L’enfer et les autres
– Tu es une crapule. Une crapule bien gentille qui va descendre avec moi, dit-il d’une voix inexpressive, sortie d’on ne sait où, peut-être de là où venait ce mouvement de poils chenus, juste en dessous des narines pleines de broussailles. Au dessus, sous couvert d’une tonnelle de sourcils, vifs, incisifs, regardaient les yeux.

Tu marchais tranquillement, un peu dépenaillé, c’est vrai, un peu gauche aussi ; une gaucherie arrogante, sorte d’apanage du gagne-petit que tu étais alors. Les poings dans les poches, tu marchais. Tu ne regardais pas plus haut que la route ; tête engoncée dans de saillantes épaules ; casquette de tweed gris, usée, concluait la mise que tu portais en ce matin blanchâtre, indécis. Tu ne voulais certainement pas apercevoir ces maisons qui ne t’appartenaient pas, que tu aurais un jour, sûr, et tu t’éloignais de ce quartier où la nuit n’avait pas été profitable. Qu’importe !, tu n’en parlerais pas. Tu te contentais de rentrer les mains vides, serrées dans les poches, la mine dure, froide, avec de petits yeux en tête d’épingle.
Et tu ne l’a pas entendu venir ; tu ruminais peut-être ton sort, l’ingérant et le digérant selon l’humeur de ces mornes journées. Tu as souffert lorsque tu es mort, de quoi au juste, cela tu ne le sais pas. Tu n’a pas entendu la détonation, tu est tombé, fauché.

Te voilà maintenant devant ce vieillard pleureur, dont les yeux te regardent.
– Si tu veux bien passer devant.
Il s’efface en bruissant comme un arbre.
– com’tuv’.
Ta voix est aussi nasillarde que la sienne est profonde.
– Je vais te laisser en bas. Point de chaleur, point de torture. L’indolence même. Et tu feras connaissance de tes nouveaux camarades, souffle-t-il derrière toi. Et puis il se retire en fermant doucement la porte derrière lui. Une porte toute simple et de bois, sans pène ni clenche, sans même serrure ni ferronnerie. Elle est maintenant fermée et tu t’éloignes d’elle dans la nudité de l’espace alentour.
Les autres sont arrivés peu après, à moins que ce ne fût toi qui les rejoignît, au milieu de nulle part.

Le premier est tout d’un drap vêtu, parcouru d’ondulations lentes et fluides à mesure qu’il s’approche, vieillard en catimini, avec sur le front, sèches, jaunies, quelques feuilles de laurier. Ses sandales claquent sans autre rythme que celui, imprévisible, de qui progresse à tâton. Il ne doit plus voir grand chose, mais son regard conserve cette acuité, saccadée, rapide et juste, qu’émousse la cécité d’un certain âge. Il dit :
– ォ Un nouveau. Il a l’air bien jeune. Pas assez mûr pour moi. サ Sur quoi il dégoise en latin de petites imprécations en levant ses yeux, le geste à mi-chemin entre le poing menaçant et le doigt professeur. ォ Tu es de la plèbe ? Les petits se permettent-ils d’être immoraux, de s’élever par le scandale sous la huée...vox populi...Petit, petit, tu ne sais rien du mal que l’on peut distribuer quand on est grand... サ
– La ferme, Néron. Va allumer quelqu’un d’autre, dit une autre voix, un autre homme dont l’embonpoint ne fait de lui qu’un ventre posé sur deux jambes qui semblent si frêles. ォ Dom Juan, pour vous servir サ, ajoute-t-il par une accolade légère en dépit du poids déplacé de haut en bas, de bas en haut.
NERON – Petit, petit... Et tes petites frustations de bonnes femmes ?
DOM JUAN – Pas de femmes ici, tu le sais bien, et c’est pour ça que l’on s’emmerde autant. Et toi, toi le grand néron, patate impériale, tu auras beau marcher, tu ne trouveras pas Rome au bout du chemin...
NERON – Oui, mais j’ai ici tous les esclaves que je désire. Et si mon désir ne s’enflamme pas comme il le fût naguère, cela ne m’empêche pas de rôtir les petites âmes scandaleuses qui traînent un peu partout, en de cuisants aveux de leur ego ridicule. Mihi ! Mihi ! Aussitôt dit, et il se met à rire benoîtement, comme un criquet à l’agonie, accompagné de soubresauts assourdis sous sa toge blanche liserée de pourpre. Un vieux enroulé dans un drap et une grosse tante...Dites, on est bien en enfer, là...Oh, Giovanni, t’a pas du feu ? L’diable il a coupé l’gaz ou bien quoi ? A, l’enfer, une p’tite sauterie ent’salauds... Quèqu’chose à boire サ...
Tu parles à des gens d’un autre âge.
Le vieux, immobile, désolé, ne rit plus.
NERON – Pas de feu.
DOM JUAN – Pas de femme.
- Rien à boire サ, et tu te tais.
A. Vnurff