samedi 6 juillet 2024

แต่แล้ว « King Klong » ล่ะ ?

 
Dimanche 26 mars 1967, Bangkok

Tous les volets sont fermés dans le corps principal de la résidence, mis à part les persiennes de la chambre de maître. Il faut bien laisser un courant d’air, d’autant que M. Jim ne nous pas donné d’instructions claires quant à son retour en Thaïlande. Je dois bien veiller, en tant que secrétaire et gouvernante, à ce que les œuvres d’art du premier étage ne souffrent pas de l’humidité et de la chaleur. De nouveaux rouleaux de soie ont été délivrés ce matin depuis les ateliers de Ban Khrua, pour une commande très particulière, et je les ai déposés dans la salle d’étude pour que M. Jim les voie avant de les envoyer à la découpe. C’est un peu fâcheux, si je puis m’exprimer ainsi, de devoir attendre son aval, car le client – un studio hollywoodien de renom - ne semble pas pouvoir attendre très longtemps… Non, bien sûr, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! M. Jim est un homme d’affaires à la réputation la plus intègre et la plus pointilleuse – je suis d’ailleurs si honorée de servir ses intérêts et veiller sur son incroyable demeure – mais je m’interroge sur le motif de son départ soudain pour la Malaisie. Les soieries Thompson tournent à plein régime, les commandes affluent, de Hong Kong au Japon en passant par l’Europe et le Moyen-Orient, la guerre qui fait rage entre Vietnam du Sud et du Nord a résolument transformé Bangkok en plaque tournante de trafics en tous genres, et je comprends son appétence à une prise de distance par rapport à la situation actuelle. J’essaierai de le joindre par télex, si d’aventure il devait prolonger son séjour dans les hautes terres des plantations de Cameron pour demander procuration, si nécessaire. Pour l’heure, je dois réprimander notre jardinier, qui a encore oublié de changer l’eau du bassin des koïs, et de tailler l’arbre du voyageur près du canal, qui menace d’obstruer la vue sur la cour d’apparat et le salon des tentures.   

Lundi 27 mars 1967, Bangkok

C’est Connie Mangskau qui m’a prévenue tôt ce matin. Elle était toute tourneboulée, incohérente parfois, et la ligne n’était pas très bonne. De ce que je peux comprendre, c’est que M. Jim est porté disparu depuis hier au soir vers 19h00. Je n’ai pas plus de détails, si ce n’est qu’il est parti seul se promener hier en fin de journée, sur des sentiers proches du bungalow « Moonlight », propriété de ses amis M. Ling et de son épouse Helen, que j’ai eu la chance de rencontrer il y a quelques mois. Depuis lors, aucune trace de M. Jim, ni auprès des autorités de Cameron, ni des populations autochtones qui auraient pu l’accueillir pour la nuit. Je me dois de garder la tête froide. La nouvelle n’est pas encore parvenue à la presse, mais un étrange visiteur mandaté par la « Central Intelligence Agency » attaché à l’Etat Major des armées américaines est venu frapper au portail tout à l’heure. Je n’étais pas là, occupée à passer la dernière main sur des commandes en souffrance. Rendre visite aux ateliers, voir toutes nos tisserandes à l’ouvrage, ignorantes encore du fait que M. Jim est aux abonnés absents, tout cela m’a grandement éprouvé.  Il a fallu que je trouve refuge au temple Borom Niwat Ratchaworawihan pour prier et retrouver une certaine quiétude. De retour à la résidence, je ne peux que m’attrister devant ces façades closes, ces ventaux verrouillés et les palmes des bananiers qui oscillent avec mélancolie. J’effectue mon tour des appartements à pas feutrés, le regard un peu brouillé, surtout lorsque je passe devant l’énigmatique torse de calcaire Dvâravatî dans le cabinet d’étude, où me contemplent aussi les visages imperturbables de Surya et d’Ardhanari. Je me faufile de corridors en pièces confinées comme une ombre furtive, pour vite disparaître dans mes quartiers.  

 
Mardi 28 mars 1967, Bangkok

Déjà, la foule se presse aux abords des palissades qui délimitent la demeure Thompson. Tous les journaux en font leurs choux gras : « Le Roi de la Soie suscite l’émoi », « Disparition d’un Magnat de la Mode », « Aucun Signe du Populaire Millionnaire ». Le téléphone sonne sans interruption, et je ne sais comment filtrer les appels intempestifs. La police est arrivée sur les lieux pour cordonner le quartier, et me sollicite pour poser des scellés sur toutes les issues. Que faire ? Qui croire ? George Barrie, dont je n’avais jusque-là entendu que des louanges sur ses talents de négociant à notre galerie new-yorkaise, vient à ma rescousse, franchit notre portail sur les coups de neuf heures, et prend la barre avec brio. Ses premières déclarations visent à minimiser l’affaire, et à assurer que tout est sous contrôle. Il se montre, en privé, beaucoup plus circonspect. La notoriété de notre établissement repose presque exclusivement sur les épaules de M. Jim, et le mystère de sa disparition – si elle nous vaut une publicité d’ampleur internationale –, peut faire vaciller toute l’entreprise. C’est un exercice délicat, que je trouve tout à fait prématuré, d’insinuer que la Thai Silk Company peut prospérer davantage sans son fondateur, d’autant que le nom de Thompson est irrémédiablement lié à la résurgence de l’industrie de la soie au royaume des Siam ! Je me garde bien sûr d’énoncer mes opinions, alors que je dois répondre aux mille questions des enquêteurs sur ces derniers jours passés en sa compagnie, avant que M. Jim ne s’envole jeudi dernier pour Penang.   

Vendredi 31 mars 1967, Ayutthaya

J’ai quitté la capitale pour retrouver les miens ici, parmi les ruines des anciens temples, des banians et des éléphants. J’ai besoin de repos et de marches silencieuses, de prendre une certaine distance avec les évènements de cette semaine. Je ressens un vide profond, une absence de repères, comme si les objets et les êtres avaient perdu leur consistance. Là-bas, dans les montagnes de Malaisie, tout le monde est sur le qui-vive : l’armée, la police, les randonneurs, les chasseurs de primes, les Gurkhas, les missionnaires, les scouts, dans la plus grande battue jamais organisée de mémoire d’homme. Et, jour après jour, rien, aucun signe, aucune trace. M. Jim s’est volatilisé, sans que personne ne sache pourquoi. Je me remémore les premiers temps, il y a une dizaine d’années, alors que j’étais jeune commise à son service. Il m’avait prise à partie alors qu’il venait de recevoir une statuette birmane représentant Phra Phrom, soulignant la finesse des traits, l’élégance des proportions, la dextérité du sculpteur qui avait façonné cette figurine. Il en vint à me montrer d’autres pièces de sa collection, une représentation de Phra Narai et de Phra Isuan, devisant sur les rôles de ces divinités dans notre panthéon bouddhiste, et s’interrogeant sur les notions de karma et de destin. Il m’expliqua que dans sa jeunesse, il avait toujours été fasciné par d’autres déesses, les trois Moires grecques, qui tissent, déroulent et coupent le fil de la vie. Est-ce mon tour, de m’interroger à présent, ici, entre les vieilles pierres d’Ayutthaya, sur ce que le destin – ou le karma – a bien pu réserver à cet homme hors du commun ?

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