Mahānagara et ses environs, 4ème mois
lunaire, 1296
« Non, non. Ce que vous voyez là, c’est
bien une tortue, mais c’est la représentation d’une incarnation d’une des trois
plus grandes divinités du panthéon Hindouiste. Elle baratte la Mer de Lait,
vous voyez ? Là, tous ces poissons, en bas. C’est l’océan primordial, et
la tortue va prendre part à la création du monde. Elle ne nomme Kûrma, et sa
carapace supporte le mont Mandara qui tourne sur lui-même, pour agiter la Mer
et produire l’amrita, la liqueur d’immortalité... » Je veux poursuivre,
mais son intérêt est déjà ailleurs, et il s’éloigne lentement, en direction de
la galerie sud. Je cache du mieux que je peux mon exaspération. Il ne m’est pas
permis, bien sûr, de faillir dans mon rôle de guide et d’interprète, devant cet
émissaire semble-t-il puissant qui est arrivé il y a deux lunes depuis son Empire.
C’est un empire lointain, mais tous dans
notre royaume le connaissent, et tous, avec raison, le redoutent.
Si je sais d’ailleurs parler la langue étrange,
rugueuse et hachée de cet ambassadeur, c’est parce que, orphelin, on me vendit très
jeune comme truchement, afin d’apprendre à communiquer avec les marchands de ce
grand et mystérieux territoire venus du nord. J’ai donc vécu quelques années à
la frontière septentrionale de notre pays, pour vivre au contact de ces Chinois
aux manières frustres et au tempérament insondable. Plus tard, toujours
esclave, j’ai été remis aux mains des intendants du palais royal, ici, à Mahānagara,
pour traduire les requêtes des
caravaniers à la peau claire. Et puis, à force de patience et d’intrigues – car
réussir à savoir ce qui se passe au-delà de nos frontières est une monnaie de grande
valeur –, je fus affranchi et admis dans des cercles plus restreints, et plus proches du
trône, pour finalement servir en qualité de conseiller-espion au service de sa
majesté Indravarman III.
Donc, je ravale ma frustration, et je trotte
pour rejoindre mon hôte avant qu’il ne disparaisse. C’est un homme replet,
d’âge indéterminé, tout blanc, aux yeux exagérément bridés, barbichu, qui
transpire abondamment sitôt qu’il met le nez dehors. Cela le gène terriblement
– moi aussi – et il se déplace rarement à pied, préférant le confort de son
palanquin. Je dois l’accompagner partout – ordre du Roi – et répondre à toutes
ses questions, même les plus triviales, tout en dissimulant mes pensées à son égard.
Mais je suis fatigué de son caractère frivole
et de ses remarques à l’emporte-pièce. Il semble, et cela me laisse perplexe,
que rien ne peut l’impressionner. Il se conduit de manière égale en toutes
circonstances, que ce soit devant les hauts murs et les portes monumentales de
notre ville immense, ou prenant part à une procession devant les tours d’argent
du temple montagne Baphûon et les tours d’or de notre Bayon, ou assistant à une
parade royale avec danseuses, serviteurs, soldats, princes à cheval, à dos
d’éléphant…
Pourtant, nul ne peut, s’il est sain
d’esprit, contester la magnificence, la grandeur, la puissance de notre
civilisation, qui a depuis tant de siècles bâti les plus grands temples, les
plus profonds réservoirs, les plus longs canaux, les plus inexpugnables cités !
Et lui passe devant tout cela l’air de rien,
en écoutant distraitement mes réponses à ses questions, et en ponctuant son
propos de ricanements brefs et secs.
« 小口譯員 ! »
entends-je pour la énième fois.
Le voilà, de nouveau en tunique à manche
longue, m’interrogeant ce matin devant les femmes du marché. Il les avise,
l’œil gourmand, et me demande pourquoi elles ne possèdent pas d’échoppe dans un
bâtiment couvert, comme on le fait par chez lui, mais disposent leurs marchandises
sur une natte, sous le soleil ardent. Il connaît déjà ma réponse, bien sûr. Il
est déjà passé par ce marché maintes fois, mais il affectionne de se faire appeler
Bouddha par ces paysannes jeunes, craintives et impressionnables.
Apres cela, il aime à sortir de la ville,
sans un regard pour les tours à visages qui le toisent de leur béatifique
expression, et à me rappeler que les tours du temple d’Angkor, que l’on
aperçoit au loin, entre les arbres, sont le fait des prouesses d’un génie
charpentier de son pays, 魯班, qui les érigea en une nuit, il y a fort longtemps. Je me tais. Il ricane.
Nous poursuivons notre route vers le ស្រះស្រង់, dont les eaux sont propices aux bains et aux ablutions. C’est un autre
aspect de notre vie qu’il semble affectionner, de voir les femmes se rafraîchir
dans les eaux de cet immense bassin, souvent par groupe de trois ou de cinq,
dans le plus simple appareil.
Je lui explique, encore, que notre peuple est
très propre et très pudique, et que les générations, comme les sexes, ne se
mélangent pas durant la toilette. Il hausse les épaules, l’air de ne pas trop
me croire, et souhaite visiter nos temples de soins.
Nous empruntons alors la voie principale qui
ceinture les temples bâtis sous les règnes de nos anciens rois. Toujours
curieux, il s’arrête souvent pour me demander d’identifier toutes les denrées
qui poussent dans les champs et les plantations alentour : le riz, bien
sûr, qu’il trouve trop rond et glutineux, les gommes qui suintent des arbres et
que l’on recueille dans de petites spatules, les noix dont nous extrayons lait
et huiles… Mais son intérêt s’érode toujours rapidement, et il tire les rideaux
de son attelage pour transpirer seul et à son aise.
Nos moines guérisseurs ont été avertis. Ils
se montrent prestes et précis, afin de prouver à notre visiteur la qualité de
nos techniques médicales. L’élément purificateur est l’eau, dans lequel le
malade trouvera toujours cure à son malaise, quel qu’il soit. Bien sûr, nos Dieux, sous la forme des quatre éléments
– Eau, Terre, Feu, Vent – assistent à cette immersion dans le liquide premier,
pour tempérer le souffle des quatre animaux créateurs : l’Eléphant, le Buffle,
le Cheval et le Lion ; ceci afin de rééquilibrer les humeurs dans le corps
du malade. Mon exposé semble, pour une fois, recevoir l’approbation de mon
sceptique visiteur. Il voudrait même profiter des effets curatifs d’une plongée
dans le bassin du Vent, car, me confie-t-il, il est sujet à de graves crises d’aérophagie.
Je traduis. Les moines obtempèrent, non sans me signifier leur dégoût teinté d’amusement.
De retour à la ville, notre émissaire dort
sagement, le ventre moins ballonné. À son réveil, il me confie que, bouddhiste
lui-même, il craint par-dessus tout de succomber sur ces terres étrangères, car
il a entendu que nous laissions nos morts pourrir pour être abandonnés puis dévorés
par les animaux de la forêt. Un rare sentiment de sympathie me traverse alors,
car j’entrevois à travers cette confidence la fragilité de ce voyageur venu de
cet empire lointain, mandaté pour observer notre culture si étrangère à la
sienne. Sentiment doublé d’une pointe de mépris, bien sûr, car il ignore que
nous ne pratiquons pas ce genre de rites funéraires, sauf pour les bandits, les
voleurs, et nos innombrables ennemis tombés au champ d’honneur.
Nos rapports, à la suite de cet épisode, sont
plus cordiaux. Il ne ricane plus, et je fais l’effort d’être plus accommodant
devant ses requêtes. Au cours des lunes suivantes, il découvre bien d’autres
aspects de nos coutumes, et participe davantage à nos échanges. Nous découvrons
ainsi que notre interprétation des textes du Bouddha, sous couvert de langues et
de traditions différentes, suivent peu ou prou les mêmes préceptes et ont pour
objet le même but.
Vient un matin où il n‘apparaît point. On me fait
savoir qu’il est malade, et gravement, et qu’il désire rester seul. Cela dure
une lune, et, malgré moi, j’en suis attristé. Esseulé. Affligé, même. Et, prosaïquement,
inquiet, car la cour attend de moi des rapports réguliers sur les faits et
gestes de cet invité de marque, fut-il alité et isolé dans ses tourments.
Enfin, par la grâce de nos guérisseurs et de nos masseuses, il réapparaît. Il
est amaigri et – si cela est encore possible – plus pâle. Mais son regard est
toujours aussi impénétrable aux splendeurs du jour, et même à ma présence à son
chevet. C’est qu’il ne désire plus du tout marcher, et qu’il se déplace
toujours allongé, en litière recouverte de soie blanche. Je le soupçonne de
vouloir hâter son départ, et de glaner au plus vite ce qui lui manque pour
terminer sa mission. Il voudrait savoir quels sont les métaux et les minerais
que nous extrayons et travaillons, et regrette maintenant de ne plus pouvoir se
déplacer dans nos provinces reculées. Je lui fais – sous la suggestion de nos
ministres – un rapport enjolivé sur notre maîtrise du fer et du bronze, et lui
offre quelques pointes et lames venues des territoires Sia m. Cela semble le
contenter, car il ne peut s’empêcher un hoquet moqueur. Un seul, qu’il ravale
devant mon regard courroucé.
Il va rentrer. C’est décidé. Dans deux lunes
il repartira avec, dans ses bagages, toutes sortes de souvenirs récupérés au
fil de ses explorations avec moi. Il a, me dit-il, une dernière chose
importante à me confier…
J’hésite. Partir avec lui ? L’accompagner
dans son retour, et découvrir son gigantesque pays ? Quitter notre royaume
de chaleurs et de sourires pour des terres froides et sauvages ?
Je suis tiraillé par des sentiments contradictoires,
mais je ne me cache pas que, sans attache familiale ici, et sans réel pouvoir
sur ma destinée auprès de la cour, l’appel de l’aventure se révèle de plus en
plus fort. Il me dessine les contours de notre future épopée, par-delà la Mer d’eau
douce, puis, plus au sud encore, au-delà du fleuve, passant le long des côtes
de la mer de Kouen Louen, pour remonter alors le long du pays des Chams, puis celui du Đại Việt, et
faire escale dans les ports chinois du 廣東, du 福建, et enfin de sa province
natale du 溫州.
Cela fait une demi-lune qu’il termine les derniers préparatifs de son départ.
Il ne me convie plus dans ses quartiers, attendant sans doute de ma part que je
prenne enfin ma décision. Un soir, n’y tenant plus, je viens frapper au linteau
de sa chambre. Il vient m’ouvrir, me regarde, silencieux. Ma main tremble.
Enfin, je réussis à articuler ces deux mots, si brefs dans sa langue : « J’irai ».
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