin, du
lourd ! Fonce !
Là-dessus, il mâchouille
encore et me regarde en hochant la tête. Je prends congé. Je suis son conseil.
Je traverse un
petit pont, par-dessus des eaux lourdes. Très vite, il y a affluence. Il n’a pas
menti : l’endroit devient bondé de tronches patibulaires, anorak, vestes de cuir
et rases tonsures. C’est du couillu partout. Et les premiers attroupements
vibrent de cris surexcités. Je me glisse dans la foule, pour enfin distinguer l’objet
de ces bruyantes cohues.
Des coqs. Des
combats de coqs. Je suis tout étonné de voir que la pratique perdure. Il me
semblait que les autorités, dans tout le pays, avaient interdit cette coutume. Pas
tant pour le côté cruel d’un gallinacée qui crève sous les picorements d’un autre,
mais pour endiguer l'afflux de paris sauvages. Faut croire donc qu’on laisse
faire, pour le plus grand plaisir des groupies endimanchés qui vitupèrent d’une
arène à une autre.
J’avise un moine
de passage, tête lisse et tunique grise, sur le bien-fondé de la manifestation.
Et lui me certifie que tout ce monde s’amuse, coqs compris.
- Il n’y a plus de
mise à mort, voyez ? Chaque volaille a sa chance, et s’il est trop blessé
pour continuer le combat, on le déclare forfait. Comme ça, on reste dans les
clous, tout en respectant nos traditions. C’est notre pagode Ngũ Xã qui
organise depuis toujours ces pugilats, et on ne va pas abandonner ce folkore ! Le
grand gagnant se réincarnera en dragon, ou en abbé, pour protéger notre communauté !
Tel est notre legs, sur notre petite île…
J’opine, je
mitraille. D’arènes en arènes, sur des tapis multicolores, les coqs se toisent
et s’attaquent. Les plus estropiés sont vite retirés, pour des soins de
jouvences, avant de retrouver leur cage. Les vivats, et les billets, changent
vite au gré des rencontres.
Ce n’est que lorsqu’un
groupe de jeunes loufiats entreprenants s’en prend à mon attirail et mes roubignolles que je sais qu’il me
faut déguerpir - ma crête est mise à prix - pour retrouver des rues plus calmes.
C’est bon, j’ai eu mon compte de photos de plumes.
Je garderai les miennes.
Je garderai les miennes.
Et j’écrirai un
billet, qui ne sera pas lu.