dimanche 8 décembre 2024

Saigon Sérénades

Saluer, pour quelques dernières fois, la ville en contrebas.


Tạm biệt, Masteri T5 A3712

mercredi 23 octobre 2024

Tōkyō Transfer

 

Aoki, pauvre Aoki.
Je n’ai pas voulu que tu m’accompagnes plus loin, alors je t’ai demandé, à mi-voix, de descendre à Akabane et je suis resté là, debout contre les portes, te voir disparaître dans l’enchevêtrement des vestes, des parapluies, des escaliers, des panneaux numérotés, tandis que le train reprenait de la vitesse pour s’engouffrer dans le tunnel qui m’emmènerait vers Ueno et ses mille correspondances. 
Je savais bien que tu te ferais un sang d’encre à me savoir tout seul dans cet agglomérat de béton et de pierres, de verre et d’acier, de bois et de papier. Que tu te figurerais, à mon silence obstiné, les tristes jours, les douloureuses semaines, les mois monotones de petits boulots et de tâches ingrates qu’il me faudrait endurer pour me faire une petite place dans un petit gourbi quelconque – entre Kasai et Myōden –, pas trop loin de la baie et des odeurs de fioul, d’iode et de saumure.
Tu t’en doutes bien, Aoki, que je suis resté bien tout seul et bien silencieux à me casser les reins et les genoux, de sous-sols en arrière-salles. La ville ne manque pas de cuisines à récurer, de plonges à expédier, de comptoirs à briquer, de futs de bière à échanger, de camionnette à manœuvrer, de clients à rabattre, de services à finir. Mais au moins là, aux petites heures de mes jours d’épuisement, je peux goûter à mon insignifiance nouvelle, à la banalité de ces quelques mots échangés entre lampistes abrutis de fatigue, alors que j’emprunte à vélo les ruelles encore désertes de Suna, de Horie, de Shioyaki.
J’ai bien tenté de te les expliquer, toutes ces raisons qui m’ont poussé à ce déracinement ; cet étouffement à la vue de ces versants abrupts couverts de cyprès sinistres et drus ; cet ostracisme vécu depuis que nous étions petits, toi comme moi, derniers rejetons de la maison familiale ; cette vieille maison accrochée à ses champs et ses vieux privilèges ; ces histoires toujours radotées, ces commérages recueillis, révisés au gré des convenances, ces qu’en-dira-t-on réverbérés du haut en bas de la vallée ; ce nom bien trop lourd à porter, bien trop dur à écrire, qui nous a précédé où que nous allions, de nos premiers babils jusqu’à la remise de nos certificats d’étude ; ce nom à faire frémir, ce nom à faire taire, ce nom dont je cherche l’annulation, ici, au milieu des foules ordinaires.

Aoki, sage Aoki…
Je ne voulais pas que tu m’accompagnes parce que pour tenter de m’absoudre, il fallait bien que je t’oublie aussi. Alors, de la même manière que je brouillais mes jours et mes nuits de corvées sans relâche, je me suis employé avec zèle à ton effacement, trait par trait, touche par touche, pour ne plus avoir que ces quelques syllabes, des échos d’une voix perdue, le souvenir fugace d’une épaule qu’on effleure. Malgré tout, tu te rappelles encore à moi aux moments les plus singuliers, sur l’enseigne d’un café, dans les paroles d’une chanson, entre deux rayonnages où j’aperçois une écharpe, un bonnet, le sac que tu portais. Aussi terne, aussi morne que je la conçoive, cette ville est toujours trop pleine de suggestions impromptues, d’éclats furtifs de mémoires enfouies.   
Je me cantonne, quand je suis désœuvré, à mes environs immédiats. Je ne m’aventure que rarement par-delà la rivière Sumida. Les quartiers centraux qui dotent la ligne Yamanote ne m’attirent pas beaucoup. Ils m’apparaissent comme des îlots d’opulence et de fatuité, d’ostentation forcée. Je suis trop frugal, trop fruste sans doute, pour succomber à ces charmes de néons et d’écrans. J’ai l’impression d’y faire intrusion, de jurer dans ce décor trop lisse, trop apprêté. J’ai besoin de guingois, de tôles ondulées, de rouilles et de mousses, de vieux shōtengai aux boutiques mi-closes. Même ici, tu vois, dans cette plaine aux mille teintes beiges et anthracites, je suis enclin à vivre dans les marges.
Tu n'as, d’aussi loin que je me souvienne, jamais vu la mer. Moi non plus. Ou du moins, pas vraiment. La mer, à Tōkyō, semble comme obstruée, son horizon comme escamoté. Je ne me suis pas encore approché d’assez près pour en entendre le ressac, en apprécier la magnitude, mais je crois qu’on ne lui accorde pas assez de place pour s’épandre. La mer ? C’est une arrière-pensée, une composante accessoire, une quantité négligeable. Pour le montagnard que je suis, c’est déconcertant. Décevant, devrais-je plutôt te dire. J’avais depuis longtemps rêvé de pouvoir y plonger, m’y laver de pensées lourdes et noires. Il faudra, une autre fois, trouver d’autres rivages pour des ablutions salées que j’espère curatives.  
Je m’emmure désormais dans ma solitude et ma routine, oublieux des raisons qui m’ont poussé à cette lente apathie. Je n’appelle personne, personne ne m’interpelle, Je trime, m’abîme, m’obstine encore, sur mon vélo, sur mes rotules et mes poings. J’ai une échine qui ploie bien. Soir ou matin, je rentre, je sors, incognito, enfin.   

Aoki, chère Aoki !
J’aurais tant voulu que tu m’accompagnes, pour vivre au moins une fois ensemble cette expérience, cette sensation si étrange, si étourdissante ! Je l’ai enfin ressentie, la dissolution, l’ultime étreinte, la grande annihilation !
C’est arrivé un matin de janvier, froid et humide.
Représente-toi donc la scène : une livraison, un courrier urgent, une inattention, un écart, et mon vélo foutu. Un accident stupide, une chute et quelques égratignures. Mais le pli n’attend pas, il me faut repartir. Pour une fois que je transporte léger ! C’est encore loin pourtant. Alors courir ? Prendre un bus, un train, un métro ? Je ne suis pas au fait du réseau de transport, et les alentours ne me sont pas familiers. J’hésite, encore pantelant. Le flux des passants, intermittent, me fait croire à la proximité d’une station quelque part. J’attache mon biclou tordu à la va-vite – le retrouverai-je seulement ? –, et je pars au petit trot.
L’avenue Hakozaki-Minatobashi. Le pont Minato. Oui, là, à gauche, une bouche de métro.  Kayabachō. Un « H » cerclé de gris clair, un « T » de bleu ciel : Les lignes Hibiya et Tōzai. Je dégringole l’escalier, détale dans les couloirs, me plante devant les distributeurs de tickets. Je mets un bon moment avant de comprendre, devant ce drôle de gribouillis, qu’il me faut payer 180 yen et passer outre. Sur le quai, du monde s’agglutine, s’arrange en files qui s’étirent. Je me faufile, j’attends le convoi prochain, je calcule déjà mon retard. À Kagurazaka j’aviserai. Il est 7:39, l’horloge qui nous surplombe est formelle.
Un carillon retentit. Le métro arrive, déjà bien rempli. Je me glisse parmi les passagers. Debout au milieu du wagon, j’observe la foule silencieuse. Hommes et femmes d’âges tendres ou d’âges mûrs, en manteaux et costumes sombres, assis, debout, dodelinant, ballotés au gré des méandres du tracé souterrain, absorbés dans des rêves diffus. Une annonce enjouée nous prévient d’un arrêt imminent à Nihombashi. Un frémissement se fait sentir, tout le monde semble soudain sur le qui-vive. La rame ralentit, s’immobilise, les portes s’ouvrent et s’ensuit le prodige : c’est un bref appel d’air, alors que disparaissent quelques usagers, vite suppléé par une cohue sans précédent. Je m’agrippe à ma poignée alors que se pressent de tous côtés coudes et bras, dos et poitrines, épaules, hanches, cuisses et genoux, un enserrement de nylon, de gabardine, de lainage, une contiguïté de visages fermés, impassibles, un concert en sourdine de souffles courts et retenus. Le métro repart et mes pieds ne touchent plus terre. Comprimé, compacté, mon corps chiffonné n’est plus qu’appui, que jointure. Je ferme les yeux, je ne respire plus. Je m’abandonne lentement à cette communion, cette fusion qui, jusqu’à la prochaine station, me consume tout entier.
Depuis cette écrasante révélation, tu t’imagines bien que je ne suis plus tout à fait pareil. Ma rancœur et ma peine se sont comme allégées et, même si mes conditions de vie sont toujours aussi spartiates et solitaires, je me prends parfois à songer qu’il me faudrait construire un avenir meilleur. Un avenir plus affable. Un avenir où je n’aurais pas à me soucier de te savoir ailleurs, où je pourrais peut-être un jour retourner dans la vallée pour t’offrir quelques fleurs.
J’ai récupéré mon vélo que j’ai pu retaper ! Je suis toujours coursier, ou bien livreur, ou bien commis. Ou encore autre chose.
J’ai cette envie, désormais régulière, de m’abolir encore. Alors, quand le temps le permet, je cherche les trains les plus bondés, aux heures les plus chargées, pour de nouvelles compressions salutaires. Je commence à connaître quelques rames qui sont particulièrement prisées. Il y a, sur la Chiyoda, entre Machiya et Nezu, la voiture 4 de 8:11, toujours pleine à craquer. La Marunouchi est aussi digne d’intérêt, avec un tronçon bien peuplé, surtout à 7:52 entre Myōgadani et Ochanomizu. J’y goûte des étaux fermes et puissants, surtout en voiture de tête. Si je veux profiter du ciel matinal, les lignes JR peuvent également faire l’affaire, d’autant qu’elles offrent des trains plus longs, qui présentent des choix plus délicats. Les pressages sur la Chūō-Sobu sont mémorables, surtout de Kinshichō à Akihabara, et parfois aussi du côté de Yoyogi le dimanche en fin d’après-midi. 
J’en ressort rincé, repassé, transi. 

Aoki, où que tu sois, sache-le : ton frère, enfin, revit !

vendredi 23 août 2024

Anatomie de l'envol

Le processus est toujours un peu troublant. On pénètre dans l’aérogare, dont il faut rapidement interpréter les multiples panneaux et signalétiques. Après un moment d’égarement, on trouve le comptoir d’enregistrement où l’on s’affranchit, un peu fébrile, de nos bagages sous le sourire figé de l’hôtesse qui nous congédie d’un bon vol. S’ensuit une longue marche sinueuse entre cafés et boutiques pour trouver la procession des passagers attendant l’examen de leurs titres de voyage. C’est là, à cet instant précis, sous l’œil sévère de l’officier des douanes, que s’effectue la désincarnation. D’un coup de tampon sur le passeport, nous voilà devenus ombre de nous-mêmes, prêts à évoluer dans la zone immatérielle des couloirs et des portes d’embarquements. Juste silhouettes, juste contours, mus au gré de chiffres et de lettres, pour aboutir devant les verrières immenses derrières lesquelles ronronnent les aéronefs. Assujettis encore aux minutes et aux heures, mais sans plus de consistance, sans plus de densité, on attend silencieux l’ordre de prendre les airs.

jeudi 22 août 2024

Tiers temps

Trois lieux, trois cieux, 

Harmonieux camaïeu.

mardi 20 août 2024

Interurbanisme

Montre en main, douze minutes. Onze à la rigueur, si l’on presse le pas. Au carrefour de Roosevelt et Lafayette, les vieilles lignes électriques des trolleys tracent sur les façades centenaires des sillons emmêlés, dont nous devons dénouer l’orientation. Cap à l’ouest, en suivant un soleil déjà mûr en cette fin d’après-midi. On se dirige donc vers les immeubles plus volumineux des abords de la Part-Dieu. Passé Duguesclin, le paysage n’est plus le même : le béton armé s’empile sans vergogne en barres gigantesques, réfléchi onduleusement dans les façades de verre de tours monolithiques. Les trottoirs deviennent dalles. Le bâti s’étale et s’éparpille en archipels emboîtés. On bifurque sur la droite en suivant Garibaldi, pour enfin apercevoir la savonnette grisâtre de l’Auditorium, flanquée du célèbre Crayon. C’est là, donc, que l’on s’immobilise, pour saisir du regard un autre aspect de l’urbain.

mercredi 14 août 2024

Colored mirages

Un mont si large, barrage à nuages, 
Empile nuées d’aquarelles cendrées.
Au sol le brun, le jade et l’ocre
Jouent de leurs couleurs savanes,
Bourrasques donc qui se pavanent,
Orage d’été, doté de cordes,
De draches froides et tourmentées.
Qui de ce rempart délavé, 
Arrose son aéropage. 

mardi 13 août 2024

Pas touche !

« Oui, oui, comme vous pouvez le voir, ils jouissent ici d’une totale liberté. Ils poussent d’abord droits, souvent le long des murs, et nous leur faisons marteler de petites pièces, classiques et simples, pour les habituer aux échos des chambres de musique. Ils sont très jeunes encore, en pleine période Yamaha, leur timbre est clair et un peu fluet. Un peu plus tard, lorsqu’ils deviennent Kawai, Petrof, Erard ou bien Pleyel, on note une mue, l’arrivée d’inflexions plus sonores, plus pesantes. C’est souvent à ce stade qu’un embryon de queue s’ébauche, qu’ils se détachent des murs pour embrasser l’espace, les volumes vides et vibrants, et qu’ils se frottent à des partitions plus épaisses et plus fouillées. Il faut bien les cajoler à ce moment de leur existence, tempérer leur clavier, y aller mollo sur le rubato, ne pas écraser leurs pédales. On a pour cela toute une collection de concerti baroques à leur soumettre, ou même pléthore de sonates romantiques à souhait. Ensuite ? Ensuite vient la maturité. D’un quart, voilà que leur caisse s’allonge davantage, pour devenir demi-queue. Ils s’arrogent toutes nos capacités d’accueil, ils trônent, ils pontifient. Ils arborent de discrets monogrammes, Bösendorfer, Blüthner ou bien Steinway & Sons, et entendent bien le faire savoir. C’est le temps des attaques, sèches et précises, des harmonies lourdes et profondes, des modulations dissonantes ou éthérées de morceaux magistraux. Tout résonne, au-dedans comme au dehors, sous les acclamations d’un public exalté. Et puis, enfin, vient le moment des désaccords, des mécaniques grippées, des touches qui s’écaillent. Ils déménagent alors et viennent occuper les hangars au milieu des machines-outils, pour mourir à petit feu. On prélève un bout de chevalet ou un étouffoir qu’on bouture, pour qu’un nouvel instrument renaisse, le long d’un autre mur. C’est ainsi, c’est le cycle de la vie des pianos d’ici. »  

Châssinistre

De nombreuses épaves jonchent les abords de la ferme, chacune échouée au gré d’improbables circonstances, mais toutes soumises à la sédimentation des terroirs provençaux : glaises poisseuses, blés durs, épines de pins, feuilles d’olivier et de chêne, petites coquilles de gastéropodes, lézards desséchés, crottes de lérot, mouches mortes. Cette carcasse-là, jadis si gracieuse, ne collecte plus que rouille et fientes de pigeon. Un détail, cependant, lui assure une certaine considération : il y a un impact de projectile – une pierre ? une balle ? – qui étoile le pare-brise en son milieu et suscite bien des interrogations. A-t-elle été abandonnée là, à la suite d’une expédition aixoise qui aurait mal tournée ? Ou alors, c’est un sarcophage déjà vide, le théâtre d’un règlement de compte entre truands marseillais ? Nul ne peut dire, mais tout peut s’échafauder… 

Econography

On y trouve tous les éléments de l’iconographie post-industrielle : deux vieilles Dianes Citroën embourbées là, côte à côte parmi les herbes folles, que flanquent ces containers jumeaux qui attendent le déluge. Quelques lignes électriques rayent un ciel vide et plat. Au loin, des champs labourés mais stériles, des frondaisons encore vertes, et la silhouette d’une usine de mauvais aloi, aux cheminées tour à tour effilées et pesantes, qui crachent à coup sûr un filet délétère. 
 
Étrangement, il y a contrepoint en haut de l’image, grâce au passage furtif d’un oiseau torpille.

lundi 12 août 2024

Comment s’y sent-on ?

On compare souvent, dit-on, ce pittoresque village – vieilles maisons couvertes de tuiles roses, ruelles fleuries, chapelle, puits, remparts et château en ruines – à une crèche provençale. Le décor, il est vrai, est des plus varois : collines, oliviers, ruisseaux, maisons en pierre, bosquets de mimosas jaunes et violets. Ajoutons ici et là quelques ravis, un couple de vieux, une poissonnière, un meunier et son âne, un enfant de bohème, un pasteur barbu et l’affaire est pliée. Ne reste plus qu’à attendre le crépuscule et l’apparition de l’étoile du berger.

dimanche 11 août 2024

Onomastique paysagère

Côte d’azur en nuances de gris, aperçue depuis cette bicoque adossée à sa colline comme un barnacle à son rocher. On y domine les vallons du village de La Londe-les-Maures, en contrebas du massif éponyme.
Adoncques, quelques considérations d’ordre étymologique sur ce toponyme et cet oronyme aux consonnances métissées.

La Londe, d’abord. Il nous vient d’un hobereau bien né, sieur Antoine Lemonnier, Gouverneur des Tours de la ville de Toulon qui, dès 1678, prend possession de vastes parcelles de terres autour d’un petit hameau en bordure de la rade de Hyères, pour y construire une imposante demeure jouxtant l’ancienne chapelle des Bormettes. Il baptise ses pénates « Château de La Londe » en souvenir du marquisat normand et des bocages pluvieux dont il est originaire. Notre gentilhomme connaît son vieux norrois et, même si le temps est plus clément sous ces alizés méridionaux, il reste nostalgique des bois et bosquets détrempés de son Calvados natal.

Quant aux Maures, ils désignent ce massif qui s’étend de Hyères à Fréjus, que les provençaux d’il y a longtemps appelaient « las Mauras de Bormettas », en référence à la couleur sombre – du latin, Montem Maurum, « Mont Noir » – de ses lignes de crêtes. Nulle allusion aux influences sarrasines ici, mais plutôt à la nature sauvage, aux forêts de pin et aux roches affleurantes qui assombrissent le paysage.   

De sorte qu’embrasser du regard les contours de ces reliefs, en nuances de gris, c’est avaliser cette désignation : voici devant nous « les fourrés des monticules ténébreux ». Effectivement, on peut admettre que c’est moins dépaysant, mais ça a le mérite d’être clair.

samedi 10 août 2024

La commode à Seb

 

 Une idée, comme ça,

qu'on exécute, fissa. 

vendredi 9 août 2024

Over troubled water

C’est l’histoire d’un tablier qui tombe à l’eau par deux fois.

Suspendue à ses tirants de fer et retenue par deux piles de pierres taillées, elle a fort belle allure lorsqu’elle s’ouvre au public le 7 septembre 1845. C’est la joie chez les nantis de la rive gauche, dont la progéniture peut enfin traverser le fleuve sans faire le long détour par les ponts Morand ou Lafayette, et arriver enfin à l’heure pour la première cloche du Lycée Ampère, tout rougis par les mille espiègleries auxquelles on peut se livrer sur cette passerelle. Pour autant, la cérémonie d’inauguration n’est pas des plus heureuses, interrompue par les sanglots des veuves et quelques minutes de silence à la mémoire du maître d’ouvrage M. Santil et de huit de ses gars, tous morts en décembre de l’année précédente durant la construction, alors qu’un boulon d’amarrage sauta et fit s’effondrer tout l’appontement. Les Lyonnais compatissent, et l’accident tombe peu à peu dans l’oubli, alors que baguenaudent les riverains et les visiteurs de passage. Il fait bon s’y promener à la belle saison, pour se glisser dans la Presqu’île par l’insolite rue Menestrier.

Un siècle plus tard, rebelote. Cette fois, il n’y a plus de promeneurs qui flânent ou d’écoliers qui s’asticotent. On est sous l’Occupation, ça file droit, mais ça commence à sentir le roussi. Alors, la Wehrmacht fomente une opération de sabotage en bonne et due forme, et la passerelle est dynamitée le 1er septembre 1944 alors que l’armée allemande est en pleine déconfiture. Tout l’ouvrage est irrémédiablement détruit. Il faudra attendre la libération de la ville, quelques jours plus tard, pour amorcer illico sa reconstruction, qui s’achève en mai 1945, au moment de la capitulation teutonne. Les câbles sont de nouveau tirés depuis les aboutements de part et d’autre du fleuve, pour suspendre la travée faite d’un platelage de bois. Une nouvelle fois, les eaux tumultueuses du Rhône peuvent être franchies au rythme tranquille de la marche, pour mesurer le débit des eaux et la profondeur du ciel. 

jeudi 8 août 2024

Venons-en aux faîtes

Elles ne nous regardent pas, ne se regardent pas, juchées là-haut sur un pignon au sommet de cette façade de briques et de béton blanc, curieuses peut-être des reflets des nuages sur le Rhône qui coule en contrebas. Deux têtes colossales, aux traits très art-déco, qui portraiturent Minerve et Mercure, par gout d’hellénisme d’années folles et à jamais perdues. Pourquoi une telle incongruité architecturale a-t-elle poussée là, sur ce bout du quai Sarrail ? On la doit à un certain M. Barioz, opulent fabricant de soieries de son état, qui donc, en 1929, commissionne pour son négoce un immeuble de rapport aux allures d’avant-garde, qu’il couronne de ces deux graves visages, comme pour conjurer la Grande Dépression à venir. L’édifice fait parler de lui, et accueillera au fil des époques consuls, notables et magistrats, férus de pierres nouvelles et de confort moderne.

Un peu plus loin, mais plus couleur locale, un joli toit de tuiles vernissées vient chapeauter un bâtiment angulaire. Cette toiture, pourtant, détonne : on ne trouve pas beaucoup de chape de la sorte, parementée de mignons losanges d’or, pour attirer le regard vers ces fenêtres mansardées qui inspirent sérénades. L’édifice ainsi coiffé, piqueté d'une antenne bulbeuse, est lui aussi bien rupin, mais sans trop d’esbroufe, et se fond dans l’alignement conforme aux quartiers bourgeois de la rive gauche, entre deux perspectives ; celle, cintrée de piliers de pierre, qui suit la travée de la Passerelle du Collège ; l’autre, entravée par l’exiguïté de la rue Bugeaud, qui vient buter sur la colonnade et le chapiteau de l’église Saint-Pothin.

mercredi 7 août 2024

Bout à bout

Drôle d’occurrence, que d’habiter successivement aux deux extrémités de la même rue. La première adresse, côté fleuve, s’ouvre sur un quartier cossu, emprunté parcimonieusement par de vieilles dames promenant aux heures vespérales leurs bichons égosillés. Quelques magasins aux vitrines feutrées offrent chaussures ou bien chapeaux à prix extravagants, tandis que les brasseries font étalages de leur clientèle bien mise. La seconde, côté gare, profite des gargotes orientales pour fleurer d’étranges parfums d’ailleurs, dans le tintamarre des cafés bien branchés. On s’y gare souvent en double-file, dans l’impatience de transactions furtives et sibyllines. L’un dans l’autre, on fait souvent l’aller-retour, du fleuve à la gare et de la gare au fleuve, en avisant les numéros qui séparent ces deux microcosmes, celui du 13 et du 170.

dimanche 4 août 2024

Boarding Gate Expo

Cette cyclopéenne figurine toute de bois verni, on la doit à l’artiste contemporain Kaws qui, comme à son habitude, s’amuse à remodeler une icône de la culture populaire – ici, un Pinocchio plutôt déconfit, à la cécité plus que douteuse – pour susciter chez les voyageurs de passage des réactions discordantes : une pointe d’effroi devant une telle stature, mêlée à l’apitoiement de la voir si abattue. Ça fait son petit effet lorsque, cotonneux encore après un premier vol long-courrier, on tente de s’orienter dans l’espace liminaire de ce terminal aéroportuaire international… 

mercredi 10 juillet 2024

Voiries aqueuses, arides affluents

Étrange relation qu’entretiennent cette ville et ce fleuve. Bien sûr, c’est au fil des rives sinueuses de la Chao Phraya que se sont petit à petit établis les premiers hameaux, les premiers bourgs, les premières forteresses – dont on peut retrouver des vestiges datant du XVIe siècle –, toutes reliées entre elles par un réseau complexe de klongs, ces canaux étroits qui irriguent la plaine et servent de voies d’échanges, de négoces, d’embuscades. C’est que toute la terre de cet immense estuaire est meuble, boueuse, gorgée d’eau et de limons. On ne peut s’y mouvoir qu’en embarcations diverses – radeaux, barges, canots, jonques – de bâtis en bâtis essentiellement lacustres. Alors, quand au fil des âges elle prend racine, qu’elle étend ses nervures de quartiers en faubourgs, la cité navigue, s’organise autour des courants et des marées. Pas étonnant, donc, que viennent se dresser le long de toutes ces berges casernements, sanctuaires, maisons communales, hôtels particuliers, entrepôts, tout un bric-à-brac d’établissements ayant directement accès aux flots encombrés de bateleurs rompus à tous les cabotages.  De ce penchant pour le nautisme, on comprend mieux la césure entre les eaux du fleuve et les premiers chemins carrossables, drainés et terrassés bien plus tard, loin des bouillons odoriférants des klongs surpeuplés. On est à l’orée du monde moderne, il faut s’adapter aux roulements des nouveaux châssis, aux premiers vrombissements des pistons bien huilés, à la grande transformation du pays pour l’ère industrielle. On bétonne, on bitume, on fait table rase, il faut que ça roule, que ça brille, que ça bringue ! Krung Thep se développe et dévore ses rizières, remblaie ses marécages et construit en dur et en étages. Pour autant, les abords de la Chao Phraya sont déjà occupés, prisés par l’aristocratie et les compagnies hôtelières, qui n’entendent pas laisser le populo flâner le long des berges. Tout au plus peut-on se glisser par des ruelles étriquées sur des pontons branlants, pour héler le premier ferry venu, qui sillonne inlassablement le fleuve de méandre en méandre, du temple Rajsingkorn Ratburana jusqu’à Pakkret.

mardi 9 juillet 2024

L'idée qui germe

De vous tous, 
Le seul qui pousse,
Vous le connaissez. 
Pas touche, pourtant.
Sa souche, n’y pensez point.
Laissez !, cette pousse, ces liens,
Se déliter, se délier,
Qu’enfin, 
Elle sache,
Ce que vous, 
Vous cachez bien.

En tailleur minéral

En postures méditatives, malgré rapt de chef et diverses amputations.
Ils s’érodent, au fil des siècles, en prières inlassables,
Sous la pluie et les vents des moussons régulières.

dimanche 7 juillet 2024

Nirvāṇa Couch Surfer

Enfin allongé, enfin mûr pour l’infinie plénitude, délivré du cycle des réincarnations et content, serein, comme un lion rassasié. Ma tête repose sur ma main droite, indolente et sage maintenant. Vêtu de ma robe d’or qui recouvre mes hanches et mes jambes, j’embrasse de mes yeux de nacre tout l’univers. De nacre aussi, la plante de mes pieds est exposée à la vue de tous, maintenant que je n’ai plus à arpenter les chemins de l’existence. Venez en prendre de la graine, de mes voûtes planétaires ! J’y ai inscrit tout ce que je connais, toute ma sapience et mon entendement. Cent et huit enseignements, bien rangés, bien révélés, qui vous ouvriront les battants de la libération ! 

À bon entendeur

« Franchement ? En เรือหางยาว ! C’est la meilleure façon d’appréhender la ville par la Chao Phraya. Là, vous pouvez en prendre un depuis l’embarcadère de Saphan Taksin, c’est à un jet de pierre. D’accord, c’est un peu plus cher que les ferries publics, oui, les fameuses lignes orange, mais l’expérience est unique, je vous l’assure ! Vous pourrez suivre les méandres du fleuve à toute berzingue sur environ cinq milles nautiques et, quand vous apercevrez le prang du Wat Arun, c’est que vous serez presque arrivés à bon port. Vous le verrez de loin aussi, le débarcadère du Palais Royal, avec ses galeries jaunes et blanches et ses auvents crénelés. Vous risquez d’être un peu secoués, foi de batelier, donc il vous faudra le pied marin pour toucher terre ! Sitôt rendus, prenez par la rue Maha Rat qui longe le Palais, dont vous pourrez apercevoir les innombrables chofa par-delà les remparts. Il vous faudra marcher un bon moment, et tourner à droite sur Na Phra Lan, pour enfin parvenir aux portes du Temple du Bouddha d’Emeraude, qui sert de préambule à la visite des bâtiments royaux. Et là, mes cocos, vous allez en prendre plein les mirettes, moi je vous dis ! Stupas en pagaille, statues à foison, mosaïques, stèles, toits de tuiles orange et vertes et jaunes et bleues, colonnades, pagodons, panthéon, bas-reliefs, garde-fous, et des dorures, des dorures, des dorures ! Ne manquez pas la galerie des peintures murales qui ceinture le sanctuaire, c’est homérique à souhait. Et quand vous en aurez soupé, de tout ce faste, de toute cette ostentation majestueuse, eh bien, vous n’êtes pas au bout de vos peines ! Il vous faut maintenant trouver l’issue de sortie, un peu planquée je dois dire, et pénétrer dans la cour d’apparat, qui fait face à la salle des couronnements et aux appartements du monarque. Encore de longues circonvolutions à travers jardins, coursives, postes de garde et vestibules, avant d’enfin retrouver la cohue de la rue et l’appel des tuk-tuk. À ce stade, c’est d’un bon jus de fruit frais, assis confortablement sous les pales d’un ventilateur, les doigts de pieds en éventail, dont vous avez besoin. Ça tombe bien ! Vous trouverez votre bonheur par ici, oui, en traversant la rue, voilà, et en entrant dans le café ผู้เยี่ยมชม. Oh, j’oubliais ! Je vous ramène après ça ? »

Tous azimuts

Points cardinaux, 
trouvés en levant le nez, 
à Wat Phra Kaew, 
Wat Phra Chetuphon Wimon Mangkhalaram Rajwaramahawihan
et Wat Yai Chai Mongkhon.

samedi 6 juillet 2024

Tour de passe-passe

D’aucuns pourraient suspecter Ole Sheeren d’avoir un faible pour l’empilement et les jeux de constructions. Ils n’auraient pas tort ! Car, après avoir, avec son collègue Rem Koolhas, doté Beijing d’un étrange trapèze aux résilles vertigineuses en 2012, le voilà qui joue un an plus tard de superpositions hexagonales avec des barres d’immeubles résidentiels dans un quartier huppé de Singapour. Il se sent en veine, au vu des accolades de tout le gratin architectural, et c’est à Bangkok, du côté de Silom, qu’il vient s’amuser avec ses cubes. C’est un prisme cette fois, méticuleusement excavé de morceaux de façade, pour former un étrange ruban pixellisé autour de l’édifice, qui vient dominer la ville en 2016. On ne peut pas lui en vouloir, de jouer sur les formes : cette tour Mahanakhon est désormais célébrée dans la capitale comme un monument à la gloire du nouvel âge numérique, en voie de dissolution vers les clouds. À moins que le message ne soit plus prosaïque, plus mercantile aussi, dans une cité où prolifèrent les constructions verticales. Il faut bien vendre du rêve, aussi émietté dans les cieux soit-il.

แต่แล้ว « King Klong » ล่ะ ?

 
Dimanche 26 mars 1967, Bangkok

Tous les volets sont fermés dans le corps principal de la résidence, mis à part les persiennes de la chambre de maître. Il faut bien laisser un courant d’air, d’autant que M. Jim ne nous pas donné d’instructions claires quant à son retour en Thaïlande. Je dois bien veiller, en tant que secrétaire et gouvernante, à ce que les œuvres d’art du premier étage ne souffrent pas de l’humidité et de la chaleur. De nouveaux rouleaux de soie ont été délivrés ce matin depuis les ateliers de Ban Khrua, pour une commande très particulière, et je les ai déposés dans la salle d’étude pour que M. Jim les voie avant de les envoyer à la découpe. C’est un peu fâcheux, si je puis m’exprimer ainsi, de devoir attendre son aval, car le client – un studio hollywoodien de renom - ne semble pas pouvoir attendre très longtemps… Non, bien sûr, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! M. Jim est un homme d’affaires à la réputation la plus intègre et la plus pointilleuse – je suis d’ailleurs si honorée de servir ses intérêts et veiller sur son incroyable demeure – mais je m’interroge sur le motif de son départ soudain pour la Malaisie. Les soieries Thompson tournent à plein régime, les commandes affluent, de Hong Kong au Japon en passant par l’Europe et le Moyen-Orient, la guerre qui fait rage entre Vietnam du Sud et du Nord a résolument transformé Bangkok en plaque tournante de trafics en tous genres, et je comprends son appétence à une prise de distance par rapport à la situation actuelle. J’essaierai de le joindre par télex, si d’aventure il devait prolonger son séjour dans les hautes terres des plantations de Cameron pour demander procuration, si nécessaire. Pour l’heure, je dois réprimander notre jardinier, qui a encore oublié de changer l’eau du bassin des koïs, et de tailler l’arbre du voyageur près du canal, qui menace d’obstruer la vue sur la cour d’apparat et le salon des tentures.   

Lundi 27 mars 1967, Bangkok

C’est Connie Mangskau qui m’a prévenue tôt ce matin. Elle était toute tourneboulée, incohérente parfois, et la ligne n’était pas très bonne. De ce que je peux comprendre, c’est que M. Jim est porté disparu depuis hier au soir vers 19h00. Je n’ai pas plus de détails, si ce n’est qu’il est parti seul se promener hier en fin de journée, sur des sentiers proches du bungalow « Moonlight », propriété de ses amis M. Ling et de son épouse Helen, que j’ai eu la chance de rencontrer il y a quelques mois. Depuis lors, aucune trace de M. Jim, ni auprès des autorités de Cameron, ni des populations autochtones qui auraient pu l’accueillir pour la nuit. Je me dois de garder la tête froide. La nouvelle n’est pas encore parvenue à la presse, mais un étrange visiteur mandaté par la « Central Intelligence Agency » attaché à l’Etat Major des armées américaines est venu frapper au portail tout à l’heure. Je n’étais pas là, occupée à passer la dernière main sur des commandes en souffrance. Rendre visite aux ateliers, voir toutes nos tisserandes à l’ouvrage, ignorantes encore du fait que M. Jim est aux abonnés absents, tout cela m’a grandement éprouvé.  Il a fallu que je trouve refuge au temple Borom Niwat Ratchaworawihan pour prier et retrouver une certaine quiétude. De retour à la résidence, je ne peux que m’attrister devant ces façades closes, ces ventaux verrouillés et les palmes des bananiers qui oscillent avec mélancolie. J’effectue mon tour des appartements à pas feutrés, le regard un peu brouillé, surtout lorsque je passe devant l’énigmatique torse de calcaire Dvâravatî dans le cabinet d’étude, où me contemplent aussi les visages imperturbables de Surya et d’Ardhanari. Je me faufile de corridors en pièces confinées comme une ombre furtive, pour vite disparaître dans mes quartiers.  

 
Mardi 28 mars 1967, Bangkok

Déjà, la foule se presse aux abords des palissades qui délimitent la demeure Thompson. Tous les journaux en font leurs choux gras : « Le Roi de la Soie suscite l’émoi », « Disparition d’un Magnat de la Mode », « Aucun Signe du Populaire Millionnaire ». Le téléphone sonne sans interruption, et je ne sais comment filtrer les appels intempestifs. La police est arrivée sur les lieux pour cordonner le quartier, et me sollicite pour poser des scellés sur toutes les issues. Que faire ? Qui croire ? George Barrie, dont je n’avais jusque-là entendu que des louanges sur ses talents de négociant à notre galerie new-yorkaise, vient à ma rescousse, franchit notre portail sur les coups de neuf heures, et prend la barre avec brio. Ses premières déclarations visent à minimiser l’affaire, et à assurer que tout est sous contrôle. Il se montre, en privé, beaucoup plus circonspect. La notoriété de notre établissement repose presque exclusivement sur les épaules de M. Jim, et le mystère de sa disparition – si elle nous vaut une publicité d’ampleur internationale –, peut faire vaciller toute l’entreprise. C’est un exercice délicat, que je trouve tout à fait prématuré, d’insinuer que la Thai Silk Company peut prospérer davantage sans son fondateur, d’autant que le nom de Thompson est irrémédiablement lié à la résurgence de l’industrie de la soie au royaume des Siam ! Je me garde bien sûr d’énoncer mes opinions, alors que je dois répondre aux mille questions des enquêteurs sur ces derniers jours passés en sa compagnie, avant que M. Jim ne s’envole jeudi dernier pour Penang.   

Vendredi 31 mars 1967, Ayutthaya

J’ai quitté la capitale pour retrouver les miens ici, parmi les ruines des anciens temples, des banians et des éléphants. J’ai besoin de repos et de marches silencieuses, de prendre une certaine distance avec les évènements de cette semaine. Je ressens un vide profond, une absence de repères, comme si les objets et les êtres avaient perdu leur consistance. Là-bas, dans les montagnes de Malaisie, tout le monde est sur le qui-vive : l’armée, la police, les randonneurs, les chasseurs de primes, les Gurkhas, les missionnaires, les scouts, dans la plus grande battue jamais organisée de mémoire d’homme. Et, jour après jour, rien, aucun signe, aucune trace. M. Jim s’est volatilisé, sans que personne ne sache pourquoi. Je me remémore les premiers temps, il y a une dizaine d’années, alors que j’étais jeune commise à son service. Il m’avait prise à partie alors qu’il venait de recevoir une statuette birmane représentant Phra Phrom, soulignant la finesse des traits, l’élégance des proportions, la dextérité du sculpteur qui avait façonné cette figurine. Il en vint à me montrer d’autres pièces de sa collection, une représentation de Phra Narai et de Phra Isuan, devisant sur les rôles de ces divinités dans notre panthéon bouddhiste, et s’interrogeant sur les notions de karma et de destin. Il m’expliqua que dans sa jeunesse, il avait toujours été fasciné par d’autres déesses, les trois Moires grecques, qui tissent, déroulent et coupent le fil de la vie. Est-ce mon tour, de m’interroger à présent, ici, entre les vieilles pierres d’Ayutthaya, sur ce que le destin – ou le karma – a bien pu réserver à cet homme hors du commun ?

samedi 23 mars 2024

Matrimoplage

Une plage en amont de Quy Nhơn, qui s’étend jusqu’à l’horizon. Quelques bungalows posés là, grignotant le talus sur lequel serpente la route côtière. Une mer d’ardoise irisée d’écume, dont le ressac sourd à travers les portes-fenêtres. Plus tard, on ira se mêler aux convives d’une cérémonie de mariage aux accents fitzgéraldiens, sous la brise marine et les pergolas sertis d’hibiscus et d’orchidées. La nuit tombera sous les rires et les conversations, qui rouleront jusqu’aux petites heures, grises et soumises à l’ivresse des agapes nuptiales.

dimanche 25 février 2024

Pôle position

  

D’une métropole à l’autre, depuis l’observatoire le plus haut accessible au public.

  • Tōkyō, à gauche, vu depuis la Tembo Galleria de la Tōkyō Skytree, 450m au-dessus du sol.
  • Sài Gòn, à droite, vu depuis la terrasse du Blank Sky Lounge, au 76e étage de la tour Landmark81, située approximativement 380m au-dessus de la mêlée urbaine.

Contrastes et similitudes des cités asiatiques…

dimanche 18 février 2024

Inventerre

 

De nouveau suspendu entre ciel et l'eau, et la terre,

Pour faire collection de silhouettes.

Filiformes, longilignes,

Galbées, girondes, graciles, 

Audacieuses, communes, trapues, malignes,

Toutes dressées, toutes découpées sur la toile de la ville. 


jeudi 15 février 2024

II - Hôtel Belonzio

Agrippé sur un éperon de pierres rouillées, l’hôtel est un dédale de rampes d’escaliers, de paliers, de terrasses et de balcons. Briques rouges, tuiles rouges, pierres rouges, que viennent strier d’une blancheur crue des huisseries de bois peint, qu’il faut forcer un peu pour ouvrir les salons et les chambres. On se prend parfois à laisser les portes ouvertes, par habitude : le lieu est si propice aux allers et venues, aux montées, aux descentes, aux prises d’air, aux lectures interrompues, aux siestes impromptues.    


Il y a là parmi les hôtes de cet établissement un vieux militaire, grabataire, qui ne se déplace qu’avec escorte et litière. Il passe ses journées à demi-allongé, à scruter le paysage, inlassablement, silencieusement, immobile, toujours en uniforme, un uniforme vert-de-gris cousu de médailles et rehaussé d’épaulettes étoilées. Il regarde, du soir au matin, l’horizon vers le sud-ouest, sans que jamais il ne réagisse, ni aux formes des nuages, ni aux couleurs parfois sublimes que le ciel peut offrir, aux aurores surtout, aux crépuscules aussi. Non, il reste là, absorbé dans l’absence de changement, parce que jamais le paysage ne change. C’est une plaine immense, de rizières biscornues, estafilée de petits cours d’eau serpentins qui parfois se décident à filer droit. Il y a bien quelques oiseaux pour animer cet atone décor, mais cela ne suscite guère son intérêt. Ses factotums veillent sur lui, le sustentent à heures fixes – toasts, thé, potage ou gruau, un peu de jambon ou de fromage, un verre de vin, qu’il avale sans sourciller. Jamais un mot, jamais un son, juste quelques soupirs parfois, lorsque la nuit finit par tomber, et que la plaine s’estompe dans l’obscurité.


Bien des rumeurs courent, de degrés en degrés, d’alcôves en fumoirs, à propos de ce singulier pensionnaire. D’aucuns prétendent qu’il s’agit d’un dictateur d’opérette, échoué là pour finir ses jours en paix ; d’autres avancent l’idée qu’il fut grand héros d’une guerre lointaine dont ils ont eu vent, il y a longtemps. Quelques-uns le soupçonnent de mystification, ou de mythomanie. Pour connaître le fin mot de l’affaire, il faut glisser un petit billet au groom. Lui, il sait, il le tient d’ailleurs des soubrettes qui papotent aux petites heures avec le concierge et le voiturier. Cet hôte cacochyme emmuré dans son mutisme n’est autre que Zangra, oui, lui-même, vieux général en retraite qui a fui son Royaume pour s’établir ici, sur ce promontoire naturel, y retrouver la plénitude d’un horizon vide de toute signification. Il souhaite pousser son dernier souffle ici, entouré de pierres rouges, dominant l’immensité verte des campagnes orientales, sans ennemi aucun qui viendrait le surprendre dans son ultime désertion.

 

mercredi 14 février 2024

I - S'appelle-t-on Zangra ?

  
Depuis ce poste de vigie, la plaine est infinie, parcellée façon puzzle, sans plissement aucun. Courue de fils d’eaux, tissés au gré des érosions. L’étalement revêt mille nuances de verts, entrelacées de blanc, piquetée de poteaux tricotant la campagne. Pléthores d’échassiers picorent ce paysage autrement dénué de toute activité. On se demande alors, si hauts perchés, pourquoi le paysage est suspendu à notre attente. Ou peut-être est-ce l’opposé, et nous sommes seulement suspendus à l’attente elle-même, devant ce décor immuable et éternellement vacant.

lundi 12 février 2024

À celles qui servent le soleil

 

Jeu d’ombres et de lumières sur les Adityas qui gardent le Mont Meru, dans la pagode khmère de Phù Ly, à quelques encâblures de Cần Thơ. 

dimanche 11 février 2024

Cruise Control

« Pardieu, le Bassac ? Embarquer sur le Bassac ? Allons, mais ce vaisseau-là, je le croyais en cale sèche depuis longtemps ! Il vogue encore, dites-vous, du Tonlé Sap jusqu’aux cités lacustres du delta du Mékong ? Cornegidouille ! Et quand donc doit-il larguer les amarres ? Dans trois jours ? Le temps de préparer l’attelage qui nous conduira aux docks de Cái Bè… Bien, je vais faire le nécessaire pour que nos malles soient prêtes, pour… Pour une nuit à bord ? Sacrebleu, nous n’irons pas trop loin alors ! Dites m’en davantage, allons !... L’appareillage depuis Cái Bè, je vois, c’est praticable en cette saison. Puis nous descendrons le Cổ Chiên sur vingt mille nautiques, pour bifurquer sur la rivière Mang Thít où nous mouillerons pour la nuit. Sage décision, vu la faune qui y festoie aux heures sombres... Les tigres et autres léopards, je les préfère en trophée qu’enragés. À l’aube, si l’on n’est pas baisé comme un tacaud dans la vase, nous devrions remonter le fleuve Hậu pour rejoindre Cần Thơ et, de là, nous poursuivrons notre route par voie de terre vers le Nord. Fichtre, c’est une belle aventure, mes gaillards ! Allons donc faire provision de quelques spiritueux, pour trinquer à l’appontage prochain ! »