Dépôt des tramways, Whitty Street, 1985
Je me rappelle bien,
oui.
Je n’avais que trois ans à l’époque, et nous habitions alors une baraque
de brique et de bois du côté de Shek Tong Tsui, avec d’autres familles venues
du continent, principalement du Hok Kien je crois. Je faisais partie de la
marmaille, et j’étais tout le temps fourré avec les plus grands, à commettre
mille chapardages dans les ruelles garnies d’échoppes de nouilles. On commençait
à voir se construire de nombreux restaurants et de bordels dans le quartier, déjà,
et les filles nous menaient la vie dure… Il y avait un groupe de chenapans,
plus aventureux que les autres, qui s’amusait à explorer le chantier de
construction de la première voie, depuis Kennedy Town jusqu’à Sheung Wan, et à
chiper des rivets et des boulons. Ça se monnayait cher, entre les gars du coin…
Toujours est-il que la ligne fut inaugurée en 1904, et que les premiers trams,
qui venaient, par bateau, tout droit d’Angleterre, furent mis en service en
grande pompe.
C’était des voitures à un seul niveau à l’époque, qui étaient
prises d’assaut par toute la populace : les guenilleux comme nous, on
s’entassait en troisième classe, au-devant ou à l’arrière, sur des impériales
d’où on pouvait crier à qui mieux mieux sur les matrones et les cocottes. Les
nantis, eux, s’asseyaient en première, au centre du wagon, bien à l’abri dans
leurs tenues trop guindées. On n’a jamais vraiment su pourquoi, mais il n’y a
jamais eu de seconde classe dans cette affaire-là.
Ce qui, à bien y réfléchir,
reflétait parfaitement l’esprit de la colonie !
Je devais avoir dix ou onze
ans quand on a vu circuler les premiers trams à deux étages. Ça, c’était un
spectacle ! Pour un gamin chétif comme moi, ces engins étaient de véritables
chars d’assaut ! Et toujours, les richards en haut, assis confortablement
sur des chaises de jardin, et le populo toujours entassé en bas de chaque côté,
parce qu’il faut pas charrier… C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser
à autres choses que de courir les rues à mater les demoiselles, à changer de
petits boulots entre les cuisines des bouges et des tripots et à me dire qu’il
faudrait songer à travailler sérieusement. Il faut dire aussi que mes parents
avaient la trique sévère, et qu’on avait suffisamment de bouches à nourrir.
J’ai commencé en 1916
comme mécano sur les bogies des premiers modèles de Dick, Kerr et Compagnie, à réaligner
les essieux et graisser les suspensions. Assez vite, on m’a fait aussi bosser sur la
voie. On n’a pas idée de la façon, et à quelque vitesse, les rails
s’endommagent et se déforment, sur une ligne de tram constamment traversée par quantité
de charrettes, de camions et d’autobus ! Pour autant, j’étais toujours basé
au dépôt de Whitty Street, pas loin de chez moi. Pratique, pour draguer la
donzelle, avec un passe pour lui montrer les trams, sitôt la nuit tombée et la dernière
ronde passée… En 1925, on a modifié les trams ouverts à tous les vents, pour
une flotte désormais fermée sur ses deux étages. C’est que les premières, ils
ne faisaient pas fière allure, là-haut, sous les pluies de mousson, même avec
une capote de toile ! Moi non plus, d’ailleurs, maintenant que j’étais
passé contrôleur.
Le boulot était
tranquille, tout le monde plébiscitait les Ting
Tings, comme on les appelle communément, et la vie semblait rouler toute
seule.
C’était sans compter sur
l’invasion nippone qui fondit sur la ville.
Début décembre 1941, les
troupes japonaises traversèrent la rivière Sham Chun depuis Guangzhou et avancèrent
sur Kowloon, qu’ils conquirent sans difficulté. C’est qu’on avait déjà fait
place nette, et que tous les contingents armés, qu’ils soient britanniques,
canadiens, indiens ou cantonais, s’étaient repliés de l’autre côté du port, sur
l’île de Hong Kong, pour la défendre chèrement. Ce furent d’âpres combats,
pendant deux semaines, mais c’était peine perdue. De fait, le gouverneur Young
capitula le jour de Noël. Un Noël noir, et de sombres années
s’ensuivirent : massacres de prisonniers et de civils, rationnement, ruine
et pauvreté parmi la population, qui déclina rapidement, décimée par la maladie
et les déportations dans les camps de travail en Chine.
Le quartier de mon
enfance, lui aussi, subit une insidieuse transformation : même si les
bordels furent officiellement interdits dès 1935, et que les Cantonais
affluents n’allèrent plus conter fleurette à l’ouest de l’étang, comme on disait
- 塘西風月! -, les envahisseurs reprirent le commerce des
plaisirs à marche forcée. Sauf que la canaille n’était plus chinoise, mais
nippone, et l’endroit devint connu sous un autre patronyme : « À
Kuramae ! », ordonnait la troupe, et seuls les soldats japonais étaient admis à
l’intérieur des maisons closes qui refleurirent pendant la guerre.
Pour les trams, ce fut
une autre histoire. A peine douze voitures restaient en circulation, entre
Causeway Bay et Western Market, constamment patrouillées et fouillées. L’armée
occupante faisait aussi rouler un wagon simple pour le transport de
marchandises, et toutes sortes de rumeurs s’échangèrent sur la vraie nature de
cet étrange convoyage. J’eus de la veine pendant cette période : ma
famille put trouver refuge à Macao, de l’autre côté de l’estuaire, et, même si
ce furent des années maigres, personne ne perdit la vie. Les Portugais avaient
en effet négocié la neutralité de leur territoire avec l’État-major Impérial,
sous quelque condition funeste et mystérieuse…Quant à moi, bénissant mon célibat,
je faisais profil bas au dépôt, trouvant toujours de quoi entretenir la flotte
contre la rouille et les vers à bois.
Après 3 ans et 8 mois
d’occupation, les Japonais furent enfin vaincus et déposèrent les armes, le 30
août 1945.
Sur les 109 voitures toujours existantes, seules quinze étaient prêtes
à reprendre du service. On travailla d’arrache-pied pour remettre tout en état
de marche, et, dès octobre, 40 trams circulaient, bondés déjà sous l’afflux des
réfugiés et des rescapés. Mais cela n’était qu’un début : le plus gros
chantier était devant nous, puisque le gouvernement prit la décision de vouloir
doubler les voies, sur toute la longueur du réseau. On élargit et éventra tout
ou partie de Catchik Road, Des Vœux Road, Connaught Road, Queensway, Henessy
Road, Johnston Road, Yee Wo Street, Causeway Road, King’s Road, et Shau Kei Wan
Road pour permettre enfin aux trams de rouler dans les deux sens, sans devoir s’attendre
à chaque arrêt. Le trafic n’en fut que plus fluide, et le voyage sur ces artères
devint, à partir de 1949, l’une des attractions préférées des voyageurs de
passage, qui pouvaient ainsi découvrir la plupart des quartiers de l’île, tout
en profitant d’un panorama sans cesse renouvelé sur le port Victoria. Pour prix
de mes efforts, je fus même promu conducteur, et j’eus le privilège d’être
parmi les premiers à prendre les manettes des trams fabriqués dans la colonie !
Quel chemin parcouru, depuis mes années de délinquance juvénile !
Tout alla très vite
alors : la ville s’embarqua avec exaltation dans le développement de l’après-guerre.
Le travail devint incessant, au rythme frénétique
des allers et venues depuis Kennedy Town jusqu’à Shau Kei Wan, ou bien Happy
Valley. Nous, pilotes, n’avions quasiment plus le temps de nous arrêter manger.
Aussi, nous nous sommes habitués à avaler en vitesse un bol de nouilles à l’arrêt
aux feux de signalisation. On en a gardé l’expression d’ailleurs : c’est « le
repas du feu rouge », ou « 紅燈飯 ». La poldérisation du port progressa à mesure
de l’appétit insatiable des promoteurs, et la pittoresque balade en tram le
long du littoral changea de nature, pour devenir une virée entre les gratte-ciels.
En 1964, devant l’afflux
des passagers, la Compagnie eut une idée qui fit long-feu. On attacha à
l’arrière des trams une caravane à un étage pour transporter davantage de
monde. D’abord, encore une fois, à l’apanage des fortunés, puis aussi pour le
vulgum pecus, ces caravanes firent sensation. Un temps. Mais devant le nombre
de déraillements et d’accidents en tous genres, on abandonna bien vite ce
dispositif mécaniquement périlleux.
La vraie révolution,
pour moi, arriva en 1972, lorsque l’on abolit le système des classes. Enfin un
tarif unique et un espace roulant sans cloisonnement ! Il faut dire que
les nababs, ils ne prenaient plus le tram depuis longtemps, roulant maintenant
au volant de leur Rolls. Un peu plus tard, un de mes précédents emplois disparut
à son tour, alors que seul le conducteur fut doté d’une boite à pièces ou les
passagers durent payer comptant à leur sortie. Plus de ticket, adieu le poinçonnage…
Cela représenta pour moi le signe qu’il était temps de tirer révérence. J’ai
pris ma retraite cette année-là, en 1976, après 60 ans de service. Les trams
ont pu continuer sans moi !
Mais je passe de temps
en temps revoir mon vieux dépôt de Whitty Street. J’y ai encore des collègues,
on s’échange les potins de la ligne, entre deux parties de mah-jong. J’habite
toujours du côté de Shek Tong Tsui, dans un petit appartement que je partage avec mon neveu et ses enfants, et je leur
raconte la vie d’il y a longtemps, comme à vous. Comme à vous…
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