vendredi 3 février 2017

Chroniques angkoriennes - Chapitre premier

Hariharalaya, 5ème mois lunaire, 879
Il m’est difficile de relater avec toute la tranquillité et la clarté d’esprit qui devraient être les miennes les événements qui ont eu lieu ces derniers jours, tant la terreur et le soupçon obscurcissent mon jugement. Pour autant, je ne peux garder au secret ce dont j’ai été témoin, et je me dois de trouver les ressources pour inscrire ces souvenirs durablement. Peut-être alors pourrais-je, plus tard, lorsque la paix sera revenue dans mon cœur tourmenté, démêler l’écheveau des mystères meurtriers qui se sont abattus sur notre resplendissante cité.

Cité resplendissante, oui, grâce à la sagesse de notre souverain, le roi Indravarman Ier, qui décida d’agrandir, non loin des eaux fertiles de la Mer d’eau douce, sa capitale, sur les lieux mêmes des temples érigés par ses ancêtres il y a presque mille lunes. C’est là, au cœur de cette ville mi-lacustre, mi-forestière, que notre souverain choisit d’établir son sanctuaire à la gloire de Shiva, et de son destrier, le taureau Nandin.

Je suis bonze, vieux déjà, mais mes yeux et ma main ne me trahissent pas encore. J’ai pris depuis longtemps retraite non loin du palais royal et du temple en construction que l’on nommera Preah Kô, dans un modeste monastère où la petite communauté des robes couleur de miel étudient le Ramayana, le Mahabharata et récitent ses sutras. Tous ici connaissent les histoires de Krishna, et tous craignent la colère de Shiva qui, aussi sûrement qu’elle a créé notre monde, le détruira lorsqu’il sera suffisamment corrompu, pour en refaire un autre.

Et cette terreur là m’habite dorénavant, car des forces maléfiques œuvrent dans l’ombre à cette fin ! J’en veux pour preuve les découvertes macabres qui se sont multipliées à la veille de l’ouverture des yeux des statues du Preah Kô. Il y eut, d’abord, à l’aube de la dernière nouvelle lune, ces poissons éventrés dont les entrailles recouvrirent le petit sanctuaire de bois en l’honneur de Vishnu à l’entrée du canal majeur, qui conduira bientôt les eaux de la Mer d’eau douce vers le Baray que notre roi a décidé de creuser à l’Est de la cité.

On crut à une mauvaise plaisanterie, à un mauvais tour sans conséquence. Mais, sitôt après, lorsque trois tortues furent retrouvées sur leur dos, dépecées, sur le seuil de la maison de notre bonze supérieur, les choses furent prises plus au sérieux. On accusa les gamins des pêcheurs, de l’autre côté de la palissade, mais on se perdit vite en conjectures alors que les filets devaient être de nouveau remplis.

Ce n’est que lors du troisième attentat que notre monastère comprit la magnitude de l’affront divin devant lequel nous nous trouvions. Cette fois-là, cinq porcelets, bâillonnés pour ne pas réveiller la populace, furent égorgés devant l’esplanade royale, au milieu de la nuit. Les petites carcasses furent laissées là côte à côte, baignant dans une mare de sang, pour bien marquer la nature de ce sacrifice occulte. ឆនដារា, notre Vénéré, nous convia le matin suivant pour nous signifier son interprétation de ces cadavres laissés à la vue de tous, pour profaner nos enceintes sanctifiées.

«  Ces actes sont le fait des Raksheshas venus du monde souterrain. Ils nous préviennent qu’ils immoleront les avatars de Vishnu, l’un après l’autre, pour provoquer la colère de Shiva. Ainsi, s’ils réussissent, un cycle du monde sera prématurément achevé et le règne de notre roi interrompu. Prenez garde, mes frères, car le prochain sacrifice sera celui de Narasimha, le quatrième avatar, moitié homme, moitié lion, qui est le protecteur de notre culte. Mais ces démons sont malins, ils n’oseront pas attaquer de front. Non, ils useront de malice pour cacher leur forfait. Prenez garde aux formes félines, et à ceux qui les accueillent dans leur demeure. C’est là qu’ils frapperont ! ».

Ce vieux sage nous regarda l’un après l’autre, nous, modestes bonzes qui avons profité de son enseignement, de son toit, et, depuis toutes ces années, de son humour caustique et irrévérencieux. ll savait bien ce que nous pensions tous. Qui, ici, garde les chats du quartier et se montre toujours bienveillant devant leurs larcins et leur fâcheuse habitude à faire leurs griffes sur les cordes de nos hamacs ? Qui prend la parole pour défendre, avec succès souvent, devant les mandarins obséquieux et veules, la veuve et l’orphelin ? Sourcils froncés, mais sourire en coin, il nous ordonna de reprendre nos études. Il nous savait aux aguets, bien sûr, mais je ne pense pas qu’il prenait tout cela avec le sérieux qui convenait. Quelques poissons, des tortues, des petits cochons… Le fait de quelque fou qui se prétend génie du mal ? Son acuité d’esprit, et sa propension à prendre tout avec détachement, l’intimait déjà à prendre la chose avec dérision… Il avait tort, et je ne peux dorénavant me pardonner de ne pas l’avoir sermonné avec assez d’éloquence avant qu’il ne soit trop tard.

Il est bien trop tard maintenant.

Je revois encore son corps décapité, allongé sur sa couche, encore chaud, dont la tête avait été horriblement arrachée, puis jetée dans une jarre, pour être remplacée par celle de son chat favori,  un siamois aux yeux de jade, au crâne maintenant disloqué et au pelage cramoisi. L’émoi de notre petite communauté fut sans commune mesure avec la commotion qui agita le marché jouxtant le monastère. Tous exprimaient leur crainte de voir leur existence balayée par un cataclysme aux proportions inconnues. Le Roi lui-même vint nous rendre visite, avec les membres du haut clergé. Une enquête serait diligentée et les coupables sévèrement punis. Preah Kô sera très bientôt notre meilleure protection contre les attaques malignes, et l’édification d’un autre temple, figurant la montagne sacrée Meru, commencera très bientôt, pour s’attirer les bonnes grâces des Asuras et des Nagas.

Bref, on voulut étouffer l’affaire et rassurer les sujets. Quant à nous, on nous fit comprendre que notre communauté serait dissoute, et que nous pourrions trouver chacun refuge dans des monastères campagnards, où le calme et l’isolement nous serait à coup sûr salutaires, voire bénéfiques.
Nous sommes, malheureusement, avertis. La mort atroce de notre Vénéré ne sera pas la dernière. Et, si l’on en croit les textes sacrés, le prochain qui tombera portera les traits de Vamana. Ce sera donc un moine mendiant, un itinérant, et nain de surcroît !

C’est dans la crainte de croiser le chemin d’un tel personnage, et de le prévenir de son funeste destin, que nous allons prendre le chemin de l’exil, nous, pauvres bonzes effarés devant ce complot de forces mystérieuses et implacables. Puissions-nous un jour prochain trouver la réponse à ces énigmes diaboliques qui cherchent la dissolution de notre royaume terrestre… 


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