samedi 4 février 2017

Chroniques angkoriennes - Chapitre deuxième

Baphûon, 8ème mois lunaire, 1065
C’est toujours un sacré spectacle, le soleil qui se lève sur notre temple ! Les premiers rayons traversent les hautes frondaisons qui entourent les douves. Les premières pierres prennent la lumière. Degré par degré, étage par étage, les cinq terrasses de la montagne s’illuminent. La pyramide devient phare. Les premières processions du matin, et les premières emplettes, commencent, dans un vacarme d’évocations diverses. On peut distinguer des psalmodies, des sutras, couvertes souvent par les cris des bateleurs, et tout ce monde d’élever la voix vers de belles promesses de succès pour le jour qui se lève.

Le Vénéré de notre temps, qui administre les offrandes à Shiva, et le calendrier des rites, est un homme de très petite taille. Il apparaît toujours à l’aurore sur le seuil de la tour sanctuaire au sommet de la pyramide. De loin, on pourrait presque le prendre pour un enfant, mais son visage ne trompe pas le nombre des lunes qu’il a contemplé.

Comment un bonze de si petite stature, vous demandez-vous alors, a-t-il pu devenir le chef des armées spirituelles et veille à l’équilibre entre forces terrestres et célestes ?

L’histoire est aussi pittoresque qu’étrange, je dois bien le dire. Et personne ne sait si elle est vraie. Il y a là des brumes légendaires qui floutent le propos. Mais – foi de marchand, et grand amateur des rumeurs qui animent les marchés – tous s’entendent, moi le premier, à y trouver une parcelle de vérité. Même notre souverain Udayādityavarman II, pourtant peu connu pour son gout du folklore paysan, semble prêter foi aux dires du peuple des campagnes.

Il fut dit, donc, qu’un de ses lointains « ancêtres », frappé de nanisme – chose rare dans notre royaume – vivait chichement d’aumônes aux abords d’un autre temple montagne, abandonné maintenant depuis plusieurs milliers de lunes, à quelques stades d’ici. Que ce petit sire-là, loqueteux et illettré, moqué et vilipendé par la foule des pèlerins venus comme ici trouver une parcelle de salut, trouva en la présence d’une phalange de bonzes fanatisés des aventures peu communes. Lorsqu’ils eurent vent de son existence, ces bonzes exaltés en firent une figure à défendre à tout prix, devant des périls impliquant rien de moins que l’apocalypse !

Ce petit roublard n’eut pas besoin qu’on lui répète sa chance : il quitta la cité, déjà sous le coup de désordres devant une succession royale hasardeuse et meurtrière, et établit un culte en son auguste minime personne au sud des chantiers du Baray occidental, où il professa devant ces vieux bonzes incontinents sa qualité de héros providentiel. Et ces vieillards le suivirent et disséminèrent sa parole auprès des familles de pêcheurs alentours. Bien vite, cet infime faux prophète amassa un coquet trésor, à la suite de brigandages et de pillages menés sous son autorité. Son culte prit un tour plus violent et plus erratique. Des vieux bonzes, on n’eut plus de nouvelles… Sans doute furent-ils sacrifiés pour la cause. Leur temps était de toute façon venu.

Pour la suite, on s’y perd un peu, je dois avouer. Certains prétendent que le nain fut assassiné sans ménagement peu après. D’autres confirment qu’il réussit à s’enfuir avec son butin vers le royaume de nos ennemis de toujours, ces maudits Chams. Une troisième version suggère qu’il était bel et bien un Rakshesha, et que, son œuvre de destruction achevée, il rejoignit les hordes des démons dans le monde souterrain.

Toujours est-il que les villages de pêcheurs n’ont pas oublié cet épisode, et que, si du côté de ភ្នំក្រោម on voit naître un enfant qui ne grandit pas, alors on lui attribue toutes sortes de qualités prodigieuses. Appelez ça superstition, crédulité, naïveté ou crétinerie, ça ne change rien au fait que, depuis des milliers de lunes, si par hasard un nain naît dans ces contrées, il est considéré comme affilié à cette figure désormais légendaire, élevé à un rang semi-divin par les pécores, et que, s’il a un peu de jugeote, il peut se faire un nom et une réputation pour avancer dans notre monde.

Le Vénéré du Baphûon est de ceux-là. Nul ne sait vraiment quand il vint au monde, mais tous se souviennent de son arrivée, depuis la porte au sud jusque devant le monastère royal, il y a longtemps déjà, en grande suite, jeunes filles devant portant stylets et boucliers, puis parasols rouges et éléphants, et lui sur l’un deux, si petit sur cette monture, mais le port haut et la tunique d’un safran immaculé.

Son irruption dans la cité fut une surprise, et cela déplut à notre monarque, et bien plus encore aux membres du clergé royal. Et pourtant, sitôt ses pieds nus à terre, il surprit toute l’assemblée. En trois pas, non, plutôt en trois sauts – comme Vamana l’eut fait devant le Roi Mahabali – il sembla voler depuis son escorte jusqu’aux genoux de notre souverain, puis, tout aussi furtivement, sans que les gardes n’eussent pu lever lame, pointe ou arc, il indiqua le sommet du Baphûon et se désigna du doigt, sans ciller. Le Roi resta pétrifié, un long moment. Cette scène, un roi muet, un bonze minuscule devant lui, le fixant du regard en levant un doigt vers la Montagne Sacrée, ce silence et cet effroi de la foule immobile… Tous ici s’en souviennent. Et tous se souviennent aussi de ce qui s’ensuivit, de ce seul geste, un imperceptible hochement du menton, et une paume royale levée, pour acquiescer à la demande de ce visiteur hors du commun.

Il en prit possession.

Et il est là, donc, depuis ce jour.

Tous les matins, qu’il pleuve, qu’il vente, ou, comme aujourd’hui encore, qu’il fasse beau temps. Il gouverne de la haut son temple d’Etat, et ses cinq royaumes représentés par les terrasses concentriques. Nagas, Garudas, Rakshasas, Yakshas et Maharadjas, toutes ces créatures lui doivent obéissance, lui, le Petit sur la Montagne.

En attendant, bien sûr, que Shiva nous emporte tous.

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