Agrippé sur un éperon de pierres rouillées, l’hôtel est un dédale de rampes d’escaliers, de paliers, de terrasses et de balcons. Briques rouges, tuiles rouges, pierres rouges, que viennent strier d’une blancheur crue des huisseries de bois peint, qu’il faut forcer un peu pour ouvrir les salons et les chambres. On se prend parfois à laisser les portes ouvertes, par habitude : le lieu est si propice aux allers et venues, aux montées, aux descentes, aux prises d’air, aux lectures interrompues, aux siestes impromptues.
Il y a là parmi les hôtes de cet établissement un vieux militaire, grabataire, qui ne se déplace qu’avec escorte et litière. Il passe ses journées à demi-allongé, à scruter le paysage, inlassablement, silencieusement, immobile, toujours en uniforme, un uniforme vert-de-gris cousu de médailles et rehaussé d’épaulettes étoilées. Il regarde, du soir au matin, l’horizon vers le sud-ouest, sans que jamais il ne réagisse, ni aux formes des nuages, ni aux couleurs parfois sublimes que le ciel peut offrir, aux aurores surtout, aux crépuscules aussi. Non, il reste là, absorbé dans l’absence de changement, parce que jamais le paysage ne change. C’est une plaine immense, de rizières biscornues, estafilée de petits cours d’eau serpentins qui parfois se décident à filer droit. Il y a bien quelques oiseaux pour animer cet atone décor, mais cela ne suscite guère son intérêt. Ses factotums veillent sur lui, le sustentent à heures fixes – toasts, thé, potage ou gruau, un peu de jambon ou de fromage, un verre de vin, qu’il avale sans sourciller. Jamais un mot, jamais un son, juste quelques soupirs parfois, lorsque la nuit finit par tomber, et que la plaine s’estompe dans l’obscurité.

Bien des rumeurs courent, de degrés en degrés, d’alcôves en fumoirs, à propos de ce singulier pensionnaire. D’aucuns prétendent qu’il s’agit d’un dictateur d’opérette, échoué là pour finir ses jours en paix ; d’autres avancent l’idée qu’il fut grand héros d’une guerre lointaine dont ils ont eu vent, il y a longtemps. Quelques-uns le soupçonnent de mystification, ou de mythomanie. Pour connaître le fin mot de l’affaire, il faut glisser un petit billet au groom. Lui, il sait, il le tient d’ailleurs des soubrettes qui papotent aux petites heures avec le concierge et le voiturier. Cet hôte cacochyme emmuré dans son mutisme n’est autre que Zangra, oui, lui-même, vieux général en retraite qui a fui son Royaume pour s’établir ici, sur ce promontoire naturel, y retrouver la plénitude d’un horizon vide de toute signification. Il souhaite pousser son dernier souffle ici, entouré de pierres rouges, dominant l’immensité verte des campagnes orientales, sans ennemi aucun qui viendrait le surprendre dans son ultime désertion.
