Il m’est difficile
de relater avec toute la tranquillité et la clarté d’esprit qui devraient être
les miennes les événements qui ont eu lieu ces derniers jours, tant la terreur
et le soupçon obscurcissent mon jugement. Pour autant, je ne peux garder au secret
ce dont j’ai été témoin, et je me dois de trouver les ressources pour inscrire ces
souvenirs durablement. Peut-être alors pourrais-je, plus tard, lorsque la paix
sera revenue dans mon cœur tourmenté, démêler l’écheveau des mystères meurtriers
qui se sont abattus sur notre resplendissante cité.
Je suis bonze,
vieux déjà, mais mes yeux et ma main ne me trahissent pas encore. J’ai pris
depuis longtemps retraite non loin du palais royal et du temple en construction
que l’on nommera Preah Kô, dans un modeste monastère où la petite communauté
des robes couleur de miel étudient le Ramayana, le Mahabharata et récitent ses
sutras. Tous ici connaissent les histoires de Krishna, et tous craignent la colère
de Shiva qui, aussi sûrement qu’elle a créé notre monde, le détruira lorsqu’il
sera suffisamment corrompu, pour en refaire un autre.
Et cette terreur
là m’habite dorénavant, car des forces maléfiques œuvrent dans l’ombre à cette
fin ! J’en veux pour preuve les découvertes macabres qui se sont multipliées
à la veille de l’ouverture des yeux des statues du Preah Kô. Il y eut, d’abord,
à l’aube de la dernière nouvelle lune, ces poissons éventrés dont les
entrailles recouvrirent le petit sanctuaire de bois en l’honneur de Vishnu à l’entrée
du canal majeur, qui conduira bientôt les eaux de la Mer d’eau douce vers le
Baray que notre roi a décidé de creuser à l’Est de la cité.
Ce n’est que lors du troisième attentat que notre monastère
comprit la magnitude de l’affront divin devant lequel nous nous trouvions.
Cette fois-là, cinq porcelets, bâillonnés pour ne pas réveiller la populace,
furent égorgés devant l’esplanade royale, au milieu de la nuit. Les petites carcasses
furent laissées là côte à côte, baignant dans une mare de sang, pour bien marquer
la nature de ce sacrifice occulte. ឆនដារា, notre Vénéré, nous convia le matin suivant
pour nous signifier son interprétation de ces cadavres laissés à la vue de tous,
pour profaner nos enceintes sanctifiées.
Ce vieux sage nous regarda l’un après l’autre,
nous, modestes bonzes qui avons profité de son enseignement, de son toit, et,
depuis toutes ces années, de son humour caustique et irrévérencieux. ll savait
bien ce que nous pensions tous. Qui, ici, garde les chats du quartier et se
montre toujours bienveillant devant leurs larcins et leur fâcheuse habitude à
faire leurs griffes sur les cordes de nos hamacs ? Qui prend la parole
pour défendre, avec succès souvent, devant les mandarins obséquieux et veules,
la veuve et l’orphelin ? Sourcils froncés, mais sourire en coin, il nous ordonna
de reprendre nos études. Il nous savait aux aguets, bien sûr, mais je ne pense
pas qu’il prenait tout cela avec le sérieux qui convenait. Quelques poissons,
des tortues, des petits cochons… Le fait de quelque fou qui se prétend génie du
mal ? Son acuité d’esprit, et sa propension à prendre tout avec détachement,
l’intimait déjà à prendre la chose avec dérision… Il avait tort, et je ne peux dorénavant
me pardonner de ne pas l’avoir sermonné avec assez d’éloquence avant qu’il ne
soit trop tard.
Il est bien trop tard maintenant.
Nous sommes, malheureusement, avertis. La
mort atroce de notre Vénéré ne sera pas la dernière. Et, si l’on en croit les
textes sacrés, le prochain qui tombera portera les traits de Vamana. Ce sera
donc un moine mendiant, un itinérant, et nain de surcroît !
C’est dans la crainte de croiser le chemin d’un
tel personnage, et de le prévenir de son funeste destin, que nous allons
prendre le chemin de l’exil, nous, pauvres bonzes effarés devant ce complot de
forces mystérieuses et implacables. Puissions-nous un jour prochain trouver la réponse
à ces énigmes diaboliques qui cherchent la dissolution de notre royaume
terrestre…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire