mardi 27 mai 2025

Avant l'orage

Je sais ce qu’il pense quand il regarde vers le nord, quand il regarde cette barrière montagneuse toujours bardée de nuages, et qu’un rictus de rage se dessine sur ses lèvres. Il peut rester comme ça un bon moment, mâchouillant son mégot, accoudé à la balustrade, surplombant les champs d’herbes folles qui s’étendent à nos pieds, les baraquements cintrés de barbelés, les hangars qui prennent la rouille et sous lesquels s’affairent des mécaniciens autour de quelques Hueys dont les rotors ne répondent plus. Le fond de l’air est frais. Les averses sont aussi soudaines qu’éphémères en ce début 71. 
 – Leonard !
 – Yessir !
 – Tu peux me dire ce qu’on est en en train de foutre ici ?
Tout autour du mirador s’activent la 5e division d’infanterie et le 14e bataillon du génie qui déminent, font sauter les bombes et obus encore fichés dans les boues grasses, élaguent et remettent en état la piste d’atterrissage.
 – Le génie vient de me dire que nous ne serons pas prêts à temps, sir. Trop de munitions non explosées. Ça risque de prendre plusieurs jours de plus.
 – J’ai Sutherland et les huiles de Saigon au cul, Leonard. « Dewey Canyon II » doit débuter ce soir. Si vous ne pouvez pas nettoyer ce merdier, prenez un putain d’autre champs pour terrasser une nouvelle piste. Les D7 ont fini de tracer la route depuis Dong Ha, vous pouvez les réquisitionner.
 – Yessir.
 – Ne me « Yessir » pas, Leonard. Tu sais très bien dans quelle mouise on se retrouve. Putain de Khe Sanh ! Ça ne leur a pas suffi, déjà, en 68 ? Faut remettre ça ? Lowell avait raison, Leonard, cette foutue base, elle se trouve au milieu de nulle part. Qu’on la perde ne fera pas la moindre différence. Mais que moi j’y perde encore des gars pour que Nixon se fasse mousser à Washington, ça me fout la gerbe. On sait tous que les VC s’infiltrent par Tchépone pour nous déborder au sud-ouest, on va pas pilonner la moitié du Laos pour débusquer du pyjama ! À ce compte-là, autant aplanir toute l’ancienne Indochine. La partie n’a que trop duré, crois-moi. Bon, trêve de conneries, trouve-moi de quoi faire du café, j’ai entendu dire que les Pa Co en font pousser aux alentours, et qu’il est bien meilleur que le jus de chique qui nous vient de l’Etat-Major. Tu peux disposer.  
 – Aye aye sir.
Je le laisse à ses ruminations, redescends, et avise la première Jeep venue pour une reconnaissance des hameaux qui jouxtent les clôtures de guingois rongées par la végétation. La route est encombrée de camions de ravitaillement qui soulèvent de lourds nuages de poussière rouge, mêlés aux échappements bleu pétrole. Oui, on est bien en train de réactiver Khe Sanh, pour écrire encore un chapitre de plus à cette guerre de merde.    

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