Fixées en leur poses hypnotiques, voilà ces divinités de la nature gravées sur bien des murs.
dimanche 12 février 2017
samedi 11 février 2017
À la soupe !
D'aussi loin qu'on se souvienne, le mariage de l'eau et de la terre a servi de modèle à de nombreuses cosmogonies, et les fresques des temples alentour illustrent souvent cet épisode du Début de Toutes Choses.
Et, du mythique au biologique, on ne peut pas disputer le fait que de la graine à la pousse, le lit de l'affaire est un terrain mouillé.
Celui des Mébons - ces immenses réservoirs qui servaient à réguler les crues et assèchements des parcelles agricoles autour des villes angkoriennes, depuis lors disparues - est un parfait exemple.
Un véritable bouillon de culture !
vendredi 10 février 2017
Chroniques angkoriennes - Chapitre dernier
Phnom-Penh, 21 juillet 1924
Le verdict est tombé : trois ans de
prison pour lui, dix-huit mois pour son compagnon d’infortune, rien pour sa
femme, qui est « tenue de suivre son mari en tous lieux », et de se retrouver
comme une conne à l‘autre bout du monde, avec un beau monceau de dettes qu’elle
ne peut pas régler.
Lui, il va maintenant goûter au confort des geôles
coloniales, et, pour quelqu’un qui déclarait sans arrêt vouloir connaître les
conditions de vie des autochtones opprimés, je lui souhaite bien du plaisir.
Quel fiasco tout de même, pour cet aventurier de pacotille, venu chercher en
Indochine de quoi se faire mousser en métropole et de quoi se refaire auprès de
collectionneurs peu scrupuleux !
Dès le début, je ne l’ai pas senti.
Il débarque à Siem Reap depuis Hanoï, via Saïgon,
avec son ordre de mission estampillé du Ministère des Colonies et de l’École
française d'Extrême-Orient – rien que ça ! –, forgé semble-t-il en route, qui
doit lui permettre l’accès aux champs de fouille du parc archéologique d’Angkor.
Ce jeune freluquet à la langue bien pendue ne se laisse pas conter par les diktats
de l’administration coloniale, qui lui refuse toute possibilité d’extraire
quelconque pièce sculptée. Il objecte. Il dit que c’est pour des moulages, que
rien de bougera. « C’est le musée Guimet qui m’envoie, vous comprenez ? ».
On le regarde comme un demeuré... C’est que, dommage pour lui, tous les temples
que l’on assimile à Ankgor sont depuis peu classés monuments historiques, et
les inspecteurs des différents sites se montrent pointilleux. On n’extrait plus
rien de ce monde de vieilles pierres entourées de racines.
Furieux devant le tour que prennent les événements,
il me trouve, un soir d’octobre de l’année dernière, au bar de l’hôtel du Petit
Baphûon, où j’ai l’habitude d’entretenir ma cirrhose. Il a entendu parler de
moi. Il sait donc que je pourrais peut-être lui être utile, pour passer outre
les interdictions qui mettent à bas ses plans. Sitôt qu’il me voit, il se lance
dans une diatribe sans queue ni tête où se mêlent soif d’aventures, fantasmes d’explorateur,
frustration de jeune blanc-bec devant l’incompétence de l’administration,
discours moralisateur sur l’exploitation coloniale, galimatias historique sur l’ancienne
puissance khmère, et valeur du cours des œuvres d’art extrême-orientales sur le
marché allemand et américain. « J’ai des clients, me confie-t-il à son troisième
Dubonnet frelaté, qui seraient prêts à payer le prix fort, pour un Garuda, une tête de
Naga, ou mieux, un bloc de fresques… »
Sur ce, et convaincu de son bon droit à
excaver des ruines pour en tirer un gros lot, il me somme de monter une expédition
dans les proches environs, mais hors de vue des services d’inspection, avec
quelques portefaix locaux. Il viendra avec sa femme – une jeune créature
maigre, pâle et exaltée – et un ami d’enfance qu’il a retrouvé en Cochinchine,
un jeune gougnafier comme lui, pétri de fièvres tropicales et d’idéaux
socialistes.
Son prix est correct, et le travail ne semble
pas trop compliqué. Quelques jours dans la jungle, plus au nord, où mes relais auprès
de la population paysanne font état de vestiges modestes, qu’il faudra découvrir
sous la végétation. Je lui serre la pince, qu’il a fine, moite et molle. Je ne
l’apprécie décidément pas, mais j’ai pas mal d’ardoises à rembourser à droite à gauche. Et une réputation à tenir aussi, auprès
de ces voyageurs en goguette qui rêvent d’entreprises exotiques.
Nous quittons Siem Reap au début de décembre,
sous le soleil implacable de la saison sèche, et nous nous éloignons bien vite de
la voie royale qui ceinture les principaux temples, pour nous enfoncer dans la
forêt.
Je passerai sur les péripéties de mes apprentis
explorateurs, qui jouent à se faire peur avec quelque talent, mais dont l’humeur
s’assombrit au fil de nuits sans sommeil. Oui, la jungle cambodgienne n’est pas
de tout repos, et singes, serpents, panthères, rhinocéros, et gaurs font l’objet
de rencontres régulières, de haltes subites, et d’observations mêlées d’effroi
et de fascination. On traverse des canaux, on s’embourbe, on se crotte. Et les
insectes aussi nous tapent sur les nerfs. Mais la progression reste tranquille,
monotone même, et surtout ponctuée par les querelles sans objets dont nos deux jeunes
comparses français semblent friands. Il y est toujours question de la place centrale
du colonisé devant les iniquités du colonisateur, et du rôle inepte de la technologie
moderne dans le monde agraire de ces contrées à la sagesse immémoriale.
Sans déconner… C’est à peine si ces deux
ladres venaient à se plaindre que les bouseux d’ici découvrent l’eau tiède à
cause d’une brochure de Manufrance…Darne ! Peut-on être aussi abrutis !
On y parvient, enfin, au lieu où je voulais
les emmener. Les paysans du coin n’ont pas menti : il y a là, sous des
monceaux de terre, et de belles racines à tailler à la machette, des tas de vieux
blocs de latérite. Si on a de la chance, il y aura aussi du grès, de la brique.
De quoi voir des amas de quelque valeur, des statues, des bas-reliefs. On se
met à l’ouvrage, et, devant l’ampleur de la tâche, on fait appel au patriarche
du hameau d’à côté. On aura des gamins, ils ne parleront pas. On leur donnera
des clopes, des allumettes, du cirage, des sardines en boîte. C’est ça, l’eau tiède,
pour eux. Et tant pis pour la civilisation millénaire des khmers, bordel !
En trois jours, on déterre, on réanime de
veilles scènes, perdues sous les siècles de dépôts limoneux. Et on scie, et on découpe
des morceaux d’une histoire qui revit sous nos yeux hallucinés. C’est un trésor
qui réapparaît, un chapitre du Mahabharata : Vishnu s’incorpore dans le corps d’un nain, devient, en
trois pas, géant, et conquiert le monde en renvoyant le roi des Enfers dans son
monde souterrain.
On charge ces
fresques sur une charrette à bras. Une tonne de rocs arrachés à la
nature et à l’oubli.
André veut aller
vite maintenant. Je lui déconseille de prendre le chemin du fleuve, et de
convoyer son forfait par bateau. Mieux vaut attendre. Revenir bredouille à la
ville. Jouer l’imbécile qu’il sait si bien interpréter. Déjouer la surveillance
des inspecteurs. Retourner ici plus tard. Ces ruines peuvent patienter encore
un peu…
Mais il coupe
court. Il en a marre, il veut encaisser sans patience le fruit de ses rapines.
On se quitte peu amène, lui et sa petite troupe sur des attelages tirés par des
buffles, et moi qui réintègre la nuit. Je resterai planqué un temps, loin de
Siem Reap. Quand je réapparaîtrai, lui, sa femme et son compagnon, seront heureusement
ailleurs, à Phnom-Penh ou bien Saïgon.
Sauf si…
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mardi 7 février 2017
Les visites de la Dame en Bleu
Angkor Vat, Ta Prohm, Banteay Gdei, et tout cela en tenue azurée.
De quoi, bien sûr, éclairer les pierres de motifs colorés.
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Angkor Vat,
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lundi 6 février 2017
Chroniques angkoriennes - Chapitre troisième
Mahānagara et ses environs, 4ème mois
lunaire, 1296
« Non, non. Ce que vous voyez là, c’est
bien une tortue, mais c’est la représentation d’une incarnation d’une des trois
plus grandes divinités du panthéon Hindouiste. Elle baratte la Mer de Lait,
vous voyez ? Là, tous ces poissons, en bas. C’est l’océan primordial, et
la tortue va prendre part à la création du monde. Elle ne nomme Kûrma, et sa
carapace supporte le mont Mandara qui tourne sur lui-même, pour agiter la Mer
et produire l’amrita, la liqueur d’immortalité... » Je veux poursuivre,
mais son intérêt est déjà ailleurs, et il s’éloigne lentement, en direction de
la galerie sud. Je cache du mieux que je peux mon exaspération. Il ne m’est pas
permis, bien sûr, de faillir dans mon rôle de guide et d’interprète, devant cet
émissaire semble-t-il puissant qui est arrivé il y a deux lunes depuis son Empire.
C’est un empire lointain, mais tous dans
notre royaume le connaissent, et tous, avec raison, le redoutent.
Si je sais d’ailleurs parler la langue étrange,
rugueuse et hachée de cet ambassadeur, c’est parce que, orphelin, on me vendit très
jeune comme truchement, afin d’apprendre à communiquer avec les marchands de ce
grand et mystérieux territoire venus du nord. J’ai donc vécu quelques années à
la frontière septentrionale de notre pays, pour vivre au contact de ces Chinois
aux manières frustres et au tempérament insondable. Plus tard, toujours
esclave, j’ai été remis aux mains des intendants du palais royal, ici, à Mahānagara,
pour traduire les requêtes des
caravaniers à la peau claire. Et puis, à force de patience et d’intrigues – car
réussir à savoir ce qui se passe au-delà de nos frontières est une monnaie de grande
valeur –, je fus affranchi et admis dans des cercles plus restreints, et plus proches du
trône, pour finalement servir en qualité de conseiller-espion au service de sa
majesté Indravarman III.
Donc, je ravale ma frustration, et je trotte
pour rejoindre mon hôte avant qu’il ne disparaisse. C’est un homme replet,
d’âge indéterminé, tout blanc, aux yeux exagérément bridés, barbichu, qui
transpire abondamment sitôt qu’il met le nez dehors. Cela le gène terriblement
– moi aussi – et il se déplace rarement à pied, préférant le confort de son
palanquin. Je dois l’accompagner partout – ordre du Roi – et répondre à toutes
ses questions, même les plus triviales, tout en dissimulant mes pensées à son égard.
Mais je suis fatigué de son caractère frivole
et de ses remarques à l’emporte-pièce. Il semble, et cela me laisse perplexe,
que rien ne peut l’impressionner. Il se conduit de manière égale en toutes
circonstances, que ce soit devant les hauts murs et les portes monumentales de
notre ville immense, ou prenant part à une procession devant les tours d’argent
du temple montagne Baphûon et les tours d’or de notre Bayon, ou assistant à une
parade royale avec danseuses, serviteurs, soldats, princes à cheval, à dos
d’éléphant…
Pourtant, nul ne peut, s’il est sain
d’esprit, contester la magnificence, la grandeur, la puissance de notre
civilisation, qui a depuis tant de siècles bâti les plus grands temples, les
plus profonds réservoirs, les plus longs canaux, les plus inexpugnables cités !
Et lui passe devant tout cela l’air de rien,
en écoutant distraitement mes réponses à ses questions, et en ponctuant son
propos de ricanements brefs et secs.
« 小口譯員 ! »
entends-je pour la énième fois.
Le voilà, de nouveau en tunique à manche
longue, m’interrogeant ce matin devant les femmes du marché. Il les avise,
l’œil gourmand, et me demande pourquoi elles ne possèdent pas d’échoppe dans un
bâtiment couvert, comme on le fait par chez lui, mais disposent leurs marchandises
sur une natte, sous le soleil ardent. Il connaît déjà ma réponse, bien sûr. Il
est déjà passé par ce marché maintes fois, mais il affectionne de se faire appeler
Bouddha par ces paysannes jeunes, craintives et impressionnables.
Apres cela, il aime à sortir de la ville,
sans un regard pour les tours à visages qui le toisent de leur béatifique
expression, et à me rappeler que les tours du temple d’Angkor, que l’on
aperçoit au loin, entre les arbres, sont le fait des prouesses d’un génie
charpentier de son pays, 魯班, qui les érigea en une nuit, il y a fort longtemps. Je me tais. Il ricane.
Nous poursuivons notre route vers le ស្រះស្រង់, dont les eaux sont propices aux bains et aux ablutions. C’est un autre
aspect de notre vie qu’il semble affectionner, de voir les femmes se rafraîchir
dans les eaux de cet immense bassin, souvent par groupe de trois ou de cinq,
dans le plus simple appareil.
Je lui explique, encore, que notre peuple est
très propre et très pudique, et que les générations, comme les sexes, ne se
mélangent pas durant la toilette. Il hausse les épaules, l’air de ne pas trop
me croire, et souhaite visiter nos temples de soins.
Nous empruntons alors la voie principale qui
ceinture les temples bâtis sous les règnes de nos anciens rois. Toujours
curieux, il s’arrête souvent pour me demander d’identifier toutes les denrées
qui poussent dans les champs et les plantations alentour : le riz, bien
sûr, qu’il trouve trop rond et glutineux, les gommes qui suintent des arbres et
que l’on recueille dans de petites spatules, les noix dont nous extrayons lait
et huiles… Mais son intérêt s’érode toujours rapidement, et il tire les rideaux
de son attelage pour transpirer seul et à son aise.
Nos moines guérisseurs ont été avertis. Ils
se montrent prestes et précis, afin de prouver à notre visiteur la qualité de
nos techniques médicales. L’élément purificateur est l’eau, dans lequel le
malade trouvera toujours cure à son malaise, quel qu’il soit. Bien sûr, nos Dieux, sous la forme des quatre éléments
– Eau, Terre, Feu, Vent – assistent à cette immersion dans le liquide premier,
pour tempérer le souffle des quatre animaux créateurs : l’Eléphant, le Buffle,
le Cheval et le Lion ; ceci afin de rééquilibrer les humeurs dans le corps
du malade. Mon exposé semble, pour une fois, recevoir l’approbation de mon
sceptique visiteur. Il voudrait même profiter des effets curatifs d’une plongée
dans le bassin du Vent, car, me confie-t-il, il est sujet à de graves crises d’aérophagie.
Je traduis. Les moines obtempèrent, non sans me signifier leur dégoût teinté d’amusement.
De retour à la ville, notre émissaire dort
sagement, le ventre moins ballonné. À son réveil, il me confie que, bouddhiste
lui-même, il craint par-dessus tout de succomber sur ces terres étrangères, car
il a entendu que nous laissions nos morts pourrir pour être abandonnés puis dévorés
par les animaux de la forêt. Un rare sentiment de sympathie me traverse alors,
car j’entrevois à travers cette confidence la fragilité de ce voyageur venu de
cet empire lointain, mandaté pour observer notre culture si étrangère à la
sienne. Sentiment doublé d’une pointe de mépris, bien sûr, car il ignore que
nous ne pratiquons pas ce genre de rites funéraires, sauf pour les bandits, les
voleurs, et nos innombrables ennemis tombés au champ d’honneur.
Nos rapports, à la suite de cet épisode, sont
plus cordiaux. Il ne ricane plus, et je fais l’effort d’être plus accommodant
devant ses requêtes. Au cours des lunes suivantes, il découvre bien d’autres
aspects de nos coutumes, et participe davantage à nos échanges. Nous découvrons
ainsi que notre interprétation des textes du Bouddha, sous couvert de langues et
de traditions différentes, suivent peu ou prou les mêmes préceptes et ont pour
objet le même but.
Vient un matin où il n‘apparaît point. On me fait
savoir qu’il est malade, et gravement, et qu’il désire rester seul. Cela dure
une lune, et, malgré moi, j’en suis attristé. Esseulé. Affligé, même. Et, prosaïquement,
inquiet, car la cour attend de moi des rapports réguliers sur les faits et
gestes de cet invité de marque, fut-il alité et isolé dans ses tourments.
Enfin, par la grâce de nos guérisseurs et de nos masseuses, il réapparaît. Il
est amaigri et – si cela est encore possible – plus pâle. Mais son regard est
toujours aussi impénétrable aux splendeurs du jour, et même à ma présence à son
chevet. C’est qu’il ne désire plus du tout marcher, et qu’il se déplace
toujours allongé, en litière recouverte de soie blanche. Je le soupçonne de
vouloir hâter son départ, et de glaner au plus vite ce qui lui manque pour
terminer sa mission. Il voudrait savoir quels sont les métaux et les minerais
que nous extrayons et travaillons, et regrette maintenant de ne plus pouvoir se
déplacer dans nos provinces reculées. Je lui fais – sous la suggestion de nos
ministres – un rapport enjolivé sur notre maîtrise du fer et du bronze, et lui
offre quelques pointes et lames venues des territoires Sia m. Cela semble le
contenter, car il ne peut s’empêcher un hoquet moqueur. Un seul, qu’il ravale
devant mon regard courroucé.
Il va rentrer. C’est décidé. Dans deux lunes
il repartira avec, dans ses bagages, toutes sortes de souvenirs récupérés au
fil de ses explorations avec moi. Il a, me dit-il, une dernière chose
importante à me confier…
J’hésite. Partir avec lui ? L’accompagner
dans son retour, et découvrir son gigantesque pays ? Quitter notre royaume
de chaleurs et de sourires pour des terres froides et sauvages ?
Je suis tiraillé par des sentiments contradictoires,
mais je ne me cache pas que, sans attache familiale ici, et sans réel pouvoir
sur ma destinée auprès de la cour, l’appel de l’aventure se révèle de plus en
plus fort. Il me dessine les contours de notre future épopée, par-delà la Mer d’eau
douce, puis, plus au sud encore, au-delà du fleuve, passant le long des côtes
de la mer de Kouen Louen, pour remonter alors le long du pays des Chams, puis celui du Đại Việt, et
faire escale dans les ports chinois du 廣東, du 福建, et enfin de sa province
natale du 溫州.
Cela fait une demi-lune qu’il termine les derniers préparatifs de son départ.
Il ne me convie plus dans ses quartiers, attendant sans doute de ma part que je
prenne enfin ma décision. Un soir, n’y tenant plus, je viens frapper au linteau
de sa chambre. Il vient m’ouvrir, me regarde, silencieux. Ma main tremble.
Enfin, je réussis à articuler ces deux mots, si brefs dans sa langue : « J’irai ».
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dimanche 5 février 2017
Claire obscure
Sous les galeries en ruine, des interstices entre les blocs de grès où la lumière joue avec la pierre une étrange et magique partition.
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samedi 4 février 2017
Chroniques angkoriennes - Chapitre deuxième
Baphûon, 8ème mois lunaire, 1065
C’est toujours un sacré spectacle, le soleil qui se lève sur notre temple ! Les premiers rayons traversent les hautes frondaisons qui entourent les douves. Les premières pierres prennent la lumière. Degré par degré, étage par étage, les cinq terrasses de la montagne s’illuminent. La pyramide devient phare. Les premières processions du matin, et les premières emplettes, commencent, dans un vacarme d’évocations diverses. On peut distinguer des psalmodies, des sutras, couvertes souvent par les cris des bateleurs, et tout ce monde d’élever la voix vers de belles promesses de succès pour le jour qui se lève.
C’est toujours un sacré spectacle, le soleil qui se lève sur notre temple ! Les premiers rayons traversent les hautes frondaisons qui entourent les douves. Les premières pierres prennent la lumière. Degré par degré, étage par étage, les cinq terrasses de la montagne s’illuminent. La pyramide devient phare. Les premières processions du matin, et les premières emplettes, commencent, dans un vacarme d’évocations diverses. On peut distinguer des psalmodies, des sutras, couvertes souvent par les cris des bateleurs, et tout ce monde d’élever la voix vers de belles promesses de succès pour le jour qui se lève.
Le Vénéré de notre temps, qui administre les
offrandes à Shiva, et le calendrier des rites, est un homme de très
petite taille. Il apparaît toujours à l’aurore sur le seuil de la tour
sanctuaire au sommet de la pyramide. De loin, on pourrait presque le prendre
pour un enfant, mais son visage ne trompe pas le nombre des lunes qu’il a
contemplé.
Comment un bonze de si petite stature, vous
demandez-vous alors, a-t-il pu devenir le chef des armées spirituelles et
veille à l’équilibre entre forces terrestres et célestes ?
L’histoire est aussi pittoresque qu’étrange,
je dois bien le dire. Et personne ne sait si elle est vraie. Il y a là des
brumes légendaires qui floutent le propos. Mais – foi de marchand, et grand
amateur des rumeurs qui animent les marchés – tous s’entendent, moi le premier,
à y trouver une parcelle de vérité. Même notre souverain Udayādityavarman II,
pourtant peu connu pour son gout du folklore paysan, semble prêter foi aux
dires du peuple des campagnes.
Il fut dit, donc, qu’un de ses lointains « ancêtres »,
frappé de nanisme – chose rare dans notre royaume – vivait chichement d’aumônes
aux abords d’un autre temple montagne, abandonné maintenant depuis plusieurs
milliers de lunes, à quelques stades d’ici. Que ce petit sire-là, loqueteux et
illettré, moqué et vilipendé par la foule des pèlerins venus comme ici trouver
une parcelle de salut, trouva en la présence d’une phalange de bonzes fanatisés
des aventures peu communes. Lorsqu’ils eurent vent de son existence, ces bonzes
exaltés en firent une figure à défendre à tout prix, devant des périls
impliquant rien de moins que l’apocalypse !
Ce petit roublard n’eut pas besoin qu’on lui
répète sa chance : il quitta la cité, déjà sous le coup de désordres
devant une succession royale hasardeuse et meurtrière, et établit un culte en
son auguste minime personne au sud des chantiers du Baray occidental, où il professa
devant ces vieux bonzes incontinents sa qualité de héros providentiel. Et ces
vieillards le suivirent et disséminèrent sa parole auprès des familles de pêcheurs
alentours. Bien vite, cet infime faux prophète amassa un coquet trésor, à la
suite de brigandages et de pillages menés sous son autorité. Son culte prit un
tour plus violent et plus erratique. Des vieux bonzes, on n’eut plus de
nouvelles… Sans doute furent-ils sacrifiés pour la cause. Leur temps était de
toute façon venu.
Pour la suite, on s’y perd un peu, je dois
avouer. Certains prétendent que le nain fut assassiné sans ménagement peu après.
D’autres confirment qu’il réussit à s’enfuir avec son butin vers le royaume de
nos ennemis de toujours, ces maudits Chams. Une troisième version suggère qu’il
était bel et bien un Rakshesha, et que, son œuvre de destruction achevée, il
rejoignit les hordes des démons dans le monde souterrain.
Toujours est-il que les villages de pêcheurs
n’ont pas oublié cet épisode, et que, si du côté de ភ្នំក្រោម on voit naître un enfant qui ne grandit pas, alors on lui
attribue toutes sortes de qualités prodigieuses. Appelez ça superstition, crédulité,
naïveté ou crétinerie, ça ne change rien au fait que, depuis des milliers de
lunes, si par hasard un nain naît dans ces contrées, il est considéré comme
affilié à cette figure désormais légendaire, élevé à un rang semi-divin par les
pécores, et que, s’il a un peu de jugeote, il peut se faire un nom et une réputation
pour avancer dans notre monde.
Le Vénéré du Baphûon est de ceux-là. Nul ne
sait vraiment quand il vint au monde, mais tous se souviennent de son arrivée,
depuis la porte au sud jusque devant le monastère royal, il y a longtemps déjà,
en grande suite, jeunes filles devant portant stylets et boucliers, puis
parasols rouges et éléphants, et lui sur l’un deux, si petit sur cette monture,
mais le port haut et la tunique d’un safran immaculé.
Son irruption dans la cité fut une surprise,
et cela déplut à notre monarque, et bien plus encore aux membres du clergé
royal. Et pourtant, sitôt ses pieds nus à terre, il surprit toute l’assemblée.
En trois pas, non, plutôt en trois sauts – comme Vamana l’eut fait devant le
Roi Mahabali – il sembla voler depuis son escorte jusqu’aux genoux de notre
souverain, puis, tout aussi furtivement, sans que les gardes n’eussent pu lever
lame, pointe ou arc, il indiqua le sommet du Baphûon et se désigna du doigt,
sans ciller. Le Roi resta pétrifié, un long moment. Cette scène, un roi muet,
un bonze minuscule devant lui, le fixant du regard en levant un doigt vers la
Montagne Sacrée, ce silence et cet effroi de la foule immobile… Tous ici s’en
souviennent. Et tous se souviennent aussi de ce qui s’ensuivit, de ce seul
geste, un imperceptible hochement du menton, et une paume royale levée, pour
acquiescer à la demande de ce visiteur hors du commun.
Il en prit possession.
Et il est là, donc, depuis ce jour.
Tous les matins, qu’il pleuve, qu’il vente,
ou, comme aujourd’hui encore, qu’il fasse beau temps. Il gouverne de la haut
son temple d’Etat, et ses cinq royaumes représentés par les terrasses
concentriques. Nagas, Garudas, Rakshasas, Yakshas et Maharadjas, toutes ces créatures
lui doivent obéissance, lui, le Petit sur la Montagne.
En attendant, bien sûr, que Shiva nous
emporte tous.
vendredi 3 février 2017
Portraits d'Asuras
Toutes figées, fixées aux quatre coins des cours des ruines du temple.
Regards de pierre, énigmes d’expression.
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Siem Reap
Chroniques angkoriennes - Chapitre premier
Il m’est difficile
de relater avec toute la tranquillité et la clarté d’esprit qui devraient être
les miennes les événements qui ont eu lieu ces derniers jours, tant la terreur
et le soupçon obscurcissent mon jugement. Pour autant, je ne peux garder au secret
ce dont j’ai été témoin, et je me dois de trouver les ressources pour inscrire ces
souvenirs durablement. Peut-être alors pourrais-je, plus tard, lorsque la paix
sera revenue dans mon cœur tourmenté, démêler l’écheveau des mystères meurtriers
qui se sont abattus sur notre resplendissante cité.
Je suis bonze,
vieux déjà, mais mes yeux et ma main ne me trahissent pas encore. J’ai pris
depuis longtemps retraite non loin du palais royal et du temple en construction
que l’on nommera Preah Kô, dans un modeste monastère où la petite communauté
des robes couleur de miel étudient le Ramayana, le Mahabharata et récitent ses
sutras. Tous ici connaissent les histoires de Krishna, et tous craignent la colère
de Shiva qui, aussi sûrement qu’elle a créé notre monde, le détruira lorsqu’il
sera suffisamment corrompu, pour en refaire un autre.
Et cette terreur
là m’habite dorénavant, car des forces maléfiques œuvrent dans l’ombre à cette
fin ! J’en veux pour preuve les découvertes macabres qui se sont multipliées
à la veille de l’ouverture des yeux des statues du Preah Kô. Il y eut, d’abord,
à l’aube de la dernière nouvelle lune, ces poissons éventrés dont les
entrailles recouvrirent le petit sanctuaire de bois en l’honneur de Vishnu à l’entrée
du canal majeur, qui conduira bientôt les eaux de la Mer d’eau douce vers le
Baray que notre roi a décidé de creuser à l’Est de la cité.
Ce n’est que lors du troisième attentat que notre monastère
comprit la magnitude de l’affront divin devant lequel nous nous trouvions.
Cette fois-là, cinq porcelets, bâillonnés pour ne pas réveiller la populace,
furent égorgés devant l’esplanade royale, au milieu de la nuit. Les petites carcasses
furent laissées là côte à côte, baignant dans une mare de sang, pour bien marquer
la nature de ce sacrifice occulte. ឆនដារា, notre Vénéré, nous convia le matin suivant
pour nous signifier son interprétation de ces cadavres laissés à la vue de tous,
pour profaner nos enceintes sanctifiées.
Ce vieux sage nous regarda l’un après l’autre,
nous, modestes bonzes qui avons profité de son enseignement, de son toit, et,
depuis toutes ces années, de son humour caustique et irrévérencieux. ll savait
bien ce que nous pensions tous. Qui, ici, garde les chats du quartier et se
montre toujours bienveillant devant leurs larcins et leur fâcheuse habitude à
faire leurs griffes sur les cordes de nos hamacs ? Qui prend la parole
pour défendre, avec succès souvent, devant les mandarins obséquieux et veules,
la veuve et l’orphelin ? Sourcils froncés, mais sourire en coin, il nous ordonna
de reprendre nos études. Il nous savait aux aguets, bien sûr, mais je ne pense
pas qu’il prenait tout cela avec le sérieux qui convenait. Quelques poissons,
des tortues, des petits cochons… Le fait de quelque fou qui se prétend génie du
mal ? Son acuité d’esprit, et sa propension à prendre tout avec détachement,
l’intimait déjà à prendre la chose avec dérision… Il avait tort, et je ne peux dorénavant
me pardonner de ne pas l’avoir sermonné avec assez d’éloquence avant qu’il ne
soit trop tard.
Il est bien trop tard maintenant.
Nous sommes, malheureusement, avertis. La
mort atroce de notre Vénéré ne sera pas la dernière. Et, si l’on en croit les
textes sacrés, le prochain qui tombera portera les traits de Vamana. Ce sera
donc un moine mendiant, un itinérant, et nain de surcroît !
C’est dans la crainte de croiser le chemin d’un
tel personnage, et de le prévenir de son funeste destin, que nous allons
prendre le chemin de l’exil, nous, pauvres bonzes effarés devant ce complot de
forces mystérieuses et implacables. Puissions-nous un jour prochain trouver la réponse
à ces énigmes diaboliques qui cherchent la dissolution de notre royaume
terrestre…
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