Je ne me souviens plus vraiment à quelle époque c’était. Probablement lorsque j’avais une vingtaine d’années, parce que j’associe ces souvenirs-là à la période d’itinérance que j’ai vécue un temps, à parcourir le pays d’un bout à l’autre sans trop m’inquiéter du lendemain. Il y avait alors toujours de quoi trouver un petit boulot, pour s’arrêter quelque part le temps de se remplir la panse, avant de reprendre la route. Ca a duré quelques années comme cela, mais maintenant tout me semble confus, si bien que je ne peux pas situer vraiment ni l’endroit ni en quelle année cette histoire s’est déroulée.
Tout ce que je me rappelle, c’est que je m’étais retrouvé bloqué par l’hiver, un hiver trop précoce qui s’était abattu d’un coup, et qui avait déversé tout son content de neige et de congères sur les routes désormais impraticables. J’avais dû trouver refuge dans un bourg à flanc de montagne, une de ces petites villes provinciales, amicales et bourrues à la fois ; de ces petites villes que l’on croise le long du chemin en remontant vers le nord. Impossible de vous dire son nom, mais elle possédait un joli paysage, bien découpé sur le ciel, qui pouvait disparaître soudain et revenir d’un coup en pleine lumière, au gré des bourrasques et des éclaircies. Je n’avais plus beaucoup de provisions, et mes poches étaient presque vides, si bien que mon souci premier était de trouver gîte, couvert, et de quoi m’occuper – si possible moyennant salaire. La ville s’étirait le long de sa rue principale et, à ses deux extrémités, des petits immeubles vétustes laissaient la place aux ateliers et à quelques usines, dont on pouvait voir les fumées s’élever en panaches sombres sur le blanc du ciel. On pouvait entendre le ronflement des machines, rythmé par le martèlement tantôt sourd, tantôt aigu, d’outils de fer et de bois.
Les patrons et les contremaîtres que je rencontrai étaient tous des hommes taciturnes et trapus, et tous me signifièrent leur refus d’un vague grognement, sans même lever le bras ou la tête, tous absorbés dans quelque tâche de grande importance. Je continuai donc, dépassant les dernières bâtisses, suivant la route qui longeait le flanc des montagnes. Il y avait peut-être plus loin d’autres endroits plus accueillants, une ferme, un atelier, une auberge qui aurait de quoi m’employer. Après une bonne demie-heure, je vis s’élever une cheminée de brique piquée dans un long bâtiment de bois. Pas de fumée, mais les longues plaintes des scies parvenaient jusqu'à moi : une scierie, ou une menuiserie, avec ses débiteurs de planches et ses planteurs de clous, ses marteleurs, ses vernisseurs, et son chef.

Le chef : un homme sans âge, vêtu de blanc, aux yeux verts, glabre, portant casquette et bottes. Quand il me voit apparaître dans l’embrasure du hangar à grumes, il me considère un instant, l’air de me soupeser d’un coup. Il hoche une tête imperturbable, puis me fait signe de le suivre. J’opine, le suis, et me retrouve au milieu de l’action. Des ouvriers gros et rouges scient à tour de bras des troncs dantesques, tandis que d’autres, grêles et pâles, polissent et peignent panneaux et balustres. De fines couturières dévident de pleines pelotes en meubles brocardés, observées à la dérobée par les livreurs fumeurs qui n’attendent que leur tour. Tous à l’ouvrage, absorbés, soufflant, tirant, gesticulant, dans un ballet industrieux et bruyant. Et le chef, et moi, immobiles, l’un en face de l’autre, dans l’attente du premier mot.
« J’ai déjà fait de la menuiserie dans le temps, tentai-je. Des tables et des tabourets. Un peu de charpente aussi… ou sinon, je peux conduire. Ou porter. Ou scier comme eux.
- La sculpture ?, objecta-t-il d’un trait.
- Au ciseau à bois, mais j’ai peur d’être un peu rouillé. Ça dépend quel fini, quelle finesse.
- Bien… bien. Vous restez ici. Il y a les dortoirs en contrebas, vous prendrez un lit. Le dîner va bientôt sonner, et vous pourrez me montrer ce que vous valez ce soir. »
Et sur ces paroles, il tourne ses épaules, jette un regard circulaire, et s’en va vers les raboteurs.
Je retourne dehors, et j’attends la cloche du crépuscule, qui carillonne bientôt. Tout le monde sort, épaules en dedans, et se dirige vers la cantine, attenante à l’atelier, pour un bol de soupe et du gros pain, avec de quoi tartiner et boire. On ne parle guère, le corps trop las pour se conter fatigue, et l’on ingurgite son repas en lampées goulues et mastiquées. Puis on se cure les dents, avachi, en attendant le prochain quart. Le chef vient alors me chercher, pour me mettre à l’épreuve. Il y a autour de lui ses fidèles adjoints, tous maculés de pieds en cap des reliefs de la journée. On m’entoure, puis, d’un signe, on m’indique l’établi. Il y a là toute la panoplie du menuisier et, posé un peu à l’écart, un pied – un pied de lit ou de table peut-être – encore rude et plein. Je le prends, l’observe, en saisis les formes, et je l’entaille bien comme il faut. J’ignore ce que l’on attend de moi, mais ce pied-la sait très bien s’abîmer en d’étranges tourments. Je peux en faire encore quelque chose de simple, massif, aux arêtes douces, aux surfaces carvées, et m’en sortir sans trop d’approbation. Ou alors, je ne l’écoute pas et de ses nervures je me fiche et je rabote, cisèle, polis, pour qu’une tête d’animal apparaisse. Le plus souvent un renard ou un corbeau, par habitude. Celui-là, c’est bien un renard, comme il y en a tant dans les plaines, et sur ce pied là, il a l’air toujours aussi rusé.
Il est tard bientôt, et je ne termine pas mon ouvrage ; le chef m’a vu à l’œuvre, et ma pauvre imagination lui a semble-t-il suffi. Il part silencieusement, sans prendre congé. Après lui, régulièrement, le groupe autour de l’établi s’éparpille dans l’ombre. Quand il n’en reste plus qu’un ou deux, je leur demande où dormir, et ils m’accompagnent en contrebas, au dortoir des hommes, où, comme promis, un lit m’attend.


Les jours suivants n’apportèrent que des collines de copeaux et quelques ampoules à mes mains déjà pourtant bien calleuses. On m’avait dit de partager le travail des scieurs, et de polir à l’occasion quelques grosses planches. L’atelier ne semblait fabriquer que des meubles assez communs, des tables, des tabourets, des armoires, des lits rustiques et rugueux, au grain gros et aux nœuds écarquillés, et des fauteuils profonds à la toile épaisse et rêche. Chaque jour, trois ou quatre camions poussifs venaient charger leurs commandes, et la cour s’animait en courtes processions de porteurs. Et puis, dans des grincements fatigués, les camions repartaient, bâche rabattue, et disparaissaient dans leurs échappements.

L’hiver était déjà bien installé, et l’ambiance de l’usine devint sensiblement plus alerte à l’approche de la fin d’année. Un matin, tout le monde vint se regrouper autour du chef, qui avait déposé devant lui, sur une table de travail, ce qui ressemblait à des plans de mobilier. Il y avait aussi une lettre, dont il lut une partie à l’assemblée. Tout était silencieux, et sa voix résonnait, pleine et autoritaire. Je ne me souviens plus exactement du propos. Il y était question de meuble, bien sûr, mais aussi de chance, de piété et de foi, d’attention et de soin. Et ce sermon épistolaire était écouté religieusement par l’assemblée, qui semblait communier avec ferveur, et peut-être aussi un peu d’effroi. Quand le silence se fit, chacun resta immobile, silencieux un instant, et puis l’on s’en alla en petit groupe vers les établis, pour un grand ménage cérémonieux, qui dura toute la journée. Le soir, au souper, les rares conversations étaient murmurées, soufflées, chuchotées, mais on ne se risquait pas à hausser le ton. Un recueillement de rigueur, avant une longue nuit.


À l’aube, le lendemain, tout le monde se mit à l’ouvrage. Chacun semblait savoir quelle tache accomplir, si bien que j’avisai un vieil ouvrier édenté et barbichu pour lui demander quoi faire. Il me considéra avec méfiance, attaché à ses serre-joints et ses colles, avant de consentir à me donner une lame pour gratter ses assemblages. Je passai la matinée dans ses pattes, concentré sur le travail, et tentant parfois d’engager la conversation. Lui n’avait cure de mes observations, et poursuivait ses collages en silence, levant de temps à autres d’épais sourcils pour embrasser l’atelier du regard, et opiner subrepticement du chef. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’il se décida à parler. Il commença d’un coup, sans s’adresser directement à moi, mais plutôt aux pièces de bois devant lui.
« Un lit. Cette année c’est un lit. C’est tant mieux, ça brûlera bien un lit. Faut voir la cour après, si le lit va tenir. Sinon faudra le porter en dehors. Faudra du monde, et le chef il aime pas trop ça, le monde. Un lit. Un grand lit. J’ai pas bien vu les plans, mais faudra coller encore pas mal, garçon, crois-moi. Un grand lit, eh. Et pas comme celui qu’on a fait il y a longtemps, un lit très long, très étroit, à plusieurs étages, un lit qu’il a fallu monter dehors, directement dans la cour, il aurait pas pu passer les portes, un lit comme une étagère, plus haut que l’atelier. Ah, fallait voir ça, quand il a brûlé. On pouvait pas manquer ça, toute la ville a vu les flammes, on en causait encore à la fonte, c’est dire. Et voilà, encore un lit. Je préfère, les lits. C’est mieux que l’année dernière, quand on a su pour cette table. Bien sûr on peut dire qu’on a l’habitude, mais là… une table aux angles impossibles, d’un seul tenant, aux pieds si hauts et si épais que tout notre bois y est passé. Et qui voulait pas prendre, en plus. Non, les lits, c’est plus commode. On les matelasse en plus, et les p’tites mains cousent elles-mêmes draps et couvertures. Alors, à la première étincelle, faut voir le brasier. On peut même pas rester dans la cour, tellement le feu lèche le ciel. Faut descendre ou monter, pour profiter du spectacle, jusqu'à la cloche de minuit. Après ça, retour aux quartiers, et dodo tout le monde. C’est comme ça, garçon, c’est comme ça et pas autrement, et tu demanderas au chef si tu peux rester à la veillée. Je décide pas, moi, j’ai jamais décidé, j’ai juste fait les meubles chaque année, des lits, des tables, des fauteuils, des armoires, et j’ai jamais demandé pourquoi tout ça était trop grand, trop large, ou beaucoup trop haut, trop étroit, et pourquoi on devait les brûler après, et pourquoi au plus chaud des flammes on devait rentrer se coucher. Je garde juste les images dans ma tête. Et je l’ouvre pas, je fais ce qu’on me demande, et le reste du temps je regarde les montagnes, et j’attends l’été, et quand il est là, je pense à l’hiver, et je pense à la nuit, et à la lettre que le chef recevra, et à ce qu’on devra faire, et au feu qu’on verra encore s’allumer, et qu’on ne verra jamais s’éteindre. Je me pose pas de questions. Tu devrais faire pareil, garçon. Pas de questions, sauf une au chef, si tu veux rester à la veillée. Et maintenant, pose ta lame et va bouffer, on a encore du boulot demain, pour coller le cadre. »

Un lit. Un grand lit, aux dimensions inhumaines prenait forme jour après jour dans l’atelier. Il pourrait passer les portes, mais tout juste, et il pourrait tenir dans la cour, que l’on avait vidée de ses tas de grumes. Je n’avais pu croiser le chef qu’une fois et, sur les conseils du vieux, je ne lui avais posé qu’une question, à laquelle il avait répondu d’un hochement de tête. Puis, après un silence, il me demanda si je pouvais sculpter suivant modèle, à la manière de mes renards. Il revint après le souper, un soir, me montrer des esquisses de visages, des visages enfantins, de filles et de garçons, qu’il me faudrait reproduire sur les montants de la tête de lit. Des visages étrangement expressifs où se lisaient la colère la plus dure ou la joie la plus pure, l’émerveillement ou l’ennui, le sommeil ou l’éveil, déclinés en fillettes et garçonnets, toutes et tous joufflus, poupins, adorables peut-être, adorés certainement, au regard du chef et de ses atermoiements. À tout j’acquiesçai, conscient du risque mais plus curieux encore. De mes renards, de mes corbeaux je saurai faire bonne figure, bambine et ronde, aux cheveux coiffés et au col relevé, avec un air mutin, un brin busqué, malin, chafouin. Le chef me quitta, rasséréné peut-être, épuisé sûrement. Le lit l’empêchait de dormir, et, comme je l’appris plus tard, menaçait même son pouvoir, comme d’autre chefs avant lui.


Dernières finitions, derniers ajustements d’un lit cyclopéen. Qu’on se rende compte : un sommier de plusieurs mètres de large, et plus long encore. Un pied de lit si massif que plusieurs ouvriers y perdirent doigts et orteils à l’assembler et le monter, et une tête si haute qu’un échafaudage fut nécessaire à mes talents de sculpteur. L’ensemble ne manquait certes pas de majesté, une fois les différentes pièces ajustées les une aux autres. Un lit. Un très grand lit. Un si grand lit qu’on dû s’y mettre à tous – et toutes – pour le porter dans la cour, et y attendre les instructions du chef. Instructions dites d’une voix toujours hautaine et forte, et dont l’assistance entière connaissait déjà le contenu : sitôt la nuit tombée, le lit devait être mis à feu et tous les ouvriers devait assister à l’envol des fumées et des flammes, avant de retourner au dortoir sous les douze coups de la cloche. Ensuite, chacun devait reprendre le travail après un jour de congé, sans soulever d’esclandre et sans faire part de la cérémonie aux gens de la ville.


C’est de cela dont le vieux vint m’entretenir au crépuscule, alors que le lit attendait l’amorce dans la cour, entouré du chef et des adjoints, tous soucieux, tous cérémonieux, tous éteints par la fatigue et le sens d’un devoir si lourd qu’ils en étaient saouls. Toujours un peu voûté, mais à cette heure volubile, il vint me prévenir du secret de cet
holocaustum lignum, lui qui en avait déjà tant vu. Comme avant, il fit mine de parler au bois, celui du banc sur lequel je m’étais installé, un peu en dehors de l’enceinte des bâtiments. Et, bien sûr, il parla à mots voilés, pour ne pas décevoir le mystère qui entourait, hiver après hiver, la destruction de ces meubles fantastiques et hors de proportion.
« Là, garçon, tu les vois tête baissée, comme pour prier, mais le chef ne nous a jamais demandé de croire en quoi que ce soit. Il veut juste que nous fabriquions ce que la lettre ordonne, sans renâcler, sans pinailler, sans causer, même. Et il y fout le feu sous nos regards, sans égard pour notre boulot, juste parce que c’est comme ça. Et on le laisse faire, c’est le chef, c’est sa lettre, c’est son atelier, c’est sa folie sûrement et un peu la nôtre aussi, nous qui restons là et qui allons dormir sans un mot. Tu peux rester ce soir, mais demain tu devras partir, crois-moi. Ou alors tu resteras ici le restant de tes jours. À toi de voir. A toi de voir, oui. »
Il s’interrompit alors. Le chef, torche en main, s’apprêtait à allumer son brasier. Il lança la torche au milieu du gigantesque matelas, qui prit immédiatement. Draps et couvertures s’envolèrent en panaches rougeoyants, tandis que le cadre du lit s’embrasa à son tour. Tous, nous regardions les flammes monter dans l’obscurité glaciale de la nuit, muets, charmés par cette lumineuse et ondulante danse, engourdis par la chaleur sur nos visages tendus. Soudain, un long craquement retentit, et le lit se disloqua, sembla se contracter sur lui-même. J’aperçus un instant mes visages d’angelots diaboliques disparaître dans une gerbe d’étincelles, alors que les braises volaient de tous côtés, nous forçant au recul, rompant le sortilège. On savait minuit proche, et chacun, à reculons, revint vers les baraques, regaillardi par le vent sec et froid, les yeux embués, l’esprit vide, le sommeil hors de portée, et la fatigue si pesante.


Le vieux avait raison. Le lendemain, avant même les premières lueurs du jour, on vint me secouer. C’était l’un des acolytes du chef, épais, taciturne, et convaincant. Je me levai vite, enfilai pantalon et veste, grosses chaussures, pour le suivre dehors. On sortit des baraques. L’aurore pointait faiblement, par-delà les cols à l’est. Il me guida vers la cour, devant l’atelier, là où, seulement quelques heures auparavant, nous étions tous ravis par le feu et ses volutes. Et lorsque nous arrivâmes, je m’arrêtai. Le chef était là, bien au centre, seul. Et la cour était vide. Point de braises, de cendres, de restes calcinés. Rien sur le sol, que la terre déjà battue, et les pierres inégales. Aucune noircissure, aucune suie.
Et devant cela, devant mon hébétude, je ne vis que son geste : celui de quitter la cour, de quitter l’endroit, sans pouvoir contester, sans vouloir revenir, là, au premier jour de la nouvelle année, alors que le soleil, si faible et si lointain, annonçait tout de même son apparition prochaine.
Mais le soleil, ce serait pour plus tard. Oui, pour plus tard.