T’as mal aux
cheveux. Tu te réveilles ensuqué, et il te faut quelques secondes pour te
souvenir de la chambre où tu te trouves. Ah oui, Hà Nội. L’hôtel. La chambre
aveugle, lit double, le robinet qui goutte. Tu regardes le réveil. Huit heures
vingt. Courte nuit. Tu restes au lit quelques minutes encore. Faudra prendre
une aspirine, mais là, sans bouger, ça va. Ça s’est vraiment bien passé hier.
La salle n’était pas pleine, mais le public était chaud. Très bonne
représentation, peut-être la meilleure. Et la dernière aussi. Et puis après,
resto, fiesta, picole, picole, et un dernier verre ou deux encore, pas loin du
lac de la Tortue, dans le quartier des 36, là où les bars ne ferment pas. T’es
rentré en marchant de traviole, content, fourbu. T’as dû te dessaper vite fait,
et boum, au pieu. Un sommeil sans rêve, et maintenant une bonne gueule de bois.
La journée s’annonce bonne.
Tu te douches,
eau chaude, eau froide, eau chaude, et ça atténue un peu le mal de bu. Tu
t’habilles, et rassembles tes affaires. Un dernier tour de clef, et tu libères
la chambre. Tu descends, la réceptionniste te reconnaît, tu demandes si tu peux
laisser ton sac ici, tu reviendras le chercher vers midi, elle opine, et tu
sors. Il fait beau, un peu frisquet. Tu as déjà mis ton appareil photo en
bandoulière. Tu jettes un œil à la petite carte déjà froissée de la veille,
pour reprendre tes repères. Tu es à un jet de pierre de la voie de chemin de
fer, et la gare semble être un bon point de départ pour une errance diurne dans
la ville. Au premier carrefour, tu t’arrêtes pour un café glacé, que tu avales
en trois lampées.
La gare de Hà Nội,
tu y étais déjà descendu. C’était il y a vingt ans, et tu venais de Chine, pour
découvrir un Vietnam fantasmé, tout de chapeaux coniques portés par des filles
en bicyclette, sur fond d’affiches de marteaux et faucilles. Tout juste
débarqué du train, tu étais allé te perdre le long des larges rues qui mènent
vers le fleuve rouge, et tu avais aimé ça. La clameur des vendeurs de rue, le
vrombissement des motocyclettes, la langueur des vieux affalés sur les bancs
publics, les eaux apaisantes des étangs. Tu étais resté quelques jours
seulement, puis tu étais reparti. Il y avait d’autres pays en Asie qui
attendaient ta venue.
Il y a plus de
bruit maintenant. Plus de trafic, plus d’immeubles. Le soleil tape plus fort.
Tu te dis qu’il faudrait peut-être te balader dans des coins moins exposés. Tu
continues, toujours en longeant la voie, en quête du premier passage à niveau,
vers la droite. Par-là, d’après ton plan, les quartiers semblent plus tortueux.
Tu devrais pouvoir te perdre à nouveau.
Tu prends des
photos, au gré de ta marche. Tu t’arrêtes souvent, finalement, pour guetter tes
sujets. Ça prend du temps, d’être à l’affût, et discret, et poli aussi. Passée
la rue Khâm Thiên, tu t’engages dans un lacis de venelles, ces ngô labyrinthiques
qui tissent leur toile de voisinage en voisinage. Tu t’orientes comme tu peux,
et tu demandes souvent ton chemin. Oui, il y a bien un lac par-là, le Văn
Chương, avec ses pêcheurs et ses jets d’eau. Plus loin, c’est le vacarme de la
circulation sur l’avenue Tôn Đức Thắng qui reprend ses droits, et tu fais un
peu la gueule, rapport à ta lancinante migraine. Tu repiques vers le nord, car
tu sais qu’il y a, un peu plus loin sur ta droite, le Temple de la Littérature
qui, s’il sera probablement pris d’assaut par la gent estudiantine, offrira
tout de même un répit à la cacophonie ambiante.
Dont acte. Toutes
ses cours sont pleines. C’est jour de remise de diplôme et d’envolées de
toques. Tuniques exigées, pour célébrations mandarinales. Tu te mêles à la
foule des spectateurs attendris, et tu captures au passage deux ou trois
portraits.
Avec ça de pris, tu poursuis ta balade, toujours vers le nord. Le
bric à brac des ngô laisse place nette au quartier des résidences coloniales. C’est
cossu et cosy. Tu vois devant toi s’ouvrir la perspective de l’esplanade du Mausolée
de Bác Hồ, que tu contournes. Tu lui as déjà offert tes condoléances la dernière
fois, et tu le laisses en paix. Tu obliques à gauche, et, au jugé, tu t’enfiles
dans une rue sinueuse, qui s’arrête net au portail d’un parc. Tu ne sais pas
trop, dans ce coin bardé d’uniformes, si tu peux aller plus avant, mais tu
avises une guérite où l’on vend des billets. Alors, pour quelques milliers de đồng,
on te laisse pénétrer dans le Jardin Botanique. Là, les arbres sont très vieux
et très hauts. Tu choisis un banc au bord de l’eau, omniprésente dans cette
ville un brin lacustre, et tu laisses ton regard se poser longtemps sur les
reflets qui changent. Ton ciboulot semble apprécier l’exercice. Tu fermes les
yeux. Tu laisses couler.
Tu te souviens de
ces moments passés alors. Au bord d’un autre lac, sûrement. Mais pas si loin d’ici.
Elle voulait juste te faire découvrir sa ville, depuis le vieux centre jusqu’aux
faubourgs campagnards. Elle conduisait sa Honda Cub prudemment, sans embardée
ni coup de klaxon, louvoyant entre les bus et les cyclos. Elle avait bien aimé
tes histoires sans queue ni tête, et aussi tes silences. Tes yeux ouverts et
tes paupières fermées. Elle t’avait dit au revoir sur le quai, et vous êtes devenus
étrangers de nouveau. Tu te souviens, c’est tout, et tu décides de te lever, de
sortir de ce parc, et de revenir vers l’hôtel.
Tu te retrouves
un peu plus loin à la croisée de Thụy Khuê et Thanh Niên, là où la digue sépare
les eaux de l’Ouest et de Trúc Bạch. Tu t’y engages pour aller voir les pagodons
du temple Trấn Quốc, histoire de psalmodier quelques prières. C’est que, tu ne
sais jamais quand tu pourras revenir marcher dans les rues de Hà Nội, seul ou
bien accompagné, et tu préfères jeter un souhait là où les flots s’étendent.
C’est, tu penses,
une confiante manière de clore ce chapitre.
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