Étrange relation qu’entretiennent cette ville et ce fleuve. Bien sûr, c’est au fil des rives sinueuses de la Chao Phraya que se sont petit à petit établis les premiers hameaux, les premiers bourgs, les premières forteresses – dont on peut retrouver des vestiges datant du XVIe siècle –, toutes reliées entre elles par un réseau complexe de klongs, ces canaux étroits qui irriguent la plaine et servent de voies d’échanges, de négoces, d’embuscades. C’est que toute la terre de cet immense estuaire est meuble, boueuse, gorgée d’eau et de limons. On ne peut s’y mouvoir qu’en embarcations diverses – radeaux, barges, canots, jonques – de bâtis en bâtis essentiellement lacustres. Alors, quand au fil des âges elle prend racine, qu’elle étend ses nervures de quartiers en faubourgs, la cité navigue, s’organise autour des courants et des marées. Pas étonnant, donc, que viennent se dresser le long de toutes ces berges casernements, sanctuaires, maisons communales, hôtels particuliers, entrepôts, tout un bric-à-brac d’établissements ayant directement accès aux flots encombrés de bateleurs rompus à tous les cabotages. De ce penchant pour le nautisme, on comprend mieux la césure entre les eaux du fleuve et les premiers chemins carrossables, drainés et terrassés bien plus tard, loin des bouillons odoriférants des klongs surpeuplés. On est à l’orée du monde moderne, il faut s’adapter aux roulements des nouveaux châssis, aux premiers vrombissements des pistons bien huilés, à la grande transformation du pays pour l’ère industrielle. On bétonne, on bitume, on fait table rase, il faut que ça roule, que ça brille, que ça bringue ! Krung Thep se développe et dévore ses rizières, remblaie ses marécages et construit en dur et en étages. Pour autant, les abords de la Chao Phraya sont déjà occupés, prisés par l’aristocratie et les compagnies hôtelières, qui n’entendent pas laisser le populo flâner le long des berges. Tout au plus peut-on se glisser par des ruelles étriquées sur des pontons branlants, pour héler le premier ferry venu, qui sillonne inlassablement le fleuve de méandre en méandre, du temple Rajsingkorn Ratburana jusqu’à Pakkret.
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