samedi 14 août 2010

Dédicace à M. Dubos

C’est un porche sur la rue des deux soeurs Trung, Un porche remarquable, surtout grâce à sa tourette au toit de tuiles vernies, que les pluies de la mousson font tambouriner sans relâche. Il est possible de le franchir, ce porche, mais il faut montrer patte blanche : c’est que, derrière, se dressent en « U » les bâtiments de M. Dubos, les bâtiments de la Raffinerie. Trois corps, dont deux de plain pied et, à main gauche, celui de l’office qui surplombe l’ensemble de ses deux étages.

On peut trouver tous les jours M. Dubos devant, la veste déjà retirée à l’heure matinale de l’appel des ouvrières autochtones. Il a encore le geste vif, le regard aiguisé ; potron minet, ce n’est pas encore le temps des premières pipes ; chacun a encore le geste sûr et rapide. Ce n’est que bien plus tard dans la journée que les êtres, travailleurs et administrateurs, tous mélangés, manifesteront leur hébétude, en de lents gestes sans objet, et en prostrations hagardes.
On en est pas encore là, à l’aube. L’aube, c’est le déchargement des ballots de pavot, et c’est pour cela que M. Dubos est devant les offices. Il veut voir ce que les Chinois Wang Tay – qui ont toujours la main-mise sur le trafic venant du Yunnan – vont lui proposer. A l’aune de ce que les Anglais lui achèteront, il a déjà une idée des négociations à venir. Cela risque d’être houleux, maintenant que le Conseil Colonial a pris la décision de taxer les échanges entre les régions septentrionales au Tonkin et les ports de la Cochinchine. Mais il n’en a cure, car il sait que tout lui sera vendu, et qu’à son tour il vendra tout. Il est le maître ici, désormais, et les Chinois du Bazar de Cholon le savent bien. Pour autant, le jeu de cette intoxication voulue et encouragée ne lui plaît guère ; à quoi bon faire du négoce, si c’est pour abêtir ceux avec qui l’on traite ? La perfide Albion l’a bien compris, peut-être même trop, et elle en abuse. Fière de sa couronne, d’accord, mais fière aussi de ses trafics ? On peut en douter, songe M. Dubos, alors que les charrettes font halte dans la cour.

On palabre un temps, maintenant que la pluie a cessé. On va bientôt rentrer dans le bâti, pour y signer les quelques bons d’achats, qui seront par la suite visés par la Régie, plus bas, au bord de la rivière. Et puis, bien sûr, on s’en va verser le thé et fumer son content, d’abord en tabac brun, puis en boulette de cet opium gras et lourd qui vient soit d’Inde soit du Triangle. Et puis, l’ivresse aidant, on laisse la journée s’écouler à sa propre mesure, tandis que les ouvrières déchargent, déballent et découpent la cargaison en paquets de plus en plus petit.

M. Dubos, lui, va se réfugier dans son bureau, où je viens le rejoindre plus tard, une fois mes tâches finies.
C’est souvent en fin d’après midi, il fait jour encore.
Nous nous saluons, et il m’offre une de ses bouteilles de bière munichoise – un de ces mystères des importations de la colonie – qu’il sait garder au frais – mystère plus grand encore ! – pendant que nous évoquons les cancans de la vie saigonaise : qui s’est encongaillé, qui est parti en mangrove y chercher fortune, qui est revenu malade de ses efforts vains… Et puis, après quelques bouteilles, je le laisse à ses affaires, je franchis de nouveau le porche à l’ombre duquel je fais halte. Et, après avoir allumé une cigarette, je vais me perdre de nouveau dans les ruelles de la ville vietnamienne, par delà la rue des deux sœurs Trung.


1 commentaire:

M. DUBOS a dit…

A M. Bui Doi,

Quel hommage plus vibrant pour son anniversaire qu'une ode poétique et historique?

Xin cam on em...

M.DUBOS