dimanche 17 décembre 2017

Đi chơi ở Hà Nội #3


 - Hey !

Je suis en train de regarder des canards patauger près des branches d’un saule. C’est un dernier petit tour photographique avant de rentrer à l’hôtel, et je profite du temps clair de cet après-midi de décembre, dans la vieille capitale, pour dénicher des coins à oiseaux. J’observe donc ceux-là, qui font trempette dans une eau limoneuse, entre deux jacinthes flottantes.

 - Hey ! Hey ! Toi, là !

Je dois être le seul quidam sur ce quai, à me pencher vers l’onde, appareil aux aguets. Aussi, je me retourne, surpris. Je cherche l’origine de cet appel intempestif. Les canards en profitent pour disparaître sous des racines.

 - Toi, oui ! Viens !

Ah. C’est bien de moi qu’il s’agit. Et l’énergumène qui me hèle est à moitié caché derrière une fenêtre ouverte, au rez-de-chaussée d’un restaurant indien. Voyant que je l’ai vu, il reprend la mastication de sa galette et me fait de grands signes de sa main libre. J’hésite une seconde. Je n’ai pas d’appétit à cette heure, et, quand bien même, je préfère un phở à un naan. Mais devant ses gesticulations répétitives et enthousiastes, je me rapproche, jusqu’à m’accouder sur le cadre de l’ouverture. Il finit une bonne bouchée, et, sitôt capable d’articuler, se lance.

 - Bel engin ! Reflex, hein ?... Dix-huit soixante-dix millimètres... Ouverture maxi à trois point cinq… Nikon, non ? Moi, chuis plutôt Canon, mais chacun fait c’qui veut… Ecoute mec. Y a un truc pas loin, c’est de la bombe. J’viens juste d’arriver ici, et j’suis tombé là-dessus, mec, et j’te jure, tu vas pas l’croire. Là-bas. Tu vois ? La bâche bleue ?

Je suis son doigt, qui désigne l’extrémité d’une presqu’île, juste en face. Pas de moindre oiseau à l’horizon, mais une grosse tache bleue, devant la mosaïque des maisons qui débordent sur les rives.

 - Non, non, mais ça, c’est les chiottes. C’est ce qui se passe derrière ! Et là, mec, prépare ton artillerie ! Chais pas quel est ton réseau, Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter ou un autre , mais tu vas moissonner grave. Des like à n’en plus finir. C’est limite du Pulitzer ! Là, tu passes par cette passerelle, un peu plus loin, et tu te glisses discretos dans la foule. Tu feras tache, c’est sûr, mais avec ta gueule de blanc-bec et ta tignasse peroxydée, tu diras que t’es en reportage ! Pour National Geographic ou un truc dans le genre ! Ouais, tu vois ? De la balle ! Y a toute la pègre du Nord Vietnam réunie ! Ça parie à tire-larigot dans ce coin, du lourd ! Fonce !

Là-dessus, il mâchouille encore et me regarde en hochant la tête. Je prends congé. Je suis son conseil.

Je traverse un petit pont, par-dessus des eaux lourdes. Très vite, il y a affluence. Il n’a pas menti : l’endroit devient bondé de tronches patibulaires, anorak, vestes de cuir et rases tonsures. C’est du couillu partout. Et les premiers attroupements vibrent de cris surexcités. Je me glisse dans la foule, pour enfin distinguer l’objet de ces bruyantes cohues.


Des coqs. Des combats de coqs. Je suis tout étonné de voir que la pratique perdure. Il me semblait que les autorités, dans tout le pays, avaient interdit cette coutume. Pas tant pour le côté cruel d’un gallinacée qui crève sous les picorements d’un autre, mais pour endiguer l'afflux de paris sauvages. Faut croire donc qu’on laisse faire, pour le plus grand plaisir des groupies endimanchés qui vitupèrent d’une arène à une autre.

J’avise un moine de passage, tête lisse et tunique grise, sur le bien-fondé de la manifestation. Et lui me certifie que tout ce monde s’amuse, coqs compris.

 - Il n’y a plus de mise à mort, voyez ? Chaque volaille a sa chance, et s’il est trop blessé pour continuer le combat, on le déclare forfait. Comme ça, on reste dans les clous, tout en respectant nos traditions. C’est notre pagode Ngũ Xã qui organise depuis toujours ces pugilats, et on ne va pas abandonner ce folkore ! Le grand gagnant se réincarnera en dragon, ou en abbé, pour protéger notre communauté ! Tel est notre legs, sur notre petite île…


J’opine, je mitraille. D’arènes en arènes, sur des tapis multicolores, les coqs se toisent et s’attaquent. Les plus estropiés sont vite retirés, pour des soins de jouvences, avant de retrouver leur cage. Les vivats, et les billets, changent vite au gré des rencontres.

Ce n’est que lorsqu’un groupe de jeunes loufiats entreprenants s’en prend à mon attirail et mes roubignolles que je sais qu’il me faut déguerpir -  ma crête est mise à prix - pour retrouver des rues plus calmes.

C’est bon, j’ai eu mon compte de photos de plumes. 

Je garderai les miennes.

Et j’écrirai un billet, qui ne sera pas lu.

Đi chơi ở Hà Nội #2

Au passage...

Đi chơi ở Hà Nội #1


T’as mal aux cheveux. Tu te réveilles ensuqué, et il te faut quelques secondes pour te souvenir de la chambre où tu te trouves. Ah oui, Hà Nội. L’hôtel. La chambre aveugle, lit double, le robinet qui goutte. Tu regardes le réveil. Huit heures vingt. Courte nuit. Tu restes au lit quelques minutes encore. Faudra prendre une aspirine, mais là, sans bouger, ça va. Ça s’est vraiment bien passé hier. La salle n’était pas pleine, mais le public était chaud. Très bonne représentation, peut-être la meilleure. Et la dernière aussi. Et puis après, resto, fiesta, picole, picole, et un dernier verre ou deux encore, pas loin du lac de la Tortue, dans le quartier des 36, là où les bars ne ferment pas. T’es rentré en marchant de traviole, content, fourbu. T’as dû te dessaper vite fait, et boum, au pieu. Un sommeil sans rêve, et maintenant une bonne gueule de bois. La journée s’annonce bonne.

Tu te douches, eau chaude, eau froide, eau chaude, et ça atténue un peu le mal de bu. Tu t’habilles, et rassembles tes affaires. Un dernier tour de clef, et tu libères la chambre. Tu descends, la réceptionniste te reconnaît, tu demandes si tu peux laisser ton sac ici, tu reviendras le chercher vers midi, elle opine, et tu sors. Il fait beau, un peu frisquet. Tu as déjà mis ton appareil photo en bandoulière. Tu jettes un œil à la petite carte déjà froissée de la veille, pour reprendre tes repères. Tu es à un jet de pierre de la voie de chemin de fer, et la gare semble être un bon point de départ pour une errance diurne dans la ville. Au premier carrefour, tu t’arrêtes pour un café glacé, que tu avales en trois lampées.


La gare de Hà Nội, tu y étais déjà descendu. C’était il y a vingt ans, et tu venais de Chine, pour découvrir un Vietnam fantasmé, tout de chapeaux coniques portés par des filles en bicyclette, sur fond d’affiches de marteaux et faucilles. Tout juste débarqué du train, tu étais allé te perdre le long des larges rues qui mènent vers le fleuve rouge, et tu avais aimé ça. La clameur des vendeurs de rue, le vrombissement des motocyclettes, la langueur des vieux affalés sur les bancs publics, les eaux apaisantes des étangs. Tu étais resté quelques jours seulement, puis tu étais reparti. Il y avait d’autres pays en Asie qui attendaient ta venue.

Il y a plus de bruit maintenant. Plus de trafic, plus d’immeubles. Le soleil tape plus fort. Tu te dis qu’il faudrait peut-être te balader dans des coins moins exposés. Tu continues, toujours en longeant la voie, en quête du premier passage à niveau, vers la droite. Par-là, d’après ton plan, les quartiers semblent plus tortueux. Tu devrais pouvoir te perdre à nouveau.


Tu prends des photos, au gré de ta marche. Tu t’arrêtes souvent, finalement, pour guetter tes sujets. Ça prend du temps, d’être à l’affût, et discret, et poli aussi. Passée la rue Khâm Thiên, tu t’engages dans un lacis de venelles, ces ngô labyrinthiques qui tissent leur toile de voisinage en voisinage. Tu t’orientes comme tu peux, et tu demandes souvent ton chemin. Oui, il y a bien un lac par-là, le Văn Chương, avec ses pêcheurs et ses jets d’eau. Plus loin, c’est le vacarme de la circulation sur l’avenue Tôn Đức Thắng qui reprend ses droits, et tu fais un peu la gueule, rapport à ta lancinante migraine. Tu repiques vers le nord, car tu sais qu’il y a, un peu plus loin sur ta droite, le Temple de la Littérature qui, s’il sera probablement pris d’assaut par la gent estudiantine, offrira tout de même un répit à la cacophonie ambiante.

Dont acte. Toutes ses cours sont pleines. C’est jour de remise de diplôme et d’envolées de toques. Tuniques exigées, pour célébrations mandarinales. Tu te mêles à la foule des spectateurs attendris, et tu captures au passage deux ou trois portraits. 


Avec ça de pris, tu poursuis ta balade, toujours vers le nord. Le bric à brac des ngô laisse place nette au quartier des résidences coloniales. C’est cossu et cosy. Tu vois devant toi s’ouvrir la perspective de l’esplanade du Mausolée de Bác Hồ, que tu contournes. Tu lui as déjà offert tes condoléances la dernière fois, et tu le laisses en paix. Tu obliques à gauche, et, au jugé, tu t’enfiles dans une rue sinueuse, qui s’arrête net au portail d’un parc. Tu ne sais pas trop, dans ce coin bardé d’uniformes, si tu peux aller plus avant, mais tu avises une guérite où l’on vend des billets. Alors, pour quelques milliers de đồng, on te laisse pénétrer dans le Jardin Botanique. Là, les arbres sont très vieux et très hauts. Tu choisis un banc au bord de l’eau, omniprésente dans cette ville un brin lacustre, et tu laisses ton regard se poser longtemps sur les reflets qui changent. Ton ciboulot semble apprécier l’exercice. Tu fermes les yeux. Tu laisses couler.

Tu te souviens de ces moments passés alors. Au bord d’un autre lac, sûrement. Mais pas si loin d’ici. Elle voulait juste te faire découvrir sa ville, depuis le vieux centre jusqu’aux faubourgs campagnards. Elle conduisait sa Honda Cub prudemment, sans embardée ni coup de klaxon, louvoyant entre les bus et les cyclos. Elle avait bien aimé tes histoires sans queue ni tête, et aussi tes silences. Tes yeux ouverts et tes paupières fermées. Elle t’avait dit au revoir sur le quai, et vous êtes devenus étrangers de nouveau. Tu te souviens, c’est tout, et tu décides de te lever, de sortir de ce parc, et de revenir vers l’hôtel.

Tu te retrouves un peu plus loin à la croisée de Thụy Khuê et Thanh Niên, là où la digue sépare les eaux de l’Ouest et de Trúc Bạch. Tu t’y engages pour aller voir les pagodons du temple Trấn Quốc, histoire de psalmodier quelques prières. C’est que, tu ne sais jamais quand tu pourras revenir marcher dans les rues de Hà Nội, seul ou bien accompagné, et tu préfères jeter un souhait là où les flots s’étendent.  

C’est, tu penses, une confiante manière de clore ce chapitre.

mardi 31 octobre 2017

鸛の物語 エピローグ


Dans la voiture qui nous ramène à l’aéroport, c’est l’ambiance. Au volant, ventripotent, le daron conduit tout en sobriété, en bougonnant dans sa barbe.

On est tous les deux sur la banquette arrière, encore éberlués de la veille. Lui, il m’en veut sévère, et ça va prendre un moment avant le redoux.

Et notre quatrième larron, enfin libre et à découvert, anime l’habitacle depuis la place du mort d’une volubilité toute incongrue.

« Ah là là, mes agneaux, tirez pas cette tronche !… Souvenez-vous, on s’est bien entendu toutes ces années, sur la place, à Panam, pis vous saviez mes penchants ! Et bon, la retraite, l’air du large. Du neuf. Des îles du Japon, j’en avais entendu causer en long en large, à force de me cogner le blanchiment des gargotes derrière l’avenue de l’Opéra. Et je m’étais dit, sur la fin, qu’il valait mieux finir au plus près du soleil. J’ai pris mes cliques, mes plaques, mes poinçons, et je me suis collé à une jolie mousmé débrouillarde, pour financiariser mes vieux jours. Sur place, la coquine m’a suggéré les billets de mille, d’abord. Facile. Du mille Yen, ça s’écoule peinard. Quand j’ai voulu faire le cinq mille, ça s’est un peu braqué, mais on l’a joué prudent. Magnanime, même. Et mon grand-œuvre, ça a été le deux mille, le billet futile, maudit et quasi-inutilisable. Affaire d’amour-propre mal placé, faut avouer. Pis voilà. Le Japon, c’est pas comme chez nous, où tu graisses quelque pattes, tu  récites deux trois Notre-Père pour garder conscience propre et tu vas à confesse pour purger l’ciboulot. Non. Ici, les dieux te matent et viennent te voir direct si y a embrouille. Je crois que c’est de là que tout est parti. J’ai pas fait gaffe, forcément, et je savais pas que je piétinais quelques divines plates-bandes. Le vrai coup de semonce, c’est quand un mec a frappé à la porte de la maison, une vieille maison isolée du côté d’Ibaraki – forcément, vu le bruit d’une rotative – sur la Hankyu. Il portait beau, genre aristo, haut de forme, gants et cape et tout. J’aurais dû sentir le traquenard. Et là, sans un mot, pouf, il me subtilise. Je me retrouve à Namba, dans un bureau top classe. Assis dans un Chesterfield, un Mitsuhirato tout petiot me parle en onctueux français, façon Neuilly. Il s’enquiert du marché des devises. Il me soumet une ponction sur mon bizness. La proposition est exorbitante. Et non-négociable. Alors, pour me dédommager, je lui filoute un chouette petit bâtonnet en ivoire qui traîne là, sur une étagère. On se serre la pince, et je me retrouve à Shinsaibashi, au milieu de la foule, sans savoir que je viens d’entuber un immortel. Faut me comprendre. J’ai mon sens des affaires aussi. Bref. Je comprends ma connerie rapido. Mon chez-moi devient l’objet de visites peu courtoises. Ma lorette prend le large. Je sais que j’ai merdé. Et c’est là que je pense à vous. Juste le temps de filer à la poste du coin, et pfuit, on m’escamote. On me fout en cage, dans un coin bien feuillu. J’y croupis, pis d’un coup on me libère. Je descends une colline tout ce qu’il y a de pittoresque, et je vous retrouve là, avec mon petit escroc céleste, et vous vous inclinez en salamalecs tout bien urbains. Faudra m’expliquer comment vous vous êtes dépatouillés, hein ? Et aussi me dire si je peux rester par ici. J’ai des liasses qui m’attendent… »

Le pont qui mène de Honshū au terminal international est toujours aussi incroyablement long. La voiture s’engage sur la rampe, puis pile devant le panneau des départs. D’un coup de manivelle, la portière s’ouvre. 

On reste assis un instant en silence. 

Enfin, je tapote sur l’épaule de notre chauffeur.

« Dites… Faut qu’on se boive quelques Nikka Taketsuru ensemble la prochaine fois. Du 17 ans. Ou 21. Tous les trois… Si Keiko est d’accord. »


Il ne tourne pas la tête, mais son regard, dans le rétroviseur, trahit un imperceptible sourire d’approbation.

鸛の物語 十七



Ōmiya, ou ce qu’il en reste. Que dalle. Heian Jingu, itou. S’ensuit Nijo-jo, forteresse de Nobunaga, que je visite au pas de course.

Oualou. Des nèfles. Des clous !

Je trimbale ma lassitude et mon désespoir grandissant  jusqu’aux berges de la rivière Kamo. Restent quoi ? Tous les temples le long du chemin des philosophes ? Et après ? Cramer le Pavillon d’Or en fumant une dernière cigarette ? Plein les pattes. Je m’assieds devant les flots qui cascadent en fracas. Bientôt, un grand échassier vient se poser dans le courant, bientôt suivi par un autre, plus petit. Ces deux-là se mettent dos à dos, et restent là, dans le courant, statufiés. Je les regarde. J’oublie peu à peu la raison de mes errances, le fondement de ma solitude, le motif de ma présence.


Et puis, passée une période sans mesure, ils prennent leur envol. Je les suis d’un œil mi-clos, allongé sur l’herbe, bercé par la douce chaleur du soleil et le grondement sourd du torrent. Et, alors qu’ils tournoient lentement à mon zénith, je me lève d’un bond. Ils piquent alors vers l’ouest, par-delà le 京都御苑, et de nouveau naviguent en cercles. Comme je ne suis plus à un signe près, je m’élance à leur poursuite, direction 丸太町.

Pas de doute, ils m’attendent, et reprennent leur course vers l’ouest. Rapide dépliage de ma carte, qui peluche grave aux déchirures, pour tenter de lire un cap. Pour les nids et les coins à poissons, on a Arashiyama, de l’autre côté de la ville, ou alors, juste un peu avant, l’étang de Hirosawa. Je n’ose prendre un bus de peur de les prendre à revers. Je marche, je trotte, je galope parfois. J’ai le souffle court, vite, et je dois boire, beaucoup. Souvent.

On passe de quartier en quartier, d’intersection en intersection.

丸太町. Feux rouges, et la signalisation qui tintinnabule. 左馬松町. Un chat bâille sur un perron. 聚楽廻中町. Le barbier du coin me hèle au passage. 西ノ京鹿垣町. Un café ferme son rideau. 西ノ京円町. Seven Eleven ! 花園藪ノ下町. Le vieux garde d’une banque me regarde, sourcilleux. 花園寺ノ前町.  Le toit d’un temple se devine au-dessus d’une palissade de  parpaings. 花園宮ノ上町. Un pont sur le canal, et des canards qui cancanent. 御室岡ノ裾町. Le passage à niveau du tramway carillonne la fermeture des barrières. 宇多野長尾町.  L’école du coin relâche une flopée de petits chapeaux jaunes. 鳴滝音戸山町. La pharmacienne en blouse blanche, qui prend sa pause adossée à la vitrine, est très mignonne. 山越西町. La brelle rouge du postier pétarade en tournant dans une ruelle.

Pour sûr, c’est l’étang leur port d’attache. Je les vois qui descendent, à proximité d’une île sur le versant ouest. Ma carte encore, qui s’effiloche, désigne l’endroit. La surprise, alors, n’en est plus une.
Quand je m’approche du petit temple qui abrite sa statue, je sais déjà qu’elle est là, qui patiente. Elle paraît si vieille et si fourbue ! Mais, sitôt que je suis en vue, elle m’appelle d’une voix si fraîche et si printanière que, des nues, je tombe.

 - C’est comme ça que tu arrives ? À genoux, et tout seul et tout penaud ? Tu pourrais quand même faire un effort ! Tu sais que je ne sauve personne qui ne le mérite ! Au moins un tout petit peu ! Allez, debout !
 - 観世音様
 - Oh ! Me fais pas le coup des appellations ! On y passerait la journée !
 - Mais…
 - Pas de mais ! Quoi ? Tu pensais que je me montrerais toujours toute jeunette et proprette aux yeux du monde ? Boudiou ! Déjà, mes poteaux hindous avaient du mal avec Avalokitasvara, la bien fripée, de retour du Samsara pour donner un coup de pouce aux jeunes novices, alors tu penses ! En venant par ici, on m’a collé bien des noms, Chenrezig, Guan Yin, Gwun Yam, Gwan-eum, Kuan Im, alors ton Kanzeon, ouais, pourquoi pas ? Ca fait nippon, la classe. Mais bon, chuis pas d’ici, et les aut’la, les kami ils me l’ont bien fait comprendre ! Pour autant…  Ils ont toujours le chic pour foutre un boxon pas possible, et t’es la pour réparer leurs conneries. Donc…
 - …
 - Vais pas te faire un dessin. Ok, ma spécialité, c’est la miséricorde. Et tu me fais pitié. T’as visiblement besoin d’un p’tit coup d’pouce. Là, tu vois, là-bas ? Y a un vieux palace. Tu l’as pas visité ? C’est là que tu trouveras ta clef. Et pour finir le job, t’auras besoin de ça.
Elle retire de sa coiffe une épingle, si fine, si effilée, qu’on n’en voit pas l’extrémité.
 - C’est cadeau. T’as vu mes zoziaux, non ? Un héron, et un patapon. Regarde-les, comme ils contorsionnent leur long cou à la recherche de l’asticot suprême. Toi aussi, joue du jabot, use ta tête. Le moment venu, tu sauras quoi faire. Allez, salut !

Là-dessus, elle se volatilise.

Ne subsiste qu’une statue au rictus impénétrable, abritée par un temple moussu.

Je suis, d’après ma carte, sur l’île de Kannon. Là-bas, toujours vers l’ouest, c’est le大覚寺.

Je cours à perdre haleine. Je rattrape un tout petit peu le soleil.

A l’entrée, on me dit que j’ai du bol, mais faut que je me magne. Ne reste que dix minutes avant la fermeture.

Le Daikaku-ji est un vieil ensemble de temples bouddhistes, qui a auparavant servi de résidence à d’anciens empereurs de la dynastie des Saga, désormais oubliée. L’endroit est paisible, entre coursives de bois qui grincent et pavillons de papiers.
Je glisse en chaussettes de plateforme en plateforme, de salle en salle, et, enfin, je la trouve.

La peinture recouvre une porte amovible, un fusuma tendu de toile blanche. C’est une cigogne. Qui pose zinzin, cou par-dessous tête, en quête de becquetée. Pour s’en approcher, il me faut être discret. À cette heure, l’endroit est presque désert, mais des bonzes passent de temps à autre pour surveiller leurs trésors. J’enjambe la balustrade, et franchis à pas de loup les quelques tatamis qui me séparent de mon pactole. Je caresse l’image de l’oiseau, en quête d’aspérité. Mes doigts glissent le long de son cou, de son bec, qui pointe vers le sol. Là. Muni de l’épingle de ma bienfaitrice, j’opère une courte incision sur le blanc du tableau.  


Enfin.

Un étui, tout semblable à l’autre, tombe sans bruit dans ma main. Je l’ouvre, et en extrait un sceau de jade. Dessus, une silhouette gravée. Longues pattes, long cou courbé, bec pointu. 

 - Attrapez-le ! Saisissez-le !
Une multitude de costumes noirs et de robes safran pénètre par toutes les issues, et m’entoure, et m’immobilise. Je suis fait. C’est pas bien surprenant.

Passent alors de longues et monotones minutes. La scène, figée, attend son acmé.

Des glissements se font entendre. Et le Vieux, tout vibrant d’allégresse, apparaît et écarte son monde d’un auguste geste. Il bavouille quelques instructions à un factotum au crâne rasé, puis, tout sourire édenté, lève un doigt squelettique, qu’il plie. À ce signal, on me transporte jusqu’à lui, puis on me jette à ses pieds. Le tatami sent le chaume fumé. Ses socquettes sont immaculées.
 - L’objet, je vous prie.
On me l’arrache des mains.
Son exultation est limite décevante. Il claque la langue, puis brandit le sceau, qu’il observe sur toutes ses facettes.
Je tente un « grue ? héron ? cigogne, peut-être ? », mais il m’ignore superbement. Nul tremblement de sourcil ou de barbichette. Son homme de main réapparaît, avec mon étui sur un plateau laqué, qu’il dépose à terre. Simultanément, comme un seul homme, toute l’assemblée s’accroupit. L’heure est au cérémonial.
 - Ainsi s’achève notre poursuite. Au Daikakuji. Bien sûr, le Daikakuji… Vous nous avez, je dois l’admettre à contrecœur, été très utile. Le clan Maeda saura s’en souvenir, ainsi que la secte Shingon. Comme rétribution, vous risquez cependant d’être un peu déçu. C’est noyade, ou immolation. Oui, je sais, c’est rustique, mais je vous avais prévenu. Nous ne sommes pas très sophistiqués. On fait avec les traditions et les moyens du bord. Cela dit, vous pouvez nous adresser vos dernières volontés. Où disperser les cendres, dans quelle mer pourrir. Insigne honneur, dois-je le rappeler, pour un gaijin, de mourir ici.

Apparemment, je dois me prononcer. Là, tout de suite.

Le bourreau qui vient prendre obséquieusement mes dernières paroles est remarquablement familier. Même vêtu comme un corbaque, je le reconnaîtrais entre mille. Mais je n’ai plus – dommage –  de grolle à lui décocher dans sa fiole. Qu’il n’a plus confite de satisfaction, mais plutôt d’une anxiété de mauvaise foi.
Il me lance, salace, des œillades lourdes de sens, et vient se poster juste derrière moi. Il me pousse alors brusquement en avant, pour une prosternation forcée. Il en profite alors pour me murmurer à l’oreille.
« L’épingle. À trois. Le jade pour toi. Trace héron, en kanji. »

Il me redresse. Et tapote sur mon talon, une fois, deux, trois.

Je suis projeté en direction du Vieux, tout absorbé dans la contemplation de son butin. Sa garde tente de faire barrage, mais j’ai déjà mis la main sur le morceau de jade. L’épingle jaillit de ma manche, et j’y inscris trait par trait le signe du héron.


Juste à côté, mon co-conspirateur semble procéder de même, avec un stylet sur l’ivoire. Son kanji, mais je ne saurai en être sûr, semble désigner cette mystérieuse et invisible cigogne.


L’assemblée se ressaisit. Tous bondissent et s’entassent pour entraver nos gestes et nous écarter du boss.

Cohue confuse.

Mêlée générale qui geint, qui jure, gémit, blêmit.

Le Vieux fulmine, crache, grogne et cherche à s’emparer des hanko. Sa poigne est étonnamment vigoureuse, et ses doigts noueux griffent et pincent. Il réussit à les reconquérir, l’un après l’autre, main gauche et main droite. C’est alors que nous poussons de concert les deux sceaux l’un contre l’autre. Le Vieux, malgré sa rage, comprend la manœuvre. Il hurle et se débat. Le bras de fer tourne irrévocablement à l’étau. Les sceaux se touchent presque, et les silhouettes gravées se mettent à huer. Ça chuinte, étincelle, fume, vibrionne. Soudain, c’est le contact. Le Vieux disparaît dans un vortex de vapeur brûlante, secoué d’un mugissement de tous les diables. 

Des éclairs fusent, et tout explose.

Je reviens à moi.

De la pièce il ne reste que quelques tatamis calcinés et des piliers foudroyés et noircis. Les fusuma ont tous cramé. Tout autour, la brume est lourde de chairs brûlées. Du Vieux, il ne reste qu’un cratère fumant. Je suis indemne, mis à part quelques blessures sans gravité. J’ai toujours été superficiel.

Faut encore que je trouve à me rhabiller un peu. Je me relève douloureusement. J’emprunte un falzar ici, une veste là, parmi les corps épars.

Et, titubant, je me fais la malle.

Le temple est en émoi. Je parviens à sortir au milieu du tumulte.

Sans plus de cérémonie, je m’éloigne.

Un peu loin,  je hèle un tacot.

« À Fushimi, vite. J’ai rendez-vous.»

鸛の物語 十六


Seul contre tous.

 !
Mes chances sont minces.

Je me retrouve au bas de la montagne à l’orée du jour. Ma lanterne s’est éteinte. Le sanctuaire, désert, est atone sous la lumière de l’aube. Je m’assois un instant, et mon regard, hagard, se pose par mégarde sur l’une de mes pompes, retournée, ratatinée, à l’image de ma situation. Je tente de me remémorer les événements des dernières heures, mais mon esprit s’embrume. Il me faudrait un ou deux whiskies… À cette idée, je me relève péniblement, et me mets en quête de l’hôtel le plus proche, où je trouverai mini-bar, douche, et téléphone.

L’établissement est propret, discret, et remarquablement diligent. À mon arrivée, le réceptionniste n’accuse que le battement d’un cil pour se ressaisir. Qu’il ait en face de lui un pouilleux ébouriffé, crotté et égratigné de pied en cap, n’entame en rien son professionnalisme. Il s’enquiert tout de même de l’absence de tout bagage, ce à quoi je rétorque qu’il me faudrait pronto une nouvelle garde-robe, citadin chic, que je payerai rubis sur l’ongle.
 - Hai.
Et une paire de bonnes chaussures de marche. Du 43. Et demi.
 - Hai.
Et une carte détaillée de la ville.
 - Hai.

Passées ces formalités, nous nous saluons, « domo », puis il me précède jusqu’à ma chambre, proprette, discrète, et remarquablement impersonnelle. Nous nous resaluons, « domo »,  en échange de quelques biftons, « domo », et la porte se referme.

Au frigo, deux mignonettes de Black Label n’attendent qu’un décapsulage compulsif, avant qu’un godet ne prenne le relai. Puis la cabine de douche fait son office, long et brûlant, avant qu’un peignoir ne m’enrobe. La brume se dissipe.

Le bigo, à mon chevet, ravive de curieux flash-back.
Keiko.
Keiko est en nuisette, à cette heure. Keiko est chez elle, à Kanazawa. Keiko se réveille, Keiko se pelotonne dans son lit, Keiko s’étire, Keiko se lève. J’attends un peu, qu’elle éclaircisse ses pensées. Je n’y tiens plus, et décroche le combiné. Elle répond, bien sûr, à la première sonnerie.

Notre conversation, de primesautière et enjouée, devient, au fil de mon récit, sérieuse et grave. Le compte-rendu n’est pas optimiste, mais après tant de rebondissements, nous avons au moins la certitude de savoir la fin prochaine. Quelle qu’elle soit.
 - Il me faut l’expertise de ton paternel pour avoir ne serait-ce que le début d’une idée, pour débusquer la planque ultime. Pourrais-tu lui en toucher un mot ? Je suis à l’hôtel « Le Dauphin », à Fushimi, oui, chambre 802. Je vais fermer les écoutilles en attendant mon costume et son appel. Dis-lui que je lui paye tous les single malts qu’il souhaite, jusqu’à ce que cuite s’ensuive, s’il me sort de mon ornière.
Elle rit, brièvement. Elle acquiesce. Elle dit au revoir. Elle raccroche. Je m’allonge. Je m’endors. Je ne rêve pas, heureusement.


Une sonnerie stridente me tire de ma léthargie. Le soleil, par ma lucarne, darde des rayons de grasse matinée. Je décroche et le flot, aussitôt, me submerge.
« Vous l’aviez ! Vous l’aviez, là, et vous n’en pipiez mot ! Vous l’aviez, là, juste sous la table, et j’aurais pu le voir, rien qu’un instant ! Rien qu’un instant le voir, et au lieu de ça vous me laissez ébahi devant une vulgaire photo, et dégoiser sur les empereurs, et les kami, et les calamités que ceux-là provoquent en représailles des actions de ceux-ci, et je parle, et on picole, et je parle, et tout ce temps il était là, juste là, et vous m’avez caché ça ! Et maintenant vous ne l’avez plus, et le monde est en péril, parce que vous avez voulu la jouer incognito, perso, et moi, je fais quoi, je vous donne ma fille en pâture, et elle, elle se retrouve assommée, groggy sur le bitume, et juste après la voilà qui se met à jouer les walkyries pour vous tirer d’une cave où vous méritiez de croupir pour m’avoir menti ! Vous l’aviez ! Pourquoi me l’avoir caché ? Pourquoi m’avoir mené en bateau, pour que vous mène tout droit dans la gueule du loup, et qu’ensuite il faille vous sortir de là, puisque vous l’aviez ?! Et vous l’aviez parce qu’Inari vous l’a confié ? Inari ? En chair et en os ? Et je dois avaler ça ? Avec tous les meilleurs scotch ? Et qu’en plus Inari, donc, dans son illustre bienveillance, vous laisse vous balader ici et là avec le fruit de son forfait ? むかつく! Vous me faites chier, et je ne sais pas ce qui me retient de. Et toi, tu me demandes, comme ça, où aller, et pour chercher quoi ? De quoi te remplir les poches ? Pour que tu me caches encore quelque chose ? Tu me caches encore quelque chose, hein ? »

Il soupire. Je ferme ma gueule. Ça dure un temps.

« じゃあえっと… Tu vas maintenant, et juste pour aujourd’hui, et parce que je suis coulant, visiter quelques bicoques impériales. D’après ce que m’a raconté Keiko, notre façonneur a trouvé refuge pas loin de là où tu te trouves, chez les plus gros rupins de la cour, rapport aux services rendus et à son état mental. M’est avis que tu devrais commencer par la baraque Katsura. Tu appelles, tu dis que tu viens voir les jardins. On te laisse entrer. Tu fais le tour rapido, et tu explores les 書院, les salles d’études. Elles sont célèbres et ont vu passer du monde. Mettons que tu ne trouves rien, tu poursuis. Direction la villa Shugakuin, plus à l’est. Pareil, tu appelles avant, tu dis que tu viens pour admirer les ginkgos et les morceaux de gravier. Tu folâtres dans le parc, en horticulteur zen et avisé, et tu pénètres dans le bâtiment principal. Paraît qu’il y a de beaux gribouillages de Ganku, dont « Les trois sages rieurs de Kokei ». Observe. Mate aux alentours, flaire, fais marcher ton ciboulot. Toujours rien ? On continue. Mais quand tu sors, regarde discrètement autour de toi. Si tu remarques qu’on te file, c’est que tu suis le bon bout. Perds pas ton temps non plus. Relace des chaussures, et trace. Tu dois maintenant te rendre au palais Sentō. Là encore, montre patte blanche, balade-toi, et explore les maisons de thé Seika-tei  et Yushin-tei. De chouettes cahutes, parfaites pour y passer des jours tranquilles, loin de toute agitation. Ah. Chou blanc ? はて… Te décourage pas. Assied-toi un instant. Fume une clope. T’as encore de la route à faire. Prochain arrêt…

鸛の物語 十五

 Un cri strident, venant de là-haut, perce le silence.

« À moi ! À moi ! À l’aide ! »

Keiko ! C’est la voix de Keiko ! Ni une ni deux, je me mets à monter quatre à quatre les marches mal équarries qui me séparent de ma charmante.
En contrebas, une voix me parvient, essoufflée :
 - Eh, attends ! Je ne peux plus suivre moi ! Et tu me laisses comme un con dans le noir complet !

M’en fous. Keiko.

On me griffe sur ma lancée. Me fait trébucher. Branches, racines ou goupils, peu m’importe. Je gravis, je varappe, je me hisse, j’ascensionne. J’y parviens. J’y arrive. Je vois, un peu plus haut, des rochers scintillants, des lueurs qui jouent sur la ligne de crête. Je perçois, sous les tambours de mes tempes et les saccades de mes halètements, des ricanements, des hululements, des chants.

Comme de juste, là-haut, c’est dantesque. La voilà, exténuée, dénudée, attachée par les chevilles et les poignets aux montants d’un torii de pierre, tandis qu’autour se presse une farandole endiablée de silhouettes priapiques.

Faut mettre le holà à cette sarabande grotesque. Alors je hurle. Un truc un peu débile, style : « フリーズ! » qui a au moins le mérite de me faire apparaître, aux yeux de cette cabale, comme le va-nu-pieds hirsute et sylvestre, l’empêcheur de braquer en rond que je suis, là, sur cette crête, au sommet de ce piton rocheux, sur l’Olympe d’Inari la polymorphe.

Ça semble faire effet. Le raout s’interrompt et le silence, ponctué des soupirs du sirocco nocturne et des gémissements de la captive, s’installe. Keiko relève douloureusement la tête, et finit par deviner ma présence. Elle tente un « toi… » rauque et hésitant, avant de supplier plus fort :
 - Toi… tu es là ! Tu es venu ! Oh, délivre-moi ! Libère-moi !
Je m’approche, pas à pas, du portique sacré qui la retient. Les ombres malicieuses, quoiqu’à regret, m’ouvrent le passage, sans marquer d’agressivité. Ils semblent même m’inviter à m’acoquiner avec leur otage en sous-vêtements, dont la poitrine se soulève en adorables hoquets. Bordel, j’en connais un qui me dirait que c’est moi tout craché, ça : à vouloir sauver le monde, je ne vois que les bonnets de son soutif…

D’ailleurs, il est en où, mon coreligionnaire ?

Peu m’importe. Elle implore. Elle susurre. Elle m’envoûte.
 - Viens… Sauve-moi…
C’est l’hypnose. J’avance, en transe, jusqu’à ma belle qui, espiègle soudain, cligne d’un œil. Et, tout couillon, je me retrouve dans ses bras, qu’elle a libres alors, tandis que ses liens viennent mordre mes quatre membres. Je vacille, aveuglé par la douleur subite.
 - Tututut, mon joli cœur, mon petit palpitant pas si pur, point de pâmoison ! Ça y est, je t’ai dans mes rets, et m’en vais maintenant récapituler, avant capitulation.

Au son de sa voix, quelque chose cloche. Ce n’est plus Keiko qui se tient là, mais un petit binoclard au nez en bouton, à la coupe en brosse, d’un noir de puits. Très bien mis, façon mannequin pour enfant, années folles, il dépareille dans ce décor rocailleux. Autour de nous, les silhouettes s’estompent. Il me regarde avec douceur, comme un père attendri devant son plus turbulent rejeton. Puis il m’admoneste d’un ton doctoral.
 - Bien du chemin parcouru, depuis notre dernière entrevue à Namba, n’est-il pas ? Voyons… De Himeji, donc, où je vous avais envoyés contempler les guirlandes de tuiles grises du héron blanc, vous allâtes, via les bouges de Kobe dont nous contrôlons les entrées et sorties, à Nara, où vous eûtes pour mission de secouer les puces de la rombière Imube. Laquelle, comprenant l’ampleur du désastre que deux ineptes  gaijin étaient en train de fomenter à leur insu, se mit légitimement dans tous ses états, et rameuta les vieux clans du Yamato pour vous coller au train. Le spectacle de votre débandade, relatée  par mes sbires des forêts, me valut d’ailleurs une bonne régalade ! Un coup du sort, indépendant de ma volonté, je vous assure, vous aiguilla heureusement sur la bonne piste, et on vous retrouva ni une ni deux à Kanazawa, en quête d’une patate chaude. La ville, fief immémorial des Maeda, sut vous accueillir d’une charmante manière, vous en conviendrez. Mais le vieux oyabun Maeda, tout ranci soit-il, fut fort expéditif. Sans qu’on y put rien faire, il siffla une escadre de ses meilleurs fantassins qui vous alpagua, vous séquestra, et vous délesta de mon précieux sceau… Sceau qui, je tiens à vous le rappeler, doit me revenir instamment, de quelque manière que ce soit ! Mais nous y reviendrons… Ensuite, à la faveur d’une algarade dont nous ne fûmes encore pour rien, vous prîtes la poudre d’escampette, direction le Gifu, où vous profitâtes de l’air montagnard. Rendus à Takayama, douillettement hébergés, vous finîtes par mettre la main sur quelques mots de l’artisan génial et maudit à l’origine de toute notre intrigue, et vous décidâtes de suivre ses dernières pensées, douloureusement couchées sur un papier friable, qui semblèrent se diriger vers Kyōto, berceau millénaire des intérêts inextricablement mêlés des hommes et des kami. Je n’eus donc plus qu’à vous attendre et vous cueillir tranquillement, et à vous faire marcher, enfin, grimper jusqu’à mon perchoir, d’où, comme vous pouvez le voir, je règne sans partage sur bien des destinées. Les vôtres, particulièrement, en cette douce nuit d’automne.

Sa péroraison ne m’amuse pas, toute karmique soit-elle. Mais elle m’interpelle :
 - Minute… Je ne pige pas bien, là. Vous connaissiez la raison pour laquelle nous sommes venus sur vos terres, puisque nous étions à la recherche d’un…  collègue disparu, qui est manifestement entre vos mains. Nous avions en poche l’objet même que vous convoitiez, mais vous nous laissez gambader dans la nature avec, le mettre sous le nez de vos ouailles les plus fanatiques, pour nous le faire chiper à la première occasion. Et puis vous réapparaissez tranquille, sous une forme ou sous une autre, pour nous donner la leçon, et nous intimer l’ordre de le retrouver par tous les moyens…
 - Nous ?
 - Oui, nous.
 - Non. Toi.
 - Plaît-il ?
 - Ton tonton flingueur, je l’ai ramassé pas plus tard que tout à l’heure, alors qu’il allait se planter à l’aveuglette dans une belle ravine. Il est lui aussi sous ma garde dorénavant. Ne reste que toi, pour finir le travail.  
 - Un travail, hein... Quelle sale besogne allez-vous encore me refourguer ?

Là, ce modeste avatar d’Inari marque une longue pause.
 - Mon garçon, je pensais qu’après avoir parcouru tous ces endroits en quête de l’artisan du Hyōgo dont je t’avais parlé dans mon bureau, tu saurais maintenant mieux que quiconque de quoi il retourne. Mais bon, d’accord. J’admets. Notre machination, ourdie avec Susanō, seigneur des tempêtes, Fūjin, souverain des vents,  et Hachiman, kami des conflits et des humeurs belliqueuses, s’avéra bien vite être une imbécillité de déités capricieuses et soupe-au-lait. Après le tremblement de terre de Mino-Owari, nous déchantâmes bien vite. Le monde commençait à gronder dans nos sanctuaires, et le spectacle de notre vieux pays ravagé par ces forces incontrôlables nous désola. Le pire fut la colère sourde d’Amaterasu, qui ne put souffrir notre présence plus longtemps et prit le parti de se fondre dans le peuple. L’instrument de notre complot semblait de plus en plus hors de notre emprise. Nous réussîmes, par subterfuge, à lui soutirer son quatrième sceau  – celui que, bien plus tard, votre associé sut à son tour me soustraire et que, vous voyant naïvement me rapporter, je décidai de vous confier – mais le cinquième et dernier sceau, à coup sûr le plus puissant, a toujours été hors de notre portée. Nous le pensions perdu à jamais dans les montagnes, où nous l’avons longtemps cherché. À votre subite apparition, m’est venu ingénument l’idée de me servir de vous comme appât. Et cela a bien fonctionné, du moins, pour un temps ! Je sais maintenant, grâce à vous, que le dernier sceau est ici, à Kyōto, dissimulé sûrement dans une des propriétés impériales ou shogunales. Que le vieux Maeda est aussi sur sa piste. C’est donc un jeu à quitte ou double. Et je suis très inquiet, car je le sais prêt à utiliser celui qu’il possède. Il m’en a déjà fait part, dans de feintes prières aux airs de chantage. Il ne te reste que très peu de temps. Redescends, je te laisse la voie libre. Retrouve ces gagō-in  et tu auras notre éternelle bénédiction. Échoue, et toi et tes comparses subiront de plein fouet feux infernaux, déluges primordiaux, en sus de notre imprescriptible courroux !