mardi 28 juillet 2015

搭叮叮!

Dépôt des tramways, Whitty Street, 1985

Je me rappelle bien, oui. 
Je n’avais que trois ans à l’époque, et nous habitions alors une baraque de brique et de bois du côté de Shek Tong Tsui, avec d’autres familles venues du continent, principalement du Hok Kien je crois. Je faisais partie de la marmaille, et j’étais tout le temps fourré avec les plus grands, à commettre mille chapardages dans les ruelles garnies d’échoppes de nouilles. On commençait à voir se construire de nombreux restaurants et de bordels dans le quartier, déjà, et les filles nous menaient la vie dure… Il y avait un groupe de chenapans, plus aventureux que les autres, qui s’amusait à explorer le chantier de construction de la première voie, depuis Kennedy Town jusqu’à Sheung Wan, et à chiper des rivets et des boulons. Ça se monnayait cher, entre les gars du coin… Toujours est-il que la ligne fut inaugurée en 1904, et que les premiers trams, qui venaient, par bateau, tout droit d’Angleterre, furent mis en service en grande pompe. 
C’était des voitures à un seul niveau à l’époque, qui étaient prises d’assaut par toute la populace : les guenilleux comme nous, on s’entassait en troisième classe, au-devant ou à l’arrière, sur des impériales d’où on pouvait crier à qui mieux mieux sur les matrones et les cocottes. Les nantis, eux, s’asseyaient en première, au centre du wagon, bien à l’abri dans leurs tenues trop guindées. On n’a jamais vraiment su pourquoi, mais il n’y a jamais eu de seconde classe dans cette affaire-là.
Ce qui, à bien y réfléchir, reflétait parfaitement l’esprit de la colonie !
Je devais avoir dix ou onze ans quand on a vu circuler les premiers trams à deux étages. Ça, c’était un spectacle ! Pour un gamin chétif comme moi, ces engins étaient de véritables chars d’assaut ! Et toujours, les richards en haut, assis confortablement sur des chaises de jardin, et le populo toujours entassé en bas de chaque côté, parce qu’il faut pas charrier… C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser à autres choses que de courir les rues à mater les demoiselles, à changer de petits boulots entre les cuisines des bouges et des tripots et à me dire qu’il faudrait songer à travailler sérieusement. Il faut dire aussi que mes parents avaient la trique sévère, et qu’on avait suffisamment de bouches à nourrir.
J’ai commencé en 1916 comme mécano sur les bogies des premiers modèles de Dick, Kerr et Compagnie, à réaligner les essieux et graisser les suspensions. Assez vite, on m’a fait aussi bosser sur la voie. On n’a pas idée de la façon, et à quelque vitesse, les rails s’endommagent et se déforment, sur une ligne de tram constamment traversée par quantité de charrettes, de camions et d’autobus ! Pour autant, j’étais toujours basé au dépôt de Whitty Street, pas loin de chez moi. Pratique, pour draguer la donzelle, avec un passe pour lui montrer les trams, sitôt la nuit tombée et la dernière ronde passée… En 1925, on a modifié les trams ouverts à tous les vents, pour une flotte désormais fermée sur ses deux étages. C’est que les premières, ils ne faisaient pas fière allure, là-haut, sous les pluies de mousson, même avec une capote de toile ! Moi non plus, d’ailleurs, maintenant que j’étais passé contrôleur.
Le boulot était tranquille, tout le monde plébiscitait les Ting Tings, comme on les appelle communément, et la vie semblait rouler toute seule.
C’était sans compter sur l’invasion nippone qui fondit sur la ville.
Début décembre 1941, les troupes japonaises traversèrent la rivière Sham Chun depuis Guangzhou et avancèrent sur Kowloon, qu’ils conquirent sans difficulté. C’est qu’on avait déjà fait place nette, et que tous les contingents armés, qu’ils soient britanniques, canadiens, indiens ou cantonais, s’étaient repliés de l’autre côté du port, sur l’île de Hong Kong, pour la défendre chèrement. Ce furent d’âpres combats, pendant deux semaines, mais c’était peine perdue. De fait, le gouverneur Young capitula le jour de Noël. Un Noël noir, et de sombres années s’ensuivirent : massacres de prisonniers et de civils, rationnement, ruine et pauvreté parmi la population, qui déclina rapidement, décimée par la maladie et les déportations dans les camps de travail en Chine.
Le quartier de mon enfance, lui aussi, subit une insidieuse transformation : même si les bordels furent officiellement interdits dès 1935, et que les Cantonais affluents n’allèrent plus conter fleurette à l’ouest de l’étang, comme on disait - 塘西風! -, les envahisseurs reprirent le commerce des plaisirs à marche forcée. Sauf que la canaille n’était plus chinoise, mais nippone, et l’endroit devint connu sous un autre patronyme : « À Kuramae ! », ordonnait la troupe, et seuls les soldats japonais étaient admis à l’intérieur des maisons closes qui refleurirent pendant la guerre.
 
Pour les trams, ce fut une autre histoire. A peine douze voitures restaient en circulation, entre Causeway Bay et Western Market, constamment patrouillées et fouillées. L’armée occupante faisait aussi rouler un wagon simple pour le transport de marchandises, et toutes sortes de rumeurs s’échangèrent sur la vraie nature de cet étrange convoyage. J’eus de la veine pendant cette période : ma famille put trouver refuge à Macao, de l’autre côté de l’estuaire, et, même si ce furent des années maigres, personne ne perdit la vie. Les Portugais avaient en effet négocié la neutralité de leur territoire avec l’État-major Impérial, sous quelque condition funeste et mystérieuse…Quant à moi, bénissant mon célibat, je faisais profil bas au dépôt, trouvant toujours de quoi entretenir la flotte contre la rouille et les vers à bois.
Après 3 ans et 8 mois d’occupation, les Japonais furent enfin vaincus et déposèrent les armes, le 30 août 1945. 
Sur les 109 voitures toujours existantes, seules quinze étaient prêtes à reprendre du service. On travailla d’arrache-pied pour remettre tout en état de marche, et, dès octobre, 40 trams circulaient, bondés déjà sous l’afflux des réfugiés et des rescapés. Mais cela n’était qu’un début : le plus gros chantier était devant nous, puisque le gouvernement prit la décision de vouloir doubler les voies, sur toute la longueur du réseau. On élargit et éventra tout ou partie de Catchik Road, Des Vœux Road, Connaught Road, Queensway, Henessy Road, Johnston Road, Yee Wo Street, Causeway Road, King’s Road, et Shau Kei Wan Road pour permettre enfin aux trams de rouler dans les deux sens, sans devoir s’attendre à chaque arrêt. Le trafic n’en fut que plus fluide, et le voyage sur ces artères devint, à partir de 1949, l’une des attractions préférées des voyageurs de passage, qui pouvaient ainsi découvrir la plupart des quartiers de l’île, tout en profitant d’un panorama sans cesse renouvelé sur le port Victoria. Pour prix de mes efforts, je fus même promu conducteur, et j’eus le privilège d’être parmi les premiers à prendre les manettes des trams fabriqués dans la colonie ! Quel chemin parcouru, depuis mes années de délinquance juvénile !
Tout alla très vite alors : la ville s’embarqua avec exaltation dans le développement de l’après-guerre. Le travail devint incessant, au rythme frénétique des allers et venues depuis Kennedy Town jusqu’à Shau Kei Wan, ou bien Happy Valley. Nous, pilotes, n’avions quasiment plus le temps de nous arrêter manger. Aussi, nous nous sommes habitués à avaler en vitesse un bol de nouilles à l’arrêt aux feux de signalisation. On en a gardé l’expression d’ailleurs : c’est « le repas du feu rouge », ou « 紅燈飯 ». La poldérisation du port progressa à mesure de l’appétit insatiable des promoteurs, et la pittoresque balade en tram le long du littoral changea de nature, pour devenir une virée entre les gratte-ciels. 
En 1964, devant l’afflux des passagers, la Compagnie eut une idée qui fit long-feu. On attacha à l’arrière des trams une caravane à un étage pour transporter davantage de monde. D’abord, encore une fois, à l’apanage des fortunés, puis aussi pour le vulgum pecus, ces caravanes firent sensation. Un temps. Mais devant le nombre de déraillements et d’accidents en tous genres, on abandonna bien vite ce dispositif mécaniquement  périlleux.
La vraie révolution, pour moi, arriva en 1972, lorsque l’on abolit le système des classes. Enfin un tarif unique et un espace roulant sans cloisonnement ! Il faut dire que les nababs, ils ne prenaient plus le tram depuis longtemps, roulant maintenant au volant de leur Rolls. Un peu plus tard, un de mes précédents emplois disparut à son tour, alors que seul le conducteur fut doté d’une boite à pièces ou les passagers durent payer comptant à leur sortie. Plus de ticket, adieu le poinçonnage… Cela représenta pour moi le signe qu’il était temps de tirer révérence. J’ai pris ma retraite cette année-là, en 1976, après 60 ans de service. Les trams ont pu continuer sans moi !
 
Mais je passe de temps en temps revoir mon vieux dépôt de Whitty Street. J’y ai encore des collègues, on s’échange les potins de la ligne, entre deux parties de mah-jong. J’habite toujours du côté de Shek Tong Tsui, dans un petit appartement que je partage avec mon neveu et ses enfants, et je leur raconte la vie d’il y a longtemps, comme à vous. Comme à vous…

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