mardi 4 septembre 2012

Scieries en séries - La logeuse de la corniche

Huit pattes, donc, toujours huit pattes, pour s'agripper tranquille sur les caisses, les surfaces, les grilles, les poutres, les interstices et les rainures. 
Huit pattes, et plus de toile. 
Et plus de corniche, si lui nous a vus. 
Déguerpissons, donc. Et plus vite, petites, plus vite !

mercredi 29 août 2012

Scieries en séries - Colorégalade

Où il faut bien de temps à autre succomber à l'attrait des couleurs, de celles qui frappent iris et pupilles sous ce ciel de tropique, sous ces hangars mécaniques.

 Voilà donc du carmin, du fauve, du topaze et du brun. 

samedi 25 août 2012

L’embûche

Je me souviens, j’étais pas plus haut que ça, et déjà tu me faisais peur parce que tu ne pouvais pas t’arrêter de faire plein de bruits étranges avec le vent. Et tu jouais beaucoup à m’effrayer avec les silhouettes que tu dessinais la nuit, lorsque la lune pleine se levait juste de derrière le talus de la route, et que tu l'animais au gré de tes humeurs. Parfois c’était de merveilleuses pantomimes d’animaux inconnus qui ne rêvaient que de me croquer, ou bien alors de curieuses formes sans tête, une hydre de bras secs et cassés qui ne réussissait pas à me toucher parce que je me cachais sous les draps si elle faisait mine de venir se saisir de mon petit corps tout recroquevillé sur lui-même, tremblant au moment où une bourrasque te soufflait ton rôle – toi et le vent, théâtrale troupe de mes nuits sans sommeil et sans fatigue – et que les ombres se balançaient sur le mur avec d’hypnotiques mouvements, comme un fouillis d’entremêlements, qui défiaient le temps lui-même…
Il regardait ses mains, ses vieilles mains, deux pauvres mains tout usées, bouffies mais sèches, qu’il comparait toujours dans son esprit aux pommes qui pourrissaient dans l’herbe haute du verger de l’autre côté de la maison. Il soupira : « tandis que toi… »
– Toi, le jour, planté bien au centre du jardin, tu narguais tous les autres que tu dominais… Il y en avait beaucoup à cette époque, mais ils ne t’arrivaient pas à la cheville… et tu devenais la fierté de notre toit, de tous nos toits, la ferme aussi, elle pouvait te voir, même à cette distance, si on regardait de ton côté, au milieu de la cour… Et il me semblait toujours que, quoi qu’il puisse advenir, tu nous protégerais, tu me protégerais, de toute ta hauteur, et je sentais confusément qu’il ne pouvait  pas s’agir que d’une simple image imprimée par la lumière du jour qui te conférait cette majesté, cette désinvolture devant les charges du ciel qui nous menaçaient souvent, mais que, une seconde fois présent, sous une autre apparence, tu venais me consoler des nuits effroyables que tu me faisais subir. Ainsi te regardais-je gravement lorsqu’à l’aube il fallait se lever au moment même où tu ne pouvais plus m’inspirer quelque vision monstrueuse, et que, somnolent, je descendais dans la cuisine pour le petit déjeuner pendant que toi, impassible, indifférent à cette irruption de clarté, tu te préparais à me saluer avant que je ne parte pour l’école…
 Il hésita, voulut poursuivre, et s’aperçut que cela était vain, que parler tout seul était déjà bien suffisant, que parler tout seul à un mort, au seul mort qu’il ne voulait pas pleurer par respect et par crainte était un tableau encore plus navrant. Puis il baissa les yeux, les releva soudain avec une brusque expiration :
– Mais tu veux que je parle, hein, tu préfères ça plutôt qu’un vieux croûton qui gémit à force de retenir ses pleurs… alors je parle, tant pis si je suis tout seul. Je fais des longues phrases – tu vois –, comme ça tu dois être attentif…
Il retint un autre sanglot, se courba, se calma en respirant lentement et se redressa.
– Je t’ai battu, hein ? Surpris ?… Et maintenant il va falloir vivre en regardant le vide par la fenêtre, ce que tu n’occupe plus… Et le jardin… Le jardin va rester dans l’anarchie.
Il fit une grande pause, sortit sa vieille pipe pour se réconforter.
– Et puis après j’étais un peu plus haut que ça… Cela ne changeait pas grand-chose quant à notre différence de taille, mais j’avais acquis la certitude que tu ne me refuserais jamais le moindre conseil, et c’est assis contre toi que je passais tous mes après-midi de vacances, te demandant déjà s’il se pouvait que tu puisses m’entendre, et si tu pouvais me répondre. Tes silences me répondaient avec véhémence, et, connaissant maintenant, à force d’insomnies, la langue que tu employais avec l’autre, je parvenais à comprendre, d’abord par bribes, puis de plus en plus aisément, tes paroles lentes et mesurées… Tu te souviens de Marcelle ? Ne te mets pas Marcelle en selle !… Tu parlais imperturbablement et je lui traduisais avec émotion les intonations de ton discours lorsqu’elle m’a attiré violemment à elle, puis sur le sol, et… C’est vrai qu’elle poussait des hennissements formidables !… Et toi, tranquillement, tu as suspendu la leçon, et tu nous as laissés, bienveillant, à nos ébats… C’est elle la première qui s’est intéressée à moi, qui m’a rappelé et m’a éloigné de toi. Elle ne t’a pas battu, elle est partie bien avant toi. Mais si  je me suis longtemps détourné de toi, c’était pour te servir un royaume qui eût satisfait le plus grand des souverains, et ce sont ces mois et ces années passées à se courber pour veiller sur tes terres qui ont eu raison de notre Marcelle. En es-tu toujours jaloux ? N’empêche, tu étais moins loquace en monarque respecté qu’en sauvage vigoureux, et tu as passé plusieurs années à ne nous accorder que de brèves audiences aussitôt interrompues par Eole qui avait quelque chose à t’annoncer sans délai  ; tu nous abandonnais, tu nous enjoignais à rentrer dans notre maison, sans plus de mot qu’un vague «je veillerai sur vous » et je restais des heures à ma fenêtre pour voir les tempêtes s’abattre, le jardin se dévaster ; et toi, inerte, inconscient peut-être, tu n’avais pas bougé… Sûrement que cette aisance à braver ainsi les mauvaises saisons a dû te monter à la tête, mais nous avions déjà succombé à cette habitude qui d’un chez l’autre le fait devenir chez soi, et c’est le regard absent que je foulais maintenant ton territoire, que je répondais aux félicitations des voisins s’en t’en faire part, que je vivais en t’ayant réduit à n’être plus qu’un génie tutélaire parmi tant d’autres, et que je t’avais bientôt oublié.
Il ferma les yeux :
– Et tu as resurgit un soir avec encore plus de panache dans ma mémoire congestionnée par la mort de Marcelle, alors que je dormais à nouveau seul dans le grand lit de notre chambre, lorsque d’une touche délicate tu as frappé plusieurs fois au carreau avant de reprendre ta litanie venteuse. J’ai cru à une réconciliation immédiate, à un retour direct vers l’enfance perdue que je réclamais à grand cri dans cette grande maison vide, mais le lendemain tu n’avais pas quitté ton port hautain et dédaigneux, et c’est à ce moment là que j’ai décidé de te remettre à ta place… À commencer par le jardin… Ah ! Tu avais appris à le chérir, ce jardin que nous entretenions soigneusement pour toi… Peu s’en fallait que je ne te soupçonne de ne plus souhaiter notre présence… De toute façon, nous ne te regardions plus… Mais j’étais de nouveau seul avec toi, et tu m’avais rappelé. T’obéir une nouvelle fois, tailler les haies, arroser la cour de fleur qui t’entourait et t’honorait chaque jour, ratisser toutes ces feuilles… C’en était trop. Tu ne peux pas m’en vouloir… Oui, j’ai saccagé furieusement ton harem de roses, ta chorale de tulipes, ton recueil de pensées, ton grenier à céréales, tes murailles de buis et la herse de chardons… J’ai retourné toute cette terre pour qu’elle ne porte plus aucun stigmate de ton joug à jamais révolu…
Il se leva et tourna autour de lui-même à la manière d’une girouette. Ses yeux ne parvenaient pas à se fixer sur un élément distinct dans cette désolation qui lui faisait face. Le jardin n’était plus qu’un champ que venaient brouter quelques vaches paresseuses. L’une d’elle buvait en remuant la queue au bord d’une mare verdâtre survolée par des myriades de mouches. Des chiens aboyaient rageusement dans l’appentis : une cabane en tôle bouffée par la rouille, à demi recouverte d’un toit vermoulu.
– Cela ne me faisait plus rien de les voir aller te renifler, de les voir te souiller en te pissant régulièrement dessus. Et tous ces animaux à l’air idiot qui se contentaient de mâcher à longueur de journée me paraissaient être une compagnie enrichissante pour toi. Tu étais à la retraite… Et même si je ne pouvais savoir que tu finirais comme cela, au moins avais-je sapé tout ce qui me restait d’une vieille amitié… Mieux : je travaillais à flétrir ton image, si statique, si inhumaine, qu’elle ne manquait pas de faire trembler tous les enfants des environs… Tu ne souffrais pas ; tu ne pouvais pas… Je me prenais parfois à t’imaginer plié en deux par une trop grande sénilité, et j’imaginais alors le discours sentencieux que je te tenais, fier d’être encore debout et de t’avoir vaincu. À quoi bon… Maintenant que je sais avoir perdu…
Il fit une autre pause. Il songeait à tout ce qu’il avait entendu, à tout ce qu’il avait rêvé à cet endroit précis, et il lui sembla percevoir encore le bruissement familier qui l’avait accompagné pendant toute sa vie. Un autre sanglot vint le surprendre et il se rassit en pleurant discrètement, gêné par cette preuve de regret et d’amertume qui ne cessait de le torturer.
– Tu aurais dû rester et j’aurai dû partir…
Il regardait le ciel.
– …Tu étais bien plus fort que les hommes, mais les hommes ont inventé les dieux et ce sont eux qui sont venus te foudroyer. Quel spectacle que ton exécution !… Encore gonflé d’orgueil tu as attendu sans aucune appréhension l’orage qui a provoqué ta fin. J’étais toujours à la fenêtre, tu sais, mais je n’ai pas esquissé un mouvement pour venir éteindre le brasier qui te consumait. La foudre t’avait décapité sans aucune grâce, comme pour anéantir toute trace de ta splendeur passée. Et pris de pitié j’ai dû tronçonner tes restes et les offrir en pâture à ma cheminée…
Il sourit faiblement et se secoua. Ses jambes se redressèrent douloureusement et il considéra un long moment la souche sur laquelle il s’était assis. Il cracha par terre, se détourna et se dirigea vers la maison dont la cheminée, saillie épaisse et noire dans le crépuscule, fumait encore.

Nouvelle écrite en avril 1997

jeudi 16 août 2012

Scieries en séries - Sky's pipeline

Où comment se faire tuyauter un morceau d'orage.

vendredi 10 août 2012

Des bouts d'ébriété

Voilà peut-être en trois temps,
ce qui grise les gens.

C'est d'ailleurs,
dans le langage du cru, 
ce qui se dit en 
« một, 
hai, 
ba...»

vendredi 3 août 2012

The weeping trees of Hoa Binh

Neuf fois transies, trempées, ballottées, les frondaisons ploient sous l'averse de mousson. Elles n'en souffriront pas, ne s'en souviendront pas lorsque, le lendemain, les vannes du ciel s'ouvriront une fois de plus, une fois encore.

lundi 30 juillet 2012

Scieries en séries - Se réunir, s'y tenir

Il y a souvent dans ces usines de petits cubicules plein de gens qui débattent, stylo en main, montre au poignet, pour savoir qui aura le dernier mot : et ces chaises-là, elles sont assises ? 
Et ces tabourets debout ? 
Et ces dossiers croisés ? 
Et toute la pièce bruisse de paroles emmêlées, tandis qu'au dehors on n’arrête jamais, jamais, la fabrique des choses.

samedi 21 juillet 2012

Scieries en séries - Sawdust Man

Lui ne semble jamais se lasser. Il a la pelletée lourde, presque auguste, et découvre le sol de tous ces copeaux de bois, tandis qu'une remorque, hors-champs, attend sa montagne de sciure. 
Mais, si l'on reste à proximité, si l'on est témoin de cette scène, on doit se prémunir de paupières qui s'alourdissent, de jambes qui flageolent, de doigts qui se flétrissent. Peut-être même que ces copeaux sont en fait bien autre chose...
Retournons-nous, voulez-vous, ou regardons autre chose.

vendredi 13 juillet 2012

Scieries en séries - Ombres rapportées

De l’intérieur, on perçoit toujours le dehors. Le dehors, c'est toujours si clair. 
L’intérieur, c'est le domaine des machines et de leurs bruits, et des ouvriers qui les actionnent. Par-ci, par-là, il y a aussi d'autres agents, qui sur leur table tracent les signes des pièces découpées, laminées, assemblées, sablées, expédiées. Ceux-la, ils se découpent eux-mêmes sur le décor en clair-obscur, si bien qu'il est aisé de les saisir dans l'instant de leur secrétariat. 
Dont acte.

lundi 9 juillet 2012

Scieries en séries - Ensciurement

Il y pleut des copeaux, des monceaux de poudre de bois, des tas de sciures.
On aurait tort, alors, de ne pas se couvrir.


vendredi 6 juillet 2012

Drainbow

It's some gas on the line,
mixed with dripping water. 
And that makes puddles shine...

vendredi 29 juin 2012

Scieries en séries – Slender eyes

Formes oblongues, rondeurs de bois.

Fibres en fuseaux, en cornées.

Occlusions écloses, ce sont celles-là que l'on voit, ce soir.

mercredi 27 juin 2012

Scieries en séries – Loop line

C'est à se demander comment les uns s'y trouvent quand d'autres restent en dehors. Certainement une histoire de cerceaux, voire de hula hoop...

vendredi 22 juin 2012

Nhà máy ; xe máy

Tant de vide, 
dans l'enceinte des usines, 
qu'on se permet d'y rouler tombeau ouvert, 
entre hangars et containers, 
en fermeture éclair.

mardi 19 juin 2012

Rainette blues

Toujours par l'embrasure. Toujours à verse. Toujours.

jeudi 14 juin 2012

Raining in the song

 
Par la lourde porte entrouverte, et sous le fracas du ciel, la chute incessante de la mousson. C'est sûr, la fin de la journée approche...

vendredi 8 juin 2012

Scieries en séries – Approches tierces

Où l'on doit s'y prendre à plusieurs fois pour bien saisir les nuances. 
Ici, la troisième, mais il se pourrait qu'il y en ait d'autres...

mardi 8 mai 2012

In jeopardy

« Well, yeah. But I told you already. You just can’t leave this page if you don’t remember me and my movie. Is that clear ? Hell, yeah. »

mercredi 2 mai 2012

Vos coordonnées ?

Mille ponts. Il y a mille ponts dans cette ville gorgée d’eau : des ponts petits, des ponts passants, des ponts en I, en U, en Y même. Et sous les ponts, de l’eau. De l’eau stagnante, de l’eau courante, de l’eau en H, en O, les deux mélangés, même.
Au dessus de cette eau, il y a évidemment des traverseurs de ponts, qui passent d’un bord à l’autre. Sur les côtés, d’autres, les longeurs, qui restent toujours sur la même berge. Les traverseurs, lorsqu’ils croisent les longeurs, les regardent avec dépit. Les longeurs, avec morgue. A la croisée, on entend parfois même un soupir, un juron, un éclaboussement.
À cela, la ville laisse couler. Elle a trop à faire des autres quartiers pour s’embourber dans d’anciennes querelles. Elle a ses raisons, bien sûr. Traverseurs et longeurs, j’en ai peur, continueront longtemps leur destin croisé.

lundi 2 avril 2012

Scieries en séries – La B.A.

Mais c'est à cause de lui !
Oui !...
Il me les a mis devant les yeux, là !
Et donc voilà !
Pas de quoi, non, vraiment, mais tout de même...

vendredi 2 mars 2012

Scieries en séries – Tempus fugit

Toc.

Toc.

D'un
Temps
À
L'autre.

Toctoctoc.

Toc.

lundi 20 février 2012

Scieries en séries – À l'hiver, ses faveurs

Je ne me souviens plus vraiment à quelle époque c’était. Probablement lorsque j’avais une vingtaine d’années, parce que j’associe ces souvenirs-là à la période d’itinérance que j’ai vécue un temps, à parcourir le pays d’un bout à l’autre sans trop m’inquiéter du lendemain. Il y avait alors toujours de quoi trouver un petit boulot, pour s’arrêter quelque part le temps de se remplir la panse, avant de reprendre la route. Ca a duré quelques années comme cela, mais maintenant tout me semble confus, si bien que je ne peux pas situer vraiment ni l’endroit ni en quelle année cette histoire s’est déroulée.
Tout ce que je me rappelle, c’est que je m’étais retrouvé bloqué par l’hiver, un hiver trop précoce qui s’était abattu d’un coup, et qui avait déversé tout son content de neige et de congères sur les routes désormais impraticables. J’avais dû trouver refuge dans un bourg à flanc de montagne, une de ces petites villes provinciales, amicales et bourrues à la fois ; de ces petites villes que l’on croise le long du chemin en remontant vers le nord. Impossible de vous dire son nom, mais elle possédait un joli paysage, bien découpé sur le ciel, qui pouvait disparaître soudain et revenir d’un coup en pleine lumière, au gré des bourrasques et des éclaircies. Je n’avais plus beaucoup de provisions, et mes poches étaient presque vides, si bien que mon souci premier était de trouver gîte, couvert, et de quoi m’occuper – si possible moyennant salaire. La ville s’étirait le long de sa rue principale et, à ses deux extrémités, des petits immeubles vétustes laissaient la place aux ateliers et à quelques usines, dont on pouvait voir les fumées s’élever en panaches sombres sur le blanc du ciel. On pouvait entendre le ronflement des machines, rythmé par le martèlement tantôt sourd, tantôt aigu, d’outils de fer et de bois.
Les patrons et les contremaîtres que je rencontrai étaient tous des hommes taciturnes et trapus, et tous me signifièrent leur refus d’un vague grognement, sans même lever le bras ou la tête, tous absorbés dans quelque tâche de grande importance. Je continuai donc, dépassant les dernières bâtisses, suivant la route qui longeait le flanc des montagnes. Il y avait peut-être plus loin d’autres endroits plus accueillants, une ferme, un atelier, une auberge qui aurait de quoi m’employer. Après une bonne demie-heure, je vis s’élever une cheminée de brique piquée dans un long bâtiment de bois. Pas de fumée, mais les longues plaintes des scies parvenaient jusqu'à moi : une scierie, ou une menuiserie, avec ses débiteurs de planches et ses planteurs de clous, ses marteleurs, ses vernisseurs, et son chef.

Le chef : un homme sans âge, vêtu de blanc, aux yeux verts, glabre, portant casquette et bottes. Quand il me voit apparaître dans l’embrasure du hangar à grumes, il me considère un instant, l’air de me soupeser d’un coup. Il hoche une tête imperturbable, puis me fait signe de le suivre. J’opine, le suis, et me retrouve au milieu de l’action. Des ouvriers gros et rouges scient à tour de bras des troncs dantesques, tandis que d’autres, grêles et pâles, polissent et peignent panneaux et balustres. De fines couturières dévident de pleines pelotes en meubles brocardés, observées à la dérobée par les livreurs fumeurs qui n’attendent que leur tour. Tous à l’ouvrage, absorbés, soufflant, tirant, gesticulant, dans un ballet industrieux et bruyant. Et le chef, et moi, immobiles, l’un en face de l’autre, dans l’attente du premier mot.
« J’ai déjà fait de la menuiserie dans le temps, tentai-je. Des tables et des tabourets. Un peu de charpente aussi… ou sinon, je peux conduire. Ou porter. Ou scier comme eux.
- La sculpture ?, objecta-t-il d’un trait.
- Au ciseau à bois, mais j’ai peur d’être un peu rouillé. Ça dépend quel fini, quelle finesse.
- Bien… bien. Vous restez ici. Il y a les dortoirs en contrebas, vous prendrez un lit. Le dîner va bientôt sonner, et vous pourrez me montrer ce que vous valez ce soir. »
Et sur ces paroles, il tourne ses épaules, jette un regard circulaire, et s’en va vers les raboteurs.
Je retourne dehors, et j’attends la cloche du crépuscule, qui carillonne bientôt. Tout le monde sort, épaules en dedans, et se dirige vers la cantine, attenante à l’atelier, pour un bol de soupe et du gros pain, avec de quoi tartiner et boire. On ne parle guère, le corps trop las pour se conter fatigue, et l’on ingurgite son repas en lampées goulues et mastiquées. Puis on se cure les dents, avachi, en attendant le prochain quart. Le chef vient alors me chercher, pour me mettre à l’épreuve. Il y a autour de lui ses fidèles adjoints, tous maculés de pieds en cap des reliefs de la journée. On m’entoure, puis, d’un signe, on m’indique l’établi. Il y a là toute la panoplie du menuisier et, posé un peu à l’écart, un pied – un pied de lit ou de table peut-être – encore rude et plein. Je le prends, l’observe, en saisis les formes, et je l’entaille bien comme il faut. J’ignore ce que l’on attend de moi, mais ce pied-la sait très bien s’abîmer en d’étranges tourments. Je peux en faire encore quelque chose de simple, massif, aux arêtes douces, aux surfaces carvées, et m’en sortir sans trop d’approbation. Ou alors, je ne l’écoute pas et de ses nervures je me fiche et je rabote, cisèle, polis, pour qu’une tête d’animal apparaisse. Le plus souvent un renard ou un corbeau, par habitude. Celui-là, c’est bien un renard, comme il y en a tant dans les plaines, et sur ce pied là, il a l’air toujours aussi rusé.
Il est tard bientôt, et je ne termine pas mon ouvrage ; le chef m’a vu à l’œuvre, et ma pauvre imagination lui a semble-t-il suffi. Il part silencieusement, sans prendre congé. Après lui, régulièrement, le groupe autour de l’établi s’éparpille dans l’ombre. Quand il n’en reste plus qu’un ou deux, je leur demande où dormir, et ils m’accompagnent en contrebas, au dortoir des hommes, où, comme promis, un lit m’attend.

Les jours suivants n’apportèrent que des collines de copeaux et quelques ampoules à mes mains déjà pourtant bien calleuses. On m’avait dit de partager le travail des scieurs, et de polir à l’occasion quelques grosses planches. L’atelier ne semblait fabriquer que des meubles assez communs, des tables, des tabourets, des armoires, des lits rustiques et rugueux, au grain gros et aux nœuds écarquillés, et des fauteuils profonds à la toile épaisse et rêche. Chaque jour, trois ou quatre camions poussifs venaient charger leurs commandes, et la cour s’animait en courtes processions de porteurs. Et puis, dans des grincements fatigués, les camions repartaient, bâche rabattue, et disparaissaient dans leurs échappements.

L’hiver était déjà bien installé, et l’ambiance de l’usine devint sensiblement plus alerte à l’approche de la fin d’année. Un matin, tout le monde vint se regrouper autour du chef, qui avait déposé devant lui, sur une table de travail, ce qui ressemblait à des plans de mobilier. Il y avait aussi une lettre, dont il lut une partie à l’assemblée. Tout était silencieux, et sa voix résonnait, pleine et autoritaire. Je ne me souviens plus exactement du propos. Il y était question de meuble, bien sûr, mais aussi de chance, de piété et de foi, d’attention et de soin. Et ce sermon épistolaire était écouté religieusement par l’assemblée, qui semblait communier avec ferveur, et peut-être aussi un peu d’effroi. Quand le silence se fit, chacun resta immobile, silencieux un instant, et puis l’on s’en alla en petit groupe vers les établis, pour un grand ménage cérémonieux, qui dura toute la journée. Le soir, au souper, les rares conversations étaient murmurées, soufflées, chuchotées, mais on ne se risquait pas à hausser le ton. Un recueillement de rigueur, avant une longue nuit.

À l’aube, le lendemain, tout le monde se mit à l’ouvrage. Chacun semblait savoir quelle tache accomplir, si bien que j’avisai un vieil ouvrier édenté et barbichu pour lui demander quoi faire. Il me considéra avec méfiance, attaché à ses serre-joints et ses colles, avant de consentir à me donner une lame pour gratter ses assemblages. Je passai la matinée dans ses pattes, concentré sur le travail, et tentant parfois d’engager la conversation. Lui n’avait cure de mes observations, et poursuivait ses collages en silence, levant de temps à autres d’épais sourcils pour embrasser l’atelier du regard, et opiner subrepticement du chef. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’il se décida à parler. Il commença d’un coup, sans s’adresser directement à moi, mais plutôt aux pièces de bois devant lui.
« Un lit. Cette année c’est un lit. C’est tant mieux, ça brûlera bien un lit. Faut voir la cour après, si le lit va tenir. Sinon faudra le porter en dehors. Faudra du monde, et le chef il aime pas trop ça, le monde. Un lit. Un grand lit. J’ai pas bien vu les plans, mais faudra coller encore pas mal, garçon, crois-moi. Un grand lit, eh. Et pas comme celui qu’on a fait il y a longtemps, un lit très long, très étroit, à plusieurs étages, un lit qu’il a fallu monter dehors, directement dans la cour, il aurait pas pu passer les portes, un lit comme une étagère, plus haut que l’atelier. Ah, fallait voir ça, quand il a brûlé. On pouvait pas manquer ça, toute la ville a vu les flammes, on en causait encore à la fonte, c’est dire. Et voilà, encore un lit. Je préfère, les lits. C’est mieux que l’année dernière, quand on a su pour cette table. Bien sûr on peut dire qu’on a l’habitude, mais là… une table aux angles impossibles, d’un seul tenant, aux pieds si hauts et si épais que tout notre bois y est passé. Et qui voulait pas prendre, en plus. Non, les lits, c’est plus commode. On les matelasse en plus, et les p’tites mains cousent elles-mêmes draps et couvertures. Alors, à la première étincelle, faut voir le brasier. On peut même pas rester dans la cour, tellement le feu lèche le ciel. Faut descendre ou monter, pour profiter du spectacle, jusqu'à la cloche de minuit. Après ça, retour aux quartiers, et dodo tout le monde. C’est comme ça, garçon, c’est comme ça et pas autrement, et tu demanderas au chef si tu peux rester à la veillée. Je décide pas, moi, j’ai jamais décidé, j’ai juste fait les meubles chaque année, des lits, des tables, des fauteuils, des armoires, et j’ai jamais demandé pourquoi tout ça était trop grand, trop large, ou beaucoup trop haut, trop étroit, et pourquoi on devait les brûler après, et pourquoi au plus chaud des flammes on devait rentrer se coucher. Je garde juste les images dans ma tête. Et je l’ouvre pas, je fais ce qu’on me demande, et le reste du temps je regarde les montagnes, et j’attends l’été, et quand il est là, je pense à l’hiver, et je pense à la nuit, et à la lettre que le chef recevra, et à ce qu’on devra faire, et au feu qu’on verra encore s’allumer, et qu’on ne verra jamais s’éteindre. Je me pose pas de questions. Tu devrais faire pareil, garçon. Pas de questions, sauf une au chef, si tu veux rester à la veillée. Et maintenant, pose ta lame et va bouffer, on a encore du boulot demain, pour coller le cadre. »

Un lit. Un grand lit, aux dimensions inhumaines prenait forme jour après jour dans l’atelier. Il pourrait passer les portes, mais tout juste, et il pourrait tenir dans la cour, que l’on avait vidée de ses tas de grumes. Je n’avais pu croiser le chef qu’une fois et, sur les conseils du vieux, je ne lui avais posé qu’une question, à laquelle il avait répondu d’un hochement de tête. Puis, après un silence, il me demanda si je pouvais sculpter suivant modèle, à la manière de mes renards. Il revint après le souper, un soir, me montrer des esquisses de visages, des visages enfantins, de filles et de garçons, qu’il me faudrait reproduire sur les montants de la tête de lit. Des visages étrangement expressifs où se lisaient la colère la plus dure ou la joie la plus pure, l’émerveillement ou l’ennui, le sommeil ou l’éveil, déclinés en fillettes et garçonnets, toutes et tous joufflus, poupins, adorables peut-être, adorés certainement, au regard du chef et de ses atermoiements. À tout j’acquiesçai, conscient du risque mais plus curieux encore. De mes renards, de mes corbeaux je saurai faire bonne figure, bambine et ronde, aux cheveux coiffés et au col relevé, avec un air mutin, un brin busqué, malin, chafouin. Le chef me quitta, rasséréné peut-être, épuisé sûrement. Le lit l’empêchait de dormir, et, comme je l’appris plus tard, menaçait même son pouvoir, comme d’autre chefs avant lui.

Dernières finitions, derniers ajustements d’un lit cyclopéen. Qu’on se rende compte : un sommier de plusieurs mètres de large, et plus long encore. Un pied de lit si massif que plusieurs ouvriers y perdirent doigts et orteils à l’assembler et le monter, et une tête si haute qu’un échafaudage fut nécessaire à mes talents de sculpteur. L’ensemble ne manquait certes pas de majesté, une fois les différentes pièces ajustées les une aux autres. Un lit. Un très grand lit. Un si grand lit qu’on dû s’y mettre à tous – et toutes – pour le porter dans la cour, et y attendre les instructions du chef. Instructions dites d’une voix toujours hautaine et forte, et dont l’assistance entière connaissait déjà le contenu : sitôt la nuit tombée, le lit devait être mis à feu et tous les ouvriers devait assister à l’envol des fumées et des flammes, avant de retourner au dortoir sous les douze coups de la cloche. Ensuite, chacun devait reprendre le travail après un jour de congé, sans soulever d’esclandre et sans faire part de la cérémonie aux gens de la ville.

C’est de cela dont le vieux vint m’entretenir au crépuscule, alors que le lit attendait l’amorce dans la cour, entouré du chef et des adjoints, tous soucieux, tous cérémonieux, tous éteints par la fatigue et le sens d’un devoir si lourd qu’ils en étaient saouls. Toujours un peu voûté, mais à cette heure volubile, il vint me prévenir du secret de cet holocaustum lignum, lui qui en avait déjà tant vu. Comme avant, il fit mine de parler au bois, celui du banc sur lequel je m’étais installé, un peu en dehors de l’enceinte des bâtiments. Et, bien sûr, il parla à mots voilés, pour ne pas décevoir le mystère qui entourait, hiver après hiver, la destruction de ces meubles fantastiques et hors de proportion.
« Là, garçon, tu les vois tête baissée, comme pour prier, mais le chef ne nous a jamais demandé de croire en quoi que ce soit. Il veut juste que nous fabriquions ce que la lettre ordonne, sans renâcler, sans pinailler, sans causer, même. Et il y fout le feu sous nos regards, sans égard pour notre boulot, juste parce que c’est comme ça. Et on le laisse faire, c’est le chef, c’est sa lettre, c’est son atelier, c’est sa folie sûrement et un peu la nôtre aussi, nous qui restons là et qui allons dormir sans un mot. Tu peux rester ce soir, mais demain tu devras partir, crois-moi. Ou alors tu resteras ici le restant de tes jours. À toi de voir. A toi de voir, oui. »
Il s’interrompit alors. Le chef, torche en main, s’apprêtait à allumer son brasier. Il lança la torche au milieu du gigantesque matelas, qui prit immédiatement. Draps et couvertures s’envolèrent en panaches rougeoyants, tandis que le cadre du lit s’embrasa à son tour. Tous, nous regardions les flammes monter dans l’obscurité glaciale de la nuit, muets, charmés par cette lumineuse et ondulante danse, engourdis par la chaleur sur nos visages tendus. Soudain, un long craquement retentit, et le lit se disloqua, sembla se contracter sur lui-même. J’aperçus un instant mes visages d’angelots diaboliques disparaître dans une gerbe d’étincelles, alors que les braises volaient de tous côtés, nous forçant au recul, rompant le sortilège. On savait minuit proche, et chacun, à reculons, revint vers les baraques, regaillardi par le vent sec et froid, les yeux embués, l’esprit vide, le sommeil hors de portée, et la fatigue si pesante.

Le vieux avait raison. Le lendemain, avant même les premières lueurs du jour, on vint me secouer. C’était l’un des acolytes du chef, épais, taciturne, et convaincant. Je me levai vite, enfilai pantalon et veste, grosses chaussures, pour le suivre dehors. On sortit des baraques. L’aurore pointait faiblement, par-delà les cols à l’est. Il me guida vers la cour, devant l’atelier, là où, seulement quelques heures auparavant, nous étions tous ravis par le feu et ses volutes. Et lorsque nous arrivâmes, je m’arrêtai. Le chef était là, bien au centre, seul. Et la cour était vide. Point de braises, de cendres, de restes calcinés. Rien sur le sol, que la terre déjà battue, et les pierres inégales. Aucune noircissure, aucune suie.
Et devant cela, devant mon hébétude, je ne vis que son geste : celui de quitter la cour, de quitter l’endroit, sans pouvoir contester, sans vouloir revenir, là, au premier jour de la nouvelle année, alors que le soleil, si faible et si lointain, annonçait tout de même son apparition prochaine.
Mais le soleil, ce serait pour plus tard. Oui, pour plus tard.

vendredi 10 février 2012

Scieries en séries – Templum

Le cadre est déjà là, il suffit de se glisser dedans. Passent alors toutes sortes de moment, des plus calmes aux plus bruyants, tandis qu'apparaissent de temps en temps des ouvrières, nonchalamment.

Et dans ce cadre déjà là, un oeil suffit à tout saisir : ce moment calme et bruyant, et l'ouvrière qui nonchalante s'en vient travailler le bois, la vis, la surface, le cadre même, parfois.


samedi 4 février 2012

Scieries en séries – Hiatus et Canopée

Aux quatre coins du baldaquin,
Se dessine, brune et fine,
La silhouette laborieuse
De la contrôleuse.