Ōmiya, ou ce qu’il en reste. Que dalle. Heian Jingu, itou. S’ensuit Nijo-jo, forteresse de Nobunaga,
que je visite au pas de course.
Oualou. Des nèfles. Des clous !
Je trimbale ma lassitude et mon désespoir grandissant jusqu’aux berges de la rivière Kamo. Restent quoi ?
Tous les temples le long du chemin des philosophes ? Et après ?
Cramer le Pavillon d’Or en fumant une dernière cigarette ? Plein les
pattes. Je m’assieds devant les flots qui cascadent en fracas. Bientôt, un
grand échassier vient se poser dans le courant, bientôt suivi par un autre,
plus petit. Ces deux-là se mettent dos à dos, et restent là, dans le courant,
statufiés. Je les regarde. J’oublie peu à peu la raison de mes errances, le
fondement de ma solitude, le motif de ma présence.

Et puis, passée une période sans mesure, ils prennent leur envol. Je les
suis d’un œil mi-clos, allongé sur l’herbe, bercé par la douce chaleur du
soleil et le grondement sourd du torrent. Et, alors qu’ils tournoient lentement
à mon zénith, je me lève d’un bond. Ils piquent alors vers l’ouest, par-delà le
京都御苑, et de nouveau naviguent en cercles. Comme je ne suis
plus à un signe près, je m’élance à leur poursuite, direction 丸太町.
Pas de doute, ils m’attendent, et reprennent leur course vers l’ouest. Rapide
dépliage de ma carte, qui peluche grave aux déchirures, pour tenter de lire un
cap. Pour les nids et les coins à poissons, on a Arashiyama, de l’autre côté de
la ville, ou alors, juste un peu avant, l’étang de Hirosawa. Je n’ose prendre
un bus de peur de les prendre à revers. Je marche, je trotte, je galope
parfois. J’ai le souffle court, vite, et je dois boire, beaucoup. Souvent.
On passe de quartier en quartier, d’intersection en intersection.
丸太町. Feux rouges, et la signalisation qui tintinnabule. 左馬松町. Un chat bâille sur un perron. 聚楽廻中町. Le barbier du coin me
hèle au passage. 西ノ京鹿垣町. Un café ferme son rideau. 西ノ京円町. Seven Eleven ! 花園藪ノ下町. Le vieux garde d’une
banque me regarde, sourcilleux. 花園寺ノ前町. Le toit d’un temple se devine au-dessus d’une
palissade de parpaings. 花園宮ノ上町. Un pont sur le canal, et des canards qui cancanent. 御室岡ノ裾町. Le passage à niveau du tramway carillonne la fermeture des barrières. 宇多野長尾町. L’école du coin relâche une flopée
de petits chapeaux jaunes. 鳴滝音戸山町. La pharmacienne en
blouse blanche, qui prend sa pause adossée à la vitrine, est très mignonne. 山越西町. La brelle rouge du postier pétarade en tournant dans une ruelle.
Pour sûr, c’est l’étang leur port d’attache. Je les vois qui descendent, à
proximité d’une île sur le versant ouest. Ma carte encore, qui s’effiloche,
désigne l’endroit. La surprise, alors, n’en est plus une.
Quand je m’approche du petit temple qui abrite sa statue, je sais déjà qu’elle
est là, qui patiente. Elle paraît si vieille et si fourbue ! Mais, sitôt
que je suis en vue, elle m’appelle d’une voix si fraîche et si printanière que,
des nues, je tombe.
- C’est comme ça que tu arrives ? À genoux, et tout seul et tout penaud ?
Tu pourrais quand même faire un effort ! Tu sais que je ne sauve personne
qui ne le mérite ! Au moins un tout petit peu ! Allez, debout !
- 観世音様…
- Oh ! Me fais pas le coup des appellations ! On y passerait la
journée !
- Mais…
- Pas de mais ! Quoi ? Tu pensais que je me montrerais toujours
toute jeunette et proprette aux yeux du monde ? Boudiou ! Déjà, mes
poteaux hindous avaient du mal avec Avalokitasvara, la bien fripée, de retour
du Samsara pour donner un coup de pouce aux jeunes novices, alors tu
penses ! En venant par ici, on m’a collé bien des noms, Chenrezig, Guan Yin, Gwun Yam, Gwan-eum, Kuan
Im, alors ton Kanzeon, ouais, pourquoi pas ? Ca fait nippon, la classe. Mais
bon, chuis pas d’ici, et les aut’la, les kami ils me l’ont bien fait
comprendre ! Pour autant… Ils ont toujours
le chic pour foutre un boxon pas possible, et t’es la pour réparer leurs
conneries. Donc…
- …
- Vais pas te faire un dessin. Ok, ma spécialité, c’est la miséricorde. Et
tu me fais pitié. T’as visiblement besoin d’un p’tit coup d’pouce. Là, tu vois,
là-bas ? Y a un vieux palace. Tu l’as pas visité ? C’est là que tu
trouveras ta clef. Et pour finir le job, t’auras besoin de ça.
Elle retire de sa coiffe une épingle, si fine, si effilée, qu’on n’en voit
pas l’extrémité.
- C’est cadeau. T’as vu mes zoziaux, non ? Un héron, et un patapon. Regarde-les,
comme ils contorsionnent leur long cou à la recherche de l’asticot suprême. Toi
aussi, joue du jabot, use ta tête. Le moment venu, tu sauras quoi faire. Allez,
salut !
Là-dessus, elle se volatilise.
Ne subsiste qu’une statue au rictus impénétrable, abritée par un temple
moussu.
Je suis, d’après ma carte, sur l’île de Kannon. Là-bas, toujours vers
l’ouest, c’est le大覚寺.
Je cours à perdre haleine. Je rattrape un tout petit peu le soleil.
A l’entrée, on me dit que j’ai du bol, mais faut que je me magne. Ne reste
que dix minutes avant la fermeture.
Le Daikaku-ji est un vieil ensemble de temples bouddhistes, qui a auparavant
servi de résidence à d’anciens empereurs de la dynastie des Saga, désormais oubliée.
L’endroit est paisible, entre coursives de bois qui grincent et pavillons de
papiers.
Je glisse en chaussettes de plateforme en plateforme, de salle en salle,
et, enfin, je la trouve.
La peinture recouvre une porte amovible, un fusuma tendu de toile blanche. C’est
une cigogne. Qui pose zinzin, cou par-dessous tête, en quête de becquetée. Pour
s’en approcher, il me faut être discret. À cette heure, l’endroit est presque
désert, mais des bonzes passent de temps à autre pour surveiller leurs trésors.
J’enjambe la balustrade, et franchis à pas de loup les quelques tatamis qui me
séparent de mon pactole. Je caresse l’image de l’oiseau, en quête d’aspérité. Mes
doigts glissent le long de son cou, de son bec, qui pointe vers le sol. Là. Muni
de l’épingle de ma bienfaitrice, j’opère une courte incision sur le blanc du
tableau.
Enfin.
Un étui, tout semblable à l’autre, tombe sans bruit dans ma main. Je
l’ouvre, et en extrait un sceau de jade. Dessus, une silhouette gravée. Longues
pattes, long cou courbé, bec pointu.
- Attrapez-le ! Saisissez-le !
Une multitude de costumes noirs et de robes safran pénètre par toutes les
issues, et m’entoure, et m’immobilise. Je suis fait. C’est pas bien surprenant.
Passent alors de longues et monotones minutes. La scène, figée, attend son
acmé.
Des glissements se font entendre. Et le Vieux, tout vibrant d’allégresse, apparaît
et écarte son monde d’un auguste geste. Il bavouille quelques instructions à un
factotum au crâne rasé, puis, tout sourire édenté, lève un doigt squelettique,
qu’il plie. À ce signal, on me transporte jusqu’à lui, puis on me jette à ses
pieds. Le tatami sent le chaume fumé. Ses socquettes sont immaculées.
- L’objet, je vous prie.
On me l’arrache des mains.
Son exultation est limite décevante. Il claque la langue, puis brandit le
sceau, qu’il observe sur toutes ses facettes.
Je tente un « grue ? héron ? cigogne,
peut-être ? », mais il m’ignore superbement. Nul tremblement de sourcil ou de barbichette. Son homme de main réapparaît,
avec mon étui sur un plateau laqué, qu’il dépose à terre. Simultanément, comme
un seul homme, toute l’assemblée s’accroupit. L’heure est au cérémonial.
- Ainsi s’achève notre poursuite. Au Daikakuji. Bien sûr, le Daikakuji… Vous
nous avez, je dois l’admettre à contrecœur, été très utile. Le clan Maeda saura
s’en souvenir, ainsi que la secte Shingon. Comme rétribution, vous risquez cependant
d’être un peu déçu. C’est noyade, ou immolation. Oui, je sais, c’est rustique, mais
je vous avais prévenu. Nous ne sommes pas très sophistiqués. On fait avec les traditions
et les moyens du bord. Cela dit, vous pouvez nous adresser vos dernières
volontés. Où disperser les cendres, dans quelle mer pourrir. Insigne honneur, dois-je
le rappeler, pour un gaijin, de mourir ici.
Apparemment, je dois me prononcer. Là, tout de suite.
Le bourreau qui vient prendre obséquieusement mes dernières paroles est remarquablement
familier. Même vêtu comme un corbaque, je le reconnaîtrais entre mille. Mais je
n’ai plus – dommage – de grolle à lui décocher
dans sa fiole. Qu’il n’a plus confite de satisfaction, mais plutôt d’une
anxiété de mauvaise foi.
Il me lance, salace, des œillades lourdes de sens, et vient se poster juste
derrière moi. Il me pousse alors brusquement en avant, pour une prosternation
forcée. Il en profite alors pour me murmurer à l’oreille.
« L’épingle. À trois. Le jade pour toi. Trace héron, en kanji. »
Il me redresse. Et tapote sur mon talon, une fois, deux, trois.
Je suis projeté en direction du Vieux, tout absorbé dans la contemplation
de son butin. Sa garde tente de faire barrage, mais j’ai déjà mis la main sur
le morceau de jade. L’épingle jaillit de ma manche, et j’y inscris trait par
trait le signe du héron.
鷺
Juste à côté, mon co-conspirateur semble procéder de même, avec un stylet
sur l’ivoire. Son kanji, mais je ne saurai en être sûr, semble désigner cette
mystérieuse et invisible cigogne.
鸛
L’assemblée se ressaisit. Tous bondissent et s’entassent pour entraver nos
gestes et nous écarter du boss.
Cohue confuse.
Mêlée générale qui geint, qui jure, gémit, blêmit.
Le Vieux fulmine, crache, grogne et cherche à s’emparer des hanko. Sa
poigne est étonnamment vigoureuse, et ses doigts noueux griffent et pincent. Il
réussit à les reconquérir, l’un après l’autre, main gauche et main droite.
C’est alors que nous poussons de concert les deux sceaux l’un contre l’autre.
Le Vieux, malgré sa rage, comprend la manœuvre. Il hurle et se débat. Le bras
de fer tourne irrévocablement à l’étau. Les sceaux se touchent presque, et les
silhouettes gravées se mettent à huer. Ça chuinte, étincelle, fume, vibrionne. Soudain,
c’est le contact. Le Vieux disparaît dans un vortex de vapeur brûlante, secoué
d’un mugissement de tous les diables.
Des éclairs fusent, et tout explose.
Je reviens à moi.
De la pièce il ne reste que quelques tatamis calcinés et des piliers foudroyés
et noircis. Les fusuma ont tous cramé. Tout autour, la brume est lourde de
chairs brûlées. Du Vieux, il ne reste qu’un cratère fumant. Je suis indemne,
mis à part quelques blessures sans gravité. J’ai toujours été superficiel.
Faut encore que je trouve à me rhabiller un peu. Je me relève
douloureusement. J’emprunte un falzar ici, une veste là, parmi les corps épars.
Et, titubant, je me fais la malle.
Le temple est en émoi. Je parviens à sortir au milieu du tumulte.
Sans plus de cérémonie, je m’éloigne.
Un peu loin, je hèle un tacot.
« À Fushimi, vite. J’ai rendez-vous.»