mardi 5 août 2025

De stratis urbanis

De là-haut, tout peut s’expliquer. Il faut tout expliquer. Depuis la fondation, il y a deux mille ans, de la première cité gallo-romaine sur cette colline de Fourvière jusqu’à la mise en service des tours de refroidissement de la centrale nucléaire du Bugey mille neuf cent quatre-vingts ans plus tard, tout peut être prétexte à récits et palabres, fables et digressions. Le point de vue s’y prête bien sûr, puisque l’on domine la plaine rhodanienne jusqu’aux premiers contreforts occidentaux du massif du Pilat. En regardant autour de soi, sur cette large esplanade arborée, on peut se figurer les formidables banquets que les Ségusiaves, les Éduens et les colons romains organisaient régulièrement en l’honneur du lieu Lug, festins pantagruéliques évidemment, arrosés des meilleures piquettes mises en amphores depuis la narbonnaise ou la péninsule ibérique. C’est qu’il le mérite bien, Lug. Ce n’est pas n’importe quel dieu, n’allez pas croire. Non, Lug, qui a pour aïeux les Dioscures, est Samildanach, l’inventeur de tous les arts, rien de moins, et il est aussi la cause de la levée du soleil et de son coucher. Psychopompe à ses heures, il accompagne les âmes dans l’au-delà, quand ça lui fait plaisir. On aurait tort, donc, de ne pas lui rendre hommage à chaque fête calendaire, nombreuses dans cet oppidum cosmopolite, en exhibant ses emblèmes symboliques : une lance, une harpe, une fronde, ou bien un sanglier, un corbeau, ou plus trivialement une tige, une paille, un fil ou une corde, un crin, un poil, un lien. Il est accommodant, Lug, du moment qu’on ne le compare pas à Mercure. Ainsi donc, inspirés comme il se doit, on ripaille en bonne entente entre Romains et Gaulois, et le commerce fait florès. On élargit le périmètre du bourg, qui déborde de l’autre côté de la Souconna – l’actuelle Saône –, alors que la colline se dote de tous les attributs d’un urbs romana : temple capitolin, curie, thermes, forum, théâtre, odéon, demeures patriciennes, granges, halles, réservoirs, aqueducs. Il y a même un sanctuaire fédéral des trois Gaules – la Lyonnaise, l’Aquitaine et la Belge –, sur le versant opposé, adjoint à un amphithéâtre, pour y honorer l’empereur. Lugdunum attire du chaland, de la piétaille et du pécore, qui vont s’installer hors des murs, à Condate, là où se rejoignent, « au pied d'un mont doré par l'Orient, deux fleuves réunis en un large torrent », comme l’écrit si bien Sénèque. La ville prospère et devient, en 27 av. J.-C., Caput Galliarum. Elle fournit même deux empereurs à Rome, Claude et Caracalla, qui assisteront tous deux – à deux siècles d’écart – à la subreptice et irrépressible diffusion de la parole philanthropique d’un nouvel homme-dieu venu du Levant. Au déclin de l’Empire, la Colonia Copia Lugdunum perd et de son statut et de sa superbe. Le vieux cœur antique voit sa population décroître fortement, en raison du pillage des canalisations en plomb des aqueducs, qui ne parviennent pas à être remis en état par des autorités locales défaillantes. On vient alors s’établir près du fleuve, sous le joug des nouveaux maîtres du territoire, ces Burgondes barbares et barbus buveurs de bières bataves, qui ne sont pas trop regardant, tant qu’il y a de la maille à se faire. C’est qu’elle est idéalement située au carrefour des échanges européens – échanges de biens, d’idées, de cultures -, ce qui favorise l’établissement de nombreuses communautés étrangères, franques, alémaniques, goths, syriennes, grecques, puniques, numides, maures, gétules, avec quelques juifs qui se mêlent à cet agrégat de marchands, de mercenaires, d’artisans et de prêcheurs itinérants. On y encense Mithra, Isis ou Cybèle, qui ont la sapience de la mettre en sourdine. La tendance est à la christianisation menée à croix raccourcie ; la ville basse se débarrasse de ses temples païens pour embrasser la vraie foi, sous la houlette des premiers Pères de l’Eglise qui psalmodient d’étranges hymnes ou résonnent voix de femmes et d’hommes à égale portée. L’un de ces premiers évêques, Sidoine Apollinaire, est un homme au caractère vif et facétieux, prompt à se mettre lui-même souvent dans la mouise, puis à faire amende honorable a coup de panégyriques bien sentis, louvoyant entre de précaires appuis du côté de Rome et ses nombreuses accointances wisigothiques déjà converties. Sa plume, tout aussi poétique que politique, illustre bien l’air de ces temps incertains, ni tout à fait romains, ni tout à fait médiévaux. Le Ve siècle s’achève, tout comme, sans accroc majeur, vont le faire les suivants. La ville, blottie autour des berges serpentines de la Saône, se calfeutre et s’engourdit. Le Haut Moyen Âge égrène ses litiges et ses grabuges entre Burgondes et Francs, et la région tombe entre les mains du roi de Neustrie, qui n’a que faire de cette bourgade pieuse et âpre aux gains. À la renaissance Carolingienne, la ville ne change guère de visage, mais entérine l’importance de son pouvoir religieux. C’est l’époque des archevêques dont les prérogatives terrestres dépassent de loin les enjeux spirituels. Ces mitrés-là dirigent de facto la cité, située trop loin des salles du trône pour que les différents monarques qui l'ont en leur gérance puissent la superviser réellement. Certains se permettent même de s'insérer dans les grands conflits de leur temps, tel un Agobart, qui fricote avec les fils renégats de l’empereur Louis le Pieux, ou bien encore Buchard II, qui dans les années 850 s’enorgueillit d’occuper la charge d’archichancelier pour son demi-frère Rodolphe III, dernier roi des deux Bourgognes. Bref, on s’occupe comme on peut entre glaive et goupillon. Dans la même veine, l’urbain ne se modernise guère. Bien sûr, on se lance dans l’édification d’une manécanterie dans le quartier canonial de Saint-Jean, au pied de Fourvière, là où s’agrègent les bures et les tonsures, on rénove et agrandit les paroisses existantes – l’abbatiale d’Ainay, l’église Saint-Paul –, qu’on enclot de murs bien épais percés çà et là de quelques portes bien gardées. Il faut tout de même attendre le XIe siècle pour que la Saône soit enfin enjambée d’un pont de pierre, ce qui amorce l’essor du bâti sur la presqu’île, surtout autour du quartier de Saint-Nizier. Mais mises à part ces quelques altérations, le paysage reste le même : autour de la bourgade, fermes et champs, vergers, vignes, marécages, bois, forêts. Quelques centaines d’années s’écoulent encore, sans trop d’anicroches. Il faut attendre le XIIIe siècle pour qu’enfin la cité sorte de sa torpeur. Sa population s’accroît alors fortement, comme en témoigne la construction de nombreux hôpitaux, de couvents et de faubourgs qui occupent les rives du Rhône. La complétion du premier pont de bois sur ce large fleuve marque aussi l’ouverture sur de nouvelles pâtures, pour l’heure foulées par quelques croisés ivrognes et colériques en route vers des contrées incultes. L’époque est aussi à l’échafaudage de la Cathédrale Saint-Jean-Baptiste-et-Saint-Étienne, dont on peine encore à voir les premiers arcs brisés, mal étayés par d’inexpérimentés maîtres bâtisseurs locaux, qui ne sont pas aussi versés dans les arcanes gothiques et flamboyants que leurs acolytes rouennais, chartrains ou encore parisiens parviennent à ériger. L’édifice ne sera terminé qu’en 1480 – un peu de patience, que diable ! – et, pendant ce temps, Lyon est le théâtre de luttes intestines entre un siège épiscopal arcbouté sur ses privilèges et des nobliaux avides de charges nouvelles, convoitant surtout l’exercice de la justice séculière. L’Église, sous pression d’ordres mendiants installés depuis peu – Augustins, Bénédictins, Cordeliers, Carmes et Clarisses – finit par lâcher du lest et se soumet aux bons désirs du roi Philippe le Bel qui parvient enfin, le 13 mars 1311, à poser un pied dans la ville, laquelle se place de facto sous tutelle monarchique, rejoignant ainsi le concert des cités vassales où la bourgeonnante bourgeoisie veut pouvoir faire négoce en paix. Drapiers, pelletiers, ferronnier, orfèvres, pinardiers, menuisiers, tous désireux de faire la foire et faire affaires. La presqu’île se peuple en îlots épars, tandis que tournent moults moulins le long des berges du Rhône. C’est là, hors des murs, que l’on trouve les corps de métiers aux relents méphitiques : tanneries, fours à briques et à tuiles, forges, savonneries, teintureries, qui se disputent les grèves les plus meubles, bien en aval des lavoirs et des bains. On vit avec son temps, d’artisanat local, de besoins limités, ce n’est pas très habile ni très recherché. Bref, on vivote toujours. Seuls les aubergistes et les changeurs du coté de Saint-Paul tirent quelques marrons du feu, de ces larrons qui passent de pays avignonnais en territoires tarentais et qui causent en mille patois. Ce sont d’ailleurs ceux-là qui chemin faisant, colportant ont-dits et maladies, transmettent sous leurs brocards la fameuse peste noire. On en meurt beaucoup en 1348. Rebelote en 1361, en 1375, et plus tard en 1451, 1469 et 1494. Ce ne sont pas, bien évidemment, les seules afflictions qui viennent frapper la populace – l’ergot de seigle veille au grain, entre deux tuberculoses – mais de fortune à bon cœur on finit toujours par ne pas y succomber. On aurait tort, d’ailleurs, de s’apitoyer sur son sort, alors que les temps changent. Un procédé révolutionnaire, venu d’outre-Rhin au mitan du XVe siècle, permet la réplication quasi-instantanée des anciens manuscrits et la diffusion de nouveaux écrits. Renaissent ainsi de vieux savoirs, surtout en provenance d’Italie, où l’on se pique de retrouver la sagesse gréco-latine des traités de médecine, d’architecture, de stratégie militaire, d’alchimie, de rhétorique, de musique ou encore de poterie. Lyon profite de sa position avantageuse et voit ainsi fleurir de nouveaux négoces à la faveur des foires et autres grands raouts marchands. Les banquiers – Médicis en tête – ne sont pas en reste et ouvrent officines pour faire fructifier leurs créances, tandis que les premiers ateliers de tissage de soie font leur apparition, encouragée par le roi Louis XI qui, suite à l’engouement de sa cour pour ces trames chamarrées, souhaite contenir la fuite de ses capitaux vers les territoires transalpins. Les boutiquiers lyonnais renâclent. Ils ne veulent pas se mettre à dos leurs fournisseurs. Il faudra attendre la venue d’un certain Stefano Turchetti, artisan piémontais, qui obtient, en 1536, le privilège de la fabrication des étoffes d’or, d’argent et de soie de François 1er en personne, alors que la France est en conflit avec Gênes, grande pourvoyeuse de ces tissus si recherchés. Le succès est immédiat, les bénéfices immenses. Les maîtres de métiers prolifèrent et le savoir-faire se développe, de simples soies unies aux façonnés polychromes. Le tissu urbain, lui, ne s’étend guère. Il se densifie, surtout le long de la Via Mercatoria – l’actuelle rue Mercière – qui relie Saône et Rhône. Durant les guerres de religion, un capitaine cruel, farouche, protestant et dauphinois, le bien nommé François de Beaumont, baron des Adrets, installe ses bouche-à-feu sur les prés de Belle-court et pilonne les murailles qui enserrent les cloîtres des chanoines du côté de Saint-Jean. C’en est enfin fini de la place forte des prieurs de Fourvière. Sur la presqu’île, de nombreuses nécropoles rattachées aux couvents et paroisses sont transformées en places publiques – c’est le cas des Jacobins et des Célestins. Plus bas, l’hôpital de la Charité se construit de 1617 à 1622, ouvrant ses portes sur la large esplanade Bellecour toujours occupée par la troupe. Quant au large fossé des Terreaux situé au pied de la colline de la Croix-Rousse, il est lui aussi comblé pour permettre l’allotissement des basses pentes, encore peu aménagées. Sous l’Ancien Régime la population continue de croître et le bâti de pousser. Nombreux sont les immeubles qui dépassent les cinq étages, rendant certains quartiers suffocants et insalubres. Les Canuts en savent quelque chose, entassés qu’ils sont dans leurs ateliers où claquètent sans discontinuer les métiers à tisser. Par contraste, d’imposantes maisons nobiliaires embellissent les Terreaux et les abords des Cordeliers, desservies par des rues tracées plus au cordeau, aérées de douces brises fluviales. D’ambitieux architectes et ingénieurs tentent de repousser les limites de la ville : ainsi d’Antoine Michel Perrache qui, dans les années 1770, impulse le projet de rendre habitable le sud d'Ainay, en comblant les chenaux pour rallonger la presqu'île. D’une grande complexité, ce plan ne voit pas le jour de la vie de son concepteur, et n'est achevé qu'au XIXe siècle. Un peu plus loin, sur la rive orientale du Rhône s’étend une plaine alluviale très peu occupée, parsemée de broteaux – des îlots, en parler lyonnais – sous la tutelle des hospices civils de Lyon depuis la première moitié du XVIIIe siècle. En 1754, le fleuve en crue sort de son lit et change de cours, asséchant ports et moulins. De grands travaux sont entrepris pour élever une digue qui détourne les flots un peu plus à l’ouest – au niveau du lac du futur parc de la Tête d’or – rendant l’ancien lit du fleuve propice à la fondation de nouveaux quartiers d’agréments, d’industries, d’entrepôts, où il ferait bon baguenauder, si l’on en croit la représentation qu’en fait son promoteur, le peintre architecte Jean-Antoine Morand de Jouffrey. C’est ainsi qu’apparaissent, dès 1765, haies et allées arborées serties de quelques pièces d’eau, mais le bâti se fait attendre. La construction d’un pont de bois sur le Rhône, entre les Terreaux et les Brotteaux, est décidée avec l’accord de la ville en 1767 et celui du conseil du roi en 1771. Conçu par Morand, il est inauguré en 1775. Pour autant, ce nouveau quartier n’attire, quand survient la Révolution, que quelques promeneurs, plutôt insensibles à la Grande Peur. Le XIXe siècle apporte son lot de changements, tant politiques que technologiques, qui modifient l’urbanisme en profondeur. En 1831 sort de terre le Fort des Brotteaux, premier ouvrage fortifié qui constitue, avec la redoute de la Tête d’or, la lunette des Charpennes et la redoute du Haut-Rhône, la ceinture de Lyon : voilà pour la défense orientale de la ville, qui craint que l’Autrichien royaliste ne vienne jouer au revanchard, avec ses mousquets et ses canonnières. Fausse alerte. Tout s’accélère quand les premières locomotives à vapeur ahanent et s’époumonent de gare en gare, depuis Paris jusqu’à Marseille. Ainsi, quand en 1845 le voyageur ferrovipathe veut faire halte à Lyon, il lui faut connaître la géographie de la ville : en provenance de Paris par Saint-Etienne avec la Grand-Central ?, vous arriverez gare du Bourbonnais. Passager de la PL depuis la capitale ? C’est à Vaise que vous débarquerez. Ou bien alors venu des rivages méditerranéens ? Bienvenue à la gare PLM de la Guillotière ! On simplifie tout cela avec la mise en service de la gare de Perrache, parachevée en 1856, grâce à laquelle circulent tous les trains selon un axe Est-Ouest, passant sous les collines et sur le Rhône, pour établir correspondance avec la ligne Lyon-Genève dont le terminus est à la gare des Brotteaux, ouverte en 1859. La cité lyonnaise voit se créer de larges quartiers bourgeois tandis que l'expansion soyeuse et industrielle amène une population ouvrière très importante. L’urbanisme grignote les alentours des Brotteaux vers Bellecombe, de la Guillotière vers Montplaisir, de Vaise à la colline de La Duchère. Sous la férule du maire et préfet Claude-Marius Vaïsse, féru de renouveau haussmannien, on perce sur la presqu’île deux larges avenues, on rénove les ponts, rehausse les quais, dessine parcs et squares, allume des réverbères – question de prestige et surtout de sûreté publique. À l’industrie textile mécanisée grâce au métier Jacquard et à la machine à coudre de Barthélemy Thimonnier viennent s’adjoindre d’autres fleurons de l’inventivité locale : la sidérurgie des frères Frèrejean, le cinéma des frères Lumière, les teintures bleues de Jean-Baptiste Guimet ou la chimie de son fils Emile, dont la « Compagnie des produits chimiques d'Alais et de Camargue » amorcera la création du groupe Pechiney. Bref, ça carbure, et Lyon se fond dans le moule des grandes cités industrielles françaises. Sous la Troisième République, on y poursuit une modernisation à marche forcée, par l’établissement des facultés sur les quais du fleuve, d’un grand lycée près du parc, d’un palais préfectoral, de grandes halles à abattoirs, d’un stade aux dimensions olympiennes et d’un centre hospitalier laïc construit sur les faubourgs de Grange-Blanche. Enfin, on érige au faîte de la colline de Fourvière une basilique sardanapalesque, au style résolument romano-byzantin, à la gloire de la Vierge Marie, dont on loue l’indéfectible protection lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Le monument, terminé en 1884, surplombe toute la ville de sa superbe un rien ostentatoire. Douze ans plus tard, les rivets et poutrelles d’acier de la tour métallique de Fourvière sont tous assemblés, pour certifier aux Lyonnais que leur cité, certes bénie par la bonne maman de Dieu, peut aussi s’avouer fière de proposer un pinacle métallurgique pour couronner l'Exposition universelle, internationale et coloniale de Lyon en 1894. Simple tour d’observation, elle se veut le pendant de la Dame de Fer qui fait depuis cinq les gros titres de la presse à sensations. Au XXe siècle, on consolide. La montée en puissance des groupes industriels - les Berliet, Rochet-Schneider, Gilliard-Monnet-Cartier – prouvent la résilience des capacités ouvrières locales qui, malgré la Grande Dépression et les soubresauts de la montée des périls, tiennent bon, à l’exception des tisserands, dont les affaires périclitent au profit des précipités chimiques et des assemblages de châssis roulants. Lorsqu’en 1939 la France tombe sous la charge teutonne, Lyon hiberne, mais la Résistance y couve. A partir de 1942, on y sabote, on y complote, on y attente à la vie de miliciens et de gestapistes. Lesquels fliquent, intimident, torturent, assassinent. Le climat y est lourd et suspicieux. La Wehrmacht finit par battre en retraite à la fin de l’été 1944, oblitérant derrière elle la plupart des ponts et passerelles, qui seront vite remis sur pied. Alors on reprend souffle, on règle ses comptes en douce, on embraye, on passe l’éponge. Les Trente Glorieuses favorise l’expansion de la ville, qui voit sa population croître d’un tiers. Il faut du logement de masse, que l’on construit en périphérie, à Mermoz, Rillieux, Tassin, Vénissieux. On veut aussi du moderne, de l’efficient. Louis Pradel, maire bâtisseur, met la main en 1957 sur la Part-Dieu, vaste terrain de friches et d’anciennes casernes en marge des Brotteaux. Là, il confie la maîtrise d’ouvrages à son urbaniste en chef, Charles Delfante, qui ne jure que par blocs : sont donc projetés l’élaboration côte à côte d’un pôle culturel, d’un pôle commercial, d’un pôle administratif, garnis d’immeubles de bureaux, de barres d’habitations, et desservis par une grande gare centrale à l’architecture corbuséenne. Ça bétonne. Ça détonne. C’est minéral, ordonné, stérile. Et ça se voit de loin, puisqu’en son cœur est fiché, en 1977, une haute tour cylindrique coiffée d’une pyramide qui domine la ville de ses 165m. Qu’on l’adule ou qu’on l’abhorre, elle fait dorénavant partie du paysage, comme un crayon taillé sur un ciel toujours vierge. À la nuit, ce nouveau quartier scintille de mille lucarnes toutes identiques, en teintes bleues ou orangées. C’est le nouveau visage de ces cités modèles, où tout fonctionne sur courant alternatif, qui provient de la fission de l’atome dans de nouvelles centrales plantées dans les campagnes environnantes. Celle du Bugey qu’on aperçoit fumer nonchalamment fait tourner ses turbines depuis 1972, en tranches nucléaires de plus en plus puissantes. C’est qu’il en faut, du jus, pour faire fonctionner tout ça, ces usines, ces magasins, ces métros, ces funiculaires, ces TER, ces TGV, ces ascenseurs, climatiseurs, ordinateurs, téléviseurs, réfrigérateurs, congélateurs, autocuiseurs, aspirateurs, mixeurs, chauffe-eau, lave-vaisselle, sèche-linge, grille-pain et autres micro-ondes !... Bon. Assez de soliloques, allons plutôt faire un tour, maintenant qu’on sait d’où l’on vient.

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