Grande-Condore, 23 Janvier 1952.
Un gâchis. Un indéchiffrable,
lamentable, terrible gâchis.
Je les entends
encore psalmodier ces chants du nord, sous les menaces des gardiens. Tous ces
prisonniers, tous animés d’une ferveur sourde, indéfectible, et à qui nous
venons d’offrir le plus précieux des gains. Ils ont une martyre maintenant, et
quelle martyre !
Je la revois
entrer dans l’enceinte de la prison il y a quelques jours, sous bonne escorte. Emaciée, depuis 5 ans que les autorités du continent l’ont gardé en détention dans les cachots
de Đất Đỏ, Bà Rịa et les quartiers de Chí Hòa pour y attendre son procès sous l’administration
centrale, elle n’avait pas perdu son assurance d’adolescente rebelle. Il faut
dire que sa détermination n’avait d’égal que la stupidité et l’esprit de
revanche qui animaient la cour militaire qui l’avait jugée il y a trois ans :
comment ne pas y voir un aveuglement de la part des colons, pour condamner à mort
une jeune révolutionnaire mineure, à qui ils ont imputé tous les attentats à la
grenade de la province de Cap Saint Jacques ?
Oh, je suis
certain que des grenades, elle en a balancé sur des troupes françaises, et
surtout sur ces traîtres à la cause Việt Minh, ces informateurs vietnamiens à
la solde du gouvernement colonial. Une, au moins, a explosé dans l’enceinte du marché
de Đất Đỏ, le 14 juillet 1948, tuant un officier français et blessant une
douzaine de soldats. Celle-là, elle l’a dégoupillée, elle l'a lancée, elle l'a revendiquée, et en était très fière.
Mais les autres ? Elle était surtout un courrier pour la cause révolutionnaire,
et une farouche indépendantiste, exaltée comme on peut l’être à cet âge et en
ces temps si troubles… Qui ne l’était pas au lendemain de la guerre, après la
chute de l’Empire Nippon, et les promesses venues du Tonkin ?
Toujours est-il
que, d’un coup de maillet, ils en ont fait un exemple pour le peuple indigène, mais
surtout pour le Việt Minh. Et, finauds, ils ont contourné leur propre code de
loi pour arranger son exécution dès son 19e anniversaire, loin des
regards, sur cette île de l’archipel de Poulo-Condore, que les habitants
appellent Côn Sơn.
Côn Sơn. C’est la
prison la plus célèbre du pays, dit-on. Elle a été construite bien avant le temps de l'Indochine,
par le pouvoir impérial annamite, pour y bannir les indésirables. Dès 1862, l’administration
militaire de Cochinchine y installa une petite garnison, et reprit le bagne à
son compte, avec ses fameuses cages à tigre, reliquat de l’art subtil des
tortures lentes d’Extrême-Orient…
Võ Thị Sáu n’eut même
pas droit à ce traitement spécial. Non, on l’enferma dans les baraquements situés
en face du bureau pénitentiaire, pour y attendre son heure.
Ce matin, à l’aurore,
on la fit sortir sous bonne garde, puis on la conduisit à l’office pour y être baptisée.
Elle ne résista pas, mais je revois encore son visage impassible, insensible aux
incantations latines. Lorsque le prêtre lui demanda si elle éprouvait
quelque remord avant de périr, elle murmura des paroles de défiance, mais j’étais
trop loin pour en saisir le sens. Puis, vers 7 heures, elle fut escortée sur le
troisième champ de tir. Là, elle fit esclandre, refusa qu’on lui bande les yeux,
et se mit à chanter.
Enfin, le peloton
fit feu. Les balles claquèrent. Elle tomba face contre terre.
Plus tard, la mélopée
commença, parmi les prisonniers, et fut reprise par les villageois qui accompagnèrent
sa dépouille vers le cimetière.
Nào anh em ta
cùng nhau xông pha, lên đàng
Kiếm nguồn tươi
sáng.
Ta nguyện đồng
lòng điểm tô non sông
Từ nay ra sức anh
tài...
Elle y repose maintenant, enterrée sous un monticule sans identification, mais je soupçonne la population de vouloir y dresser une stèle. C’est un présage, un mauvais présage pour l’avenir de la colonie, et je ne peux que mépriser ces ordres ineptes qui ont conduit à cette mort-là. Inutile. Si futile…