lundi 6 février 2017

Chroniques angkoriennes - Chapitre troisième

Mahānagara et ses environs, 4ème mois lunaire, 1296
«  Non, non. Ce que vous voyez là, c’est bien une tortue, mais c’est la représentation d’une incarnation d’une des trois plus grandes divinités du panthéon Hindouiste. Elle baratte la Mer de Lait, vous voyez ? Là, tous ces poissons, en bas. C’est l’océan primordial, et la tortue va prendre part à la création du monde. Elle ne nomme Kûrma, et sa carapace supporte le mont Mandara qui tourne sur lui-même, pour agiter la Mer et produire l’amrita, la liqueur d’immortalité... » Je veux poursuivre, mais son intérêt est déjà ailleurs, et il s’éloigne lentement, en direction de la galerie sud. Je cache du mieux que je peux mon exaspération. Il ne m’est pas permis, bien sûr, de faillir dans mon rôle de guide et d’interprète, devant cet émissaire semble-t-il puissant qui est arrivé il y a deux lunes depuis son Empire.

C’est un empire lointain, mais tous dans notre royaume le connaissent, et tous, avec raison, le redoutent.

Si je sais d’ailleurs parler la langue étrange, rugueuse et hachée de cet ambassadeur, c’est parce que, orphelin, on me vendit très jeune comme truchement, afin d’apprendre à communiquer avec les marchands de ce grand et mystérieux territoire venus du nord. J’ai donc vécu quelques années à la frontière septentrionale de notre pays, pour vivre au contact de ces Chinois aux manières frustres et au tempérament insondable. Plus tard, toujours esclave, j’ai été remis aux mains des intendants du palais royal, ici, à Mahānagara,  pour traduire les requêtes des caravaniers à la peau claire. Et puis, à force de patience et d’intrigues – car réussir à savoir ce qui se passe au-delà de nos frontières est une monnaie de grande valeur –, je fus affranchi et admis dans des cercles plus restreints, et plus proches du trône, pour finalement servir en qualité de conseiller-espion au service de sa majesté Indravarman III.

Donc, je ravale ma frustration, et je trotte pour rejoindre mon hôte avant qu’il ne disparaisse. C’est un homme replet, d’âge indéterminé, tout blanc, aux yeux exagérément bridés, barbichu, qui transpire abondamment sitôt qu’il met le nez dehors. Cela le gène terriblement – moi aussi – et il se déplace rarement à pied, préférant le confort de son palanquin. Je dois l’accompagner partout – ordre du Roi – et répondre à toutes ses questions, même les plus triviales, tout en dissimulant mes pensées à son égard.

Mais je suis fatigué de son caractère frivole et de ses remarques à l’emporte-pièce. Il semble, et cela me laisse perplexe, que rien ne peut l’impressionner. Il se conduit de manière égale en toutes circonstances, que ce soit devant les hauts murs et les portes monumentales de notre ville immense, ou prenant part à une procession devant les tours d’argent du temple montagne Baphûon et les tours d’or de notre Bayon, ou assistant à une parade royale avec danseuses, serviteurs, soldats, princes à cheval, à dos d’éléphant…

Pourtant, nul ne peut, s’il est sain d’esprit, contester la magnificence, la grandeur, la puissance de notre civilisation, qui a depuis tant de siècles bâti les plus grands temples, les plus profonds réservoirs, les plus longs canaux, les plus inexpugnables cités !

Et lui passe devant tout cela l’air de rien, en écoutant distraitement mes réponses à ses questions, et en ponctuant son propos de ricanements brefs et secs.

« 小口譯員 ! » entends-je pour la énième fois.
Le voilà, de nouveau en tunique à manche longue, m’interrogeant ce matin devant les femmes du marché. Il les avise, l’œil gourmand, et me demande pourquoi elles ne possèdent pas d’échoppe dans un bâtiment couvert, comme on le fait par chez lui, mais disposent leurs marchandises sur une natte, sous le soleil ardent. Il connaît déjà ma réponse, bien sûr. Il est déjà passé par ce marché maintes fois, mais il affectionne de se faire appeler Bouddha par ces paysannes jeunes, craintives et impressionnables.

Apres cela, il aime à sortir de la ville, sans un regard pour les tours à visages qui le toisent de leur béatifique expression, et à me rappeler que les tours du temple d’Angkor, que l’on aperçoit au loin, entre les arbres, sont le fait des prouesses d’un génie charpentier de son pays, 魯班, qui les érigea en une nuit, il y a fort longtemps. Je me tais. Il ricane. Nous poursuivons notre route vers le ស្រះស្រង់, dont les eaux sont propices aux bains et aux ablutions. C’est un autre aspect de notre vie qu’il semble affectionner, de voir les femmes se rafraîchir dans les eaux de cet immense bassin, souvent par groupe de trois ou de cinq, dans le plus simple appareil.

Je lui explique, encore, que notre peuple est très propre et très pudique, et que les générations, comme les sexes, ne se mélangent pas durant la toilette. Il hausse les épaules, l’air de ne pas trop me croire, et souhaite visiter nos temples de soins.

Nous empruntons alors la voie principale qui ceinture les temples bâtis sous les règnes de nos anciens rois. Toujours curieux, il s’arrête souvent pour me demander d’identifier toutes les denrées qui poussent dans les champs et les plantations alentour : le riz, bien sûr, qu’il trouve trop rond et glutineux, les gommes qui suintent des arbres et que l’on recueille dans de petites spatules, les noix dont nous extrayons lait et huiles… Mais son intérêt s’érode toujours rapidement, et il tire les rideaux de son attelage pour transpirer seul et à son aise.

Nos moines guérisseurs ont été avertis. Ils se montrent prestes et précis, afin de prouver à notre visiteur la qualité de nos techniques médicales. L’élément purificateur est l’eau, dans lequel le malade trouvera toujours cure à son malaise, quel qu’il soit.  Bien sûr, nos Dieux, sous la forme des quatre éléments – Eau, Terre, Feu, Vent – assistent à cette immersion dans le liquide premier, pour tempérer le souffle des quatre animaux créateurs : l’Eléphant, le Buffle, le Cheval et le Lion ; ceci afin de rééquilibrer les humeurs dans le corps du malade. Mon exposé semble, pour une fois, recevoir l’approbation de mon sceptique visiteur. Il voudrait même profiter des effets curatifs d’une plongée dans le bassin du Vent, car, me confie-t-il, il est sujet à de graves crises d’aérophagie. Je traduis. Les moines obtempèrent, non sans me signifier leur dégoût teinté d’amusement.


De retour à la ville, notre émissaire dort sagement, le ventre moins ballonné. À son réveil, il me confie que, bouddhiste lui-même, il craint par-dessus tout de succomber sur ces terres étrangères, car il a entendu que nous laissions nos morts pourrir pour être abandonnés puis dévorés par les animaux de la forêt. Un rare sentiment de sympathie me traverse alors, car j’entrevois à travers cette confidence la fragilité de ce voyageur venu de cet empire lointain, mandaté pour observer notre culture si étrangère à la sienne. Sentiment doublé d’une pointe de mépris, bien sûr, car il ignore que nous ne pratiquons pas ce genre de rites funéraires, sauf pour les bandits, les voleurs, et nos innombrables ennemis tombés au champ d’honneur.

Nos rapports, à la suite de cet épisode, sont plus cordiaux. Il ne ricane plus, et je fais l’effort d’être plus accommodant devant ses requêtes. Au cours des lunes suivantes, il découvre bien d’autres aspects de nos coutumes, et participe davantage à nos échanges. Nous découvrons ainsi que notre interprétation des textes du Bouddha, sous couvert de langues et de traditions différentes, suivent peu ou prou les mêmes préceptes et ont pour objet le même  but.

Vient un matin où il n‘apparaît point. On me fait savoir qu’il est malade, et gravement, et qu’il désire rester seul. Cela dure une lune, et, malgré moi, j’en suis attristé. Esseulé. Affligé, même. Et, prosaïquement, inquiet, car la cour attend de moi des rapports réguliers sur les faits et gestes de cet invité de marque, fut-il alité et isolé dans ses tourments. Enfin, par la grâce de nos guérisseurs et de nos masseuses, il réapparaît. Il est amaigri et – si cela est encore possible – plus pâle. Mais son regard est toujours aussi impénétrable aux splendeurs du jour, et même à ma présence à son chevet. C’est qu’il ne désire plus du tout marcher, et qu’il se déplace toujours allongé, en litière recouverte de soie blanche. Je le soupçonne de vouloir hâter son départ, et de glaner au plus vite ce qui lui manque pour terminer sa mission. Il voudrait savoir quels sont les métaux et les minerais que nous extrayons et travaillons, et regrette maintenant de ne plus pouvoir se déplacer dans nos provinces reculées. Je lui fais – sous la suggestion de nos ministres – un rapport enjolivé sur notre maîtrise du fer et du bronze, et lui offre quelques pointes et lames venues des territoires Siam. Cela semble le contenter, car il ne peut s’empêcher un hoquet moqueur. Un seul, qu’il ravale devant mon regard courroucé.

Il va rentrer. C’est décidé. Dans deux lunes il repartira avec, dans ses bagages, toutes sortes de souvenirs récupérés au fil de ses explorations avec moi. Il a, me dit-il, une dernière chose importante à me confier…

J’hésite. Partir avec lui ? L’accompagner dans son retour, et découvrir son gigantesque pays ? Quitter notre royaume de chaleurs et de sourires pour des terres froides et sauvages ?

Je suis tiraillé par des sentiments contradictoires, mais je ne me cache pas que, sans attache familiale ici, et sans réel pouvoir sur ma destinée auprès de la cour, l’appel de l’aventure se révèle de plus en plus fort. Il me dessine les contours de notre future épopée, par-delà la Mer d’eau douce, puis, plus au sud encore, au-delà du fleuve, passant le long des côtes de la mer de Kouen Louen, pour remonter alors le long du pays des Chams, puis celui du Đại Việt, et faire escale dans les ports chinois du 廣東, du , et enfin de sa province natale du 溫州.

Cela fait une demi-lune qu’il termine les derniers préparatifs de son départ. Il ne me convie plus dans ses quartiers, attendant sans doute de ma part que je prenne enfin ma décision. Un soir, n’y tenant plus, je viens frapper au linteau de sa chambre. Il vient m’ouvrir, me regarde, silencieux. Ma main tremble. Enfin, je réussis à articuler ces deux mots, si brefs dans sa langue : « J’irai ».

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