jeudi 6 juillet 2023

Un jeu de Đinh

Hoa Lư, onzième jour, huitième mois lunaire, 968

Demain je serai fait 大瞿越. Tout est prêt pour la cérémonie. Les représentants des anciens rois Ngô sont déjà arrivés, certains ont même déjà cherché à me payer tribut. Qu’ils se rassurent ! Je ferai preuve de mansuétude. Je ne peux qu’apprécier, après toutes ces années de conflits, la sérénité des montagnes, la lente course de l’onde vers la mer, le bruissement du vent dans les champs reverdis. Que de saisons passées à parcourir la plaine, à ourdir des stratagèmes pour défaire une à une les douze maisons belliqueuses qui ravagèrent le pays et affaiblirent notre lutte ancestrale contre l’envahisseur chinois ! La fatigue, à cette heure tardive, me surprend dans de si vieux souvenirs… Ah, mes envahisseurs, ils avaient une tête de jonc et un tronc de bambou, alors que je n’avais même pas l’âge de manier la houe. Du haut de mes huit ou neuf printemps, chevauchant les buffles de notre hameau, je jouais déjà au grand stratège, je plantais mes oriflammes sur les talus et les digues et je commandais mes fidèles amis, Đinh Điền, Nguyễn Bặc, Lưu Cơ et Trịnh Tú, pour remporter de magistrales victoires contre nos ennemis imaginaires. Bercé de récits épiques et de soif de combats, mon éducation ne fut pas sans accrocs. Adolescent, j’égorgeai le plus gras des cochons de notre cheptel pour en partager les meilleurs morceaux avec mes compagnons. Furibond, mon oncle voulut me châtier à coups de serpe, et, alors que je tentais de décamper par les rives boueuses du fleuve Boi, la providence vint à ma rescousse, sous la forme d’un énorme reptile aux écailles moirées qui vint se lover autour de moi, me projeta sur l’autre rive et me laissa indemne, ce qui le fit détaler a toutes jambes. On me laissa tranquille, on en vint même à me craindre un peu, surtout dans les villages alentour. C’est que, d’escarmouches en échauffourées avec les gamins du voisinage, je finis par me constituer une petite cour d’affidés dévoués et teigneux, qui me baptisa Vạn Thắng Vương – le Prince aux Dix Mille Victoires.

Mon destin prit un tour ô combien plus dramatique alors que toutes les campagnes se déchirèrent en querelles intestines, que les seigneurs Ngô, Đỗ, Kiều, Nguyễn, Trần, Lã et Phạm optèrent pour une rébellion ouverte, un éclatement soudain du royaume Ngô jusque-là plutôt paisible. Aussitôt rapines, aussitôt vendetta, batailles, vengeances. Un chaos de villes, de villages et de hameaux révoltés, que douze chefs de guerre divisèrent et pillèrent à loisir. Il fallut agir. Il fallut désobéir à une mère aimante et, harnaché, armé, déterminé, je pris la tête d’un petit bataillon pour combattre ces fauteurs de trouble. Les premiers à tomber, ce furent Lữ Xử Bình et Kiều Công Hãn qui tenaient cour à Cổ Loa, deux dignitaires sournois et veules de la dynastie Ngô qui se révélèrent bien piètres stratèges. Ensuite, ce fut le tour de Đỗ Cảnh Thạc, un puissant seigneur de guerre, qui, du haut de sa citadelle fortifiée, entourée de profondes douves, mit à l’épreuve mon penchant pour les coups fourrés. Il nous fallut plus d’une année pour l’abattre, en jouant d‘encerclements, de ruses et de feintes, pour qu’enfin ses défenses cèdent. Il mourut honorablement, d’un carreau fiché en plein cœur. Le prochain sur la liste, Sire Nguyễn Siêu occupait Tây Phù Liệt. Lui possédait une belle garnison, au bas mot dix mille soldats, et me donna bien du fil à retordre. Plusieurs de mes anciens compagnons tombèrent lors de ses contre-attaques furtives et tumultueuses. Nous nous heurtions à ses défenses toujours inexpugnables, jusqu’à ce que le sort me fût favorable : une tentative de prise en tenaille, et une moitié de son armée qui patauge dans les marais et se noie à la suite d’un ouragan, tandis que nous brulons le campement de l’autre. Belle affaire ! Et un roitelet de moins. Vint ensuite le tour du pleutre Kiều Công Hãn, basé à Phong Châu, potentat auto-proclamé. Celui-là prit la poudre d’escampette vers le sud pour s’allier à Ngô Xương Xí, mais fut intercepté par un chef local, Nguyễn Tấn, au village de Vạn Diệp et mourut sous sa lame. Personne ne le regretta. De Nguyễn Thủ Tiệp je n’ai pas grand-chose à raconter. Je suis venu, j’ai vu, il fut battu, à Cần Hải si ma mémoire est bonne. Nguyễn Khoan, ah, de lui, j’ai de vivaces souvenirs ! Lui aussi se couronna lui-même, du titre de Grand Roi, rien de moins ! Je dus crapahuter jusqu’à Tam Đái, dans les défilés boisés des terres de l’Ouest, pour le traquer sans relâche. Sa chute fut aussi pathétique qu’impromptue, mais au moins ses généraux et ses courtisanes mirent fin à leurs jours de fort honorable manière. Vers qui, alors, se tourna ma vindicte ? Qui pour se mesurer à mes phalanges d’archers, mes cavaliers, mes buffles carapaçonnés ? Ce fut Kiều Thuận, emmuré dans son fortin, qui fit les frais de notre fureur. Son destin funeste, il fut partagé par Lý Khuê, embroché comme un porc, Trần Lãm, suppliant une grâce que mes gens ne lui accordèrent pas, et Lã Đường, dont les tactiques de guérilla nous épuisèrent un moment. 

Ah !... Que ne devrai-je faire, pour amadouer mes troupes, faire preuve de pitié, de magnanimité peut-être, devant ces carnages, ces débordements de passions meurtrières ? Il me faudra repacifier tout ce pays, rebâtir l’entente entre toutes ces factions, ces familles, ces clans. Un seul, un dernier, sur ma route vers la gloire, Ngô Nhật Khánh, déjà vieux, déjà affaibli, déjà prêt à se rendre. Je le laissai à son abdication, qu’il m’adressa d’une voix souffreteuse. Alors, enfin, je pus retirer mon armure, mon casque, panser mes plaies, faire l’inventaire des cicatrices à recoudre. On me soigna bien. On me fit comprendre ce que l’on attendait de moi.     
M’y voilà, sous les torchères, et la lune pleine.
Demain, je ne serai plus Đinh Bộ Lĩnh, non.

On m’appellera Đinh Tiên Hoàng, premier empereur des Đinh. 
Et notre lignée sera éternelle...


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