Fonder une ville sur la rivière des Perles ! La faire prospérer sous la férule de vieux royaumes éteints... La faire rayonner et connaître de par le monde ! Elle s'appelle par ici Panzu, Guangzhou par-là ! On entend même son nom en Perse, ou l'on rêve de Sin-Kalan.
Et de rêve en curiosité, voilà ces Persans qui saccagent la ville le 30 octobre 758. Date bien précise, parce que les Chinois tiennent leurs livres à jour. Pour preuve, c'était le jour de Guisi, du neuvième mois lunaire de la première année de l'ère Qianyuan de l'empereur Suzong de la dynastie Tang.
Les Persans pillent, ce qui n'entame pas la renommée de la ville, qui parvient tout de même, et bien plus tard, aux oreilles des Portugais installés depuis peu à Goa.
Là, on trafique et on évangélise beaucoup.
Ces Portugais aiment faire coup double, et essaimer de comptoirs à bonnes paroles. Ils voguent le long des côtes d'Annam, de Hainan et posent le pied, en 1557, sur une péninsule à la jetée des Perles. Il y a là quelques hameaux de pêcheurs dont les ancêtres ont toujours vécu sous la protection d'A-Ma, une jeune fille fantôme. Et un temple où l'on invoque son esprit, pour apaiser la mer et remplir ses filets. Les Portugais notent : Templo de A-Ma, et baptisent l'endroit Amacao.
Les affaires continuent sous les meilleures auspices, mais c'est en Europe que cela tourne mal. Les Habsbourgs d'Espagne ont conquis le trône Portugais. Macao, si loin, ne reconnaît rien. Elle a bien des démêlés avec les Hollandais qui canardent de temps à autre, mais elle ne défend que sa couronne. En 1640, les Habsbourgs sont chassés, et l'on gratifie Macao l'extrême-orientale de Cidade do (Santo) Nome de Deus de Macau, Não há outra mais Leal. La loyauté commerciale ou celle des soutanes.

Ça colonise à tout crin et l'on se bouscule à l'embouchure des Perles. Les premiers, Portugais et Hollandais, sont toujours là et se frittent maintenant avec les Espagnols, les Français et les Anglais. On convoite cette soie, ce thé, ces épices que les Perses avaient sentis en leur temps. On a des canonières à présent, et des arquebuses. Les Anglais obtiennent concession et la British East India Compagny s'installe à Guangzhou, suivis par les Français dont l'oreille, peu amène en dialectes indigènes, convertit ce nom de ville trop asiatique en Canton. C'est plus commode et l'on s'entend mieux parler. Les Cantonais sont un peu furieux de se faire bousculer de la sorte par tout ces hommes poilus qui professent par les armes, les croix, et un usage par trop narcotique de l'opium. L'empereur Qianlong se fâche et cantonnent tous ces étrangers, en 1760, dans un district de la ville, pour mieux surveiller ces perfides colonisateurs. Las, les Anglais, s'accrochent à ces marchés lointains. Acheter aux Chinois, c'est bien, mais leur vendre cet opium venu d'Inde, c'est encore plus lucratif. D'autant que les opiomanes sont de dociles clients. Les Qing fulminent : que l'on trafique, soit, mais que l'on drogue les sujets des fils du Ciel !
Ces scrupules n'étouffent pas les Anglais. Ils complotent et convoquent la guerre, qu'ils mènent à coups de canon sur les troupes chinoises. On a là une bataille navale un peu baroque : Le Thomas Coutts, navire quaker, s'introduit dans les eaux cantonaises. Il ne veut pas dans ses cales de cet opium abject. Charles Elliott, sujet britannique et superintendant aux affaires du commerce, est outré. Il fustige ce navire trop bien-pensant et ordonne le blocus de la rivière, qu'un autre navire anglais, le Royal Saxon, ignore. Les Chinois, circonspects, tirent un coup de semonce, sans trop savoir qui des marchands ou des soldats, sont les plus dangereux. S'ensuit une rude empoignade où la plupart des vaisseaux Qing sont coulés.
Les Britanniques gagnent contre l'empereur, d'abord à Canton, puis à Ningpo et sur la rivière Yangtse. À Nanking, ils le traitent fort mal. En 1842, l'Angleterre contraint la Chine à lui ouvrir les ports de Canton, Foochow, Amoy, Ningpo et Shanghai. Elle revendique aussi la propriété sur un groupe d'îles qui lui a servie de base arrière. Si l'on s'en réfère aux cartes, c'est l'île de Hèung Góng, où un certain Jorge Alvarez avait bâti un avant-poste portugais trois siècles plus tôt.
La reine Victoria se fit dédaigneuse à l'égard de ces îles montagneuses aux confins de la terre. Mais c'était maintenant une propriété de la couronne, un caprice de plus des histoires de lignée. Pour l'heure, on capitalisait en Chine et l'on ramassait même les miettes. C'est que le traité de Nanking était une bonne affaire : voilà les sujets britanniques exempts du moindre compte avec les autorités chinoises et libres de fixer leurs tarifs. En sus, on leur offre 21 millions d'onces d'argent en compensation de leurs pertes. En Chine, on courbe l'échine, honteux et revanchard. Et l'on attend le vent tourner.
Le 8 octobre 1856, des officiers de l'empereur Qing abordent l'Arrow, un vaisseau chinois enregistré à Hong Kong. Soupçonné de piraterie, l'équipage est mis sous séquestre. Provocation, crient les Anglais, pour qui l'Arrow venait d'être placé sous la protection de la couronne. Ils en rajoutent, arguent du fait que les officiers chinois ont insulté le drapeau britannique en posant le pied sur un vaisseau anglais. Et, puisque c'est de bonne guerre, ils attaquent de nouveau Canton l'année suivante. Le gouverneur de la ville, Ye Mingshen, appelle au calme, mais devant les canonières anglaises et américaines, la population fait de la résistance. En Europe, on bat le rappel : les Anglais appellent à la rescousse tout ce que le continent compte de puissances impérialistes. Les Français et les Russes rappliquent illico, et se frottent les mains. Canton est mis à sac une fois de plus et Ye Mingshen est exilé à Calcutta où il se laissera dépérir. Les Qing voient leur empire vaciller. Voilà ces diables d'étrangers libres de saccager Pékin, de pénétrer dans les provinces reculées, de réclamer toujours plus : le traité de Tientsin est à cet égard exemplaire. Des millions de taels d'argent de réparation, des ambassades et des concessions étrangères installées sous la barbe de l'empereur, un commerce sous les diktats.
En 1860, la convention de Pékin entérine toutes ces humiliations. Les Anglais récupèrent la péninsule de Kowloon, qui fait face à l'île de Hong Kong. Finauds, ils nomment Boundary Street la voie qui longe la frontière avec la Chine, et se remettent de plus belle à leurs affaires. Ils se décident à enseigner la langue cantonaise à leurs forces de police et frayent un peu avec la population locale. Voilà de nouveaux sujets avec qui il convient de s'entendre. Il leur faut davantage de place, et ils se tournent naturellement vers Pékin pour arranger un bail de ces montagnes qui, au nord, mènent vers Canton. Ces Nouveaux Territoires leur seront loués pour une période de 99 ans à compter de 1898 – et donc jusqu'en 1997, date bien lointaine et qu'il convient d'oublier pour l'heure. Macao s'ensable et peu de navires viennent y faire escale. Hong Kong promet mieux, et le Victoria Harbor voit battre de plus en plus de pavillons. Les péripéties de l'Histoire en resteront là pour quelques dizaines d'années, pendant lesquelles on vivote du trafic et de l'air moite et parfumé.
En 1938 les Japonais sont à Canton et souhaitent fermement y rester. Sale période pour les souverainetés. Les nippons ne plaisantent pas et ont bien des couleuvres à faire ravaler à ces perfides occidentaux. Ils ne font qu'une bouchée de Hong Kong et de Macao. Quant aux Chinois, ils sont passés par les armes au moindre geste. On exécute à tout va le long de la rivière des Perles. Il vaut mieux attendre que l'orage passe.

Après 1945, le port de Hong Kong rouvre ses quais et rattrape le temps perdu. Des flots de réfugiés arrivent de tous les coins d'Asie : on fuit la guerre civile qui embrase la Chine, on fuit plus tard les Viet congs qui menacent Saigon. Toutes ces communautés se retrouvent pour faire parler l'argent. C'est d'abord le textile qui occupe toutes les mains. Et puis, quand la main d'œuvre se fait plus rare et plus chère, on va la chercher par delà les Nouveaux Territoires. Alors on thésaurise, on fonde des banques et toute une industrie de la finance. On réussit, outrageusement.
Et l'on commence à se souvenir d'une date butoir qui va de nouveau changer la donne. On soulève de nouveau, à Londres comme à Pékin, la question de la souveraineté de Hong Kong. C'est Margaret Thatcher et Deng Xiaoping qui, en 1984, s'y collent. On tergiverse un peu, mais on s'aperçoit bien que rendre les Nouveaux Territoires à la Chine ne réglera rien. On ne peut couper une ville en deux, ni renâcler bien longtemps devant l'évidence : Hong Kong doit redevenir chinoise. Deng Xiaoping a une solution toute trouvée. Et tout tient dans l'énoncé : « Un pays, deux systèmes ». Hong Kong chinoise, oui, mais « spécialement » chinoise. Mesures d'exceptions qui ravissent tout le monde. Même les Portugais, qui ne savent plus trop quoi faire de leur vieux comptoir bardé de casinos, se laissent prendre au jeu. Il n'y a bien que les Taïwanais qui ne cillent pas devant le clin d'œil de Deng.
On rétrocède Hong Kong en 1997, et Macao deux ans plus tard. On leur accorde le statut de S.A.R., drôle d'acronyme pour une Région Administrative Spéciale, et ce pour cinquante ans. Un demi-siècle où ces deux villes garderont beaucoup des prérogatives à leur fondation. Protégées par leurs frontières, libres de poursuivre leur économie libérale, d'exprimer leurs consciences politiques. Mais sous la protection de l'Armée de Libération Nationale et sans voix dans le concert des nations, sous le regard pesant du secrétariat de Pékin, qui s'entend à capitaliser à son tour.
Quant à la rivière des Perles, elle ne compte plus les villes manufacturières qui se sont fondées entre-temps entre Canton, Macao et Hong Kong.