mercredi 21 mai 2025

Fratertellement

Après quatre étages en ascenseur, vous avez une dernière volée d’escalier à gravir, pour aboutir sur un palier ouvert à tous vents qui domine la cour. 

La porte, à droite, ne paye pas de mine. L’appartement, sous les combles, est grand et lumineux. R. a toute de suite pris possession de la plus grande chambre, celle avec vasistas et salle de bain, me laissant le choix des autres pièces qui donnent sur la salle à manger. C’est un arrangement qui nous sied à tous les deux. À lui la tanière indépendante, à moi les dépendances. Pour le ménage, on s’arrangera. Ainsi débute notre vie en commun. Chacun a ses obligations. Pour lui la fac de droit à la Manufacture des Tabacs, à moi les amphithéâtres du Campus de Bron pour y causer littérature. Les premières semaines, on se croise sans chichis, souvent à la cuisine. Un constat s’impose à nous, presto : Nous ne partageons ni les mêmes goûts culinaires, ni les cadences de nos ersatz de repas.  Qu’à cela ne tienne. On fait popote séparée – à lui les petit-pois-carottes, à moi le riz pilaf – qu’on nettoie quand ça nous chante. On déchante. On apprend de l’autre qu’il est tout aussi inepte à la vie en commun. Alors on se chicane, on se sermonne, on fait amende honorable. Je me conforme vite à ses routines : le pèlerinage hebdomadaire au Carrefour de La Part-Dieu est un grand moment de communion. Je porte le sac à dos, lui son écharpe. Nous empruntons toujours le même itinéraire, lui devant, marchant au rythme chaloupé du coureur de fond. Nous sommes économes, de paroles, de ressources : nous connaissons par cœur les rayonnages et la liste des denrées qu’il nous faut pour la semaine. Parfois, on s’octroie un petit plaisir. Quand il revient avec plus de pain de mie et de gruyère que de coutume, ça me contrarie : il va falloir compresser tout ça, le sac pouvant contenir tout juste ce qui est nécessaire. Et puis nous revenons du même pas élancé, ignorant les chimères commerciales de ce centre du monde, pour une nouvelle semaine de vie chiche et étudiante. 

Qu’étudions-nous, vraiment, de lui à moi et vice-versa ? 
 
Je le savais toujours auditeur fidèle d’émissions radio, de match de foot ou de tennis, de courses cyclistes, de musiques classiques. Souvent, au beau milieu du jour, c’était un premier mouvement de symphonie autrichienne qui retentissait par-delà sa porte pourtant fermée, interrompant toute tentative de concentration ou de conversation. 
Car oui, cet appartement-là résonnait de conversations, de réunions, d’apartés. C’est que je lui menais la vie dure, à mon frère aîné, à ses manies, ses lubies et son emmurement obstiné. J’opposais à sa solitude de chanoine une sociabilité exacerbée, brouillonne, et bruyante aussi. À ses assauts subit de cordes, de cuivres et de percussions, j’encourageais mes hôtes en brouhahas qui duraient jusqu’à la nuit. S’il s’en plaignait, je redoublais d’hospitalités, pour lui faire sentir le besoin de se frotter au monde. Il m’en savait gré, parfois. Il apparaissait alors tout soudain, et se plantait là au milieu d’un débat, pour corriger un fait, un lieu, une date, un nom. Il avait bien sûr toujours raison, se caressait un instant l’arête du nez, la main dans la poche, hésitant entre rester parmi nous pour affronter la contradiction, ou bien se réfugier de nouveau dans son antre. Je souriais de ces petites victoires, et lui servais une tasse de thé qu’il ne buvait jamais. C’était cela, la vie d’avec R., la vie et R., qui se répétait de jour en jour, dans l’entrebâillement de nos portes.

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