Un cri strident, venant de là-haut, perce le silence.
« À moi ! À moi ! À l’aide ! »
Keiko ! C’est la voix de Keiko ! Ni une ni deux, je me mets à monter
quatre à quatre les marches mal équarries qui me séparent de ma charmante.
En contrebas, une voix me parvient, essoufflée :
- Eh, attends ! Je ne peux plus suivre moi ! Et tu me laisses
comme un con dans le noir complet !
M’en fous. Keiko.
On me griffe sur ma lancée. Me fait trébucher. Branches, racines ou
goupils, peu m’importe. Je gravis, je varappe, je me hisse, j’ascensionne. J’y
parviens. J’y arrive. Je vois, un peu plus haut, des rochers scintillants, des
lueurs qui jouent sur la ligne de crête. Je perçois, sous les tambours de mes
tempes et les saccades de mes halètements, des ricanements, des hululements,
des chants.
Comme de juste, là-haut, c’est dantesque. La voilà, exténuée, dénudée,
attachée par les chevilles et les poignets aux montants d’un torii de pierre,
tandis qu’autour se presse une farandole endiablée de silhouettes priapiques.
Faut mettre le holà à cette sarabande grotesque. Alors je hurle. Un truc un
peu débile, style : « フリーズ! » qui a au moins le
mérite de me faire apparaître, aux yeux de cette cabale, comme le va-nu-pieds
hirsute et sylvestre, l’empêcheur de braquer en rond que je suis, là, sur cette
crête, au sommet de ce piton rocheux, sur l’Olympe d’Inari la polymorphe.
Ça semble faire effet. Le raout s’interrompt et le silence, ponctué des
soupirs du sirocco nocturne et des gémissements de la captive, s’installe.
Keiko relève douloureusement la tête, et finit par deviner ma présence. Elle
tente un « toi… » rauque et hésitant, avant de supplier plus
fort :
- Toi… tu es là ! Tu es venu ! Oh, délivre-moi !
Libère-moi !
Je m’approche, pas à pas, du portique sacré qui la retient. Les ombres
malicieuses, quoiqu’à regret, m’ouvrent le passage, sans marquer d’agressivité.
Ils semblent même m’inviter à m’acoquiner avec leur otage en sous-vêtements,
dont la poitrine se soulève en adorables hoquets. Bordel, j’en connais un qui
me dirait que c’est moi tout craché, ça : à vouloir sauver le monde, je ne
vois que les bonnets de son soutif…
D’ailleurs, il est en où, mon coreligionnaire ?
Peu m’importe. Elle implore. Elle susurre. Elle m’envoûte.
- Viens… Sauve-moi…
C’est l’hypnose. J’avance, en transe, jusqu’à ma belle qui, espiègle
soudain, cligne d’un œil. Et, tout couillon, je me retrouve dans ses bras,
qu’elle a libres alors, tandis que ses liens viennent mordre mes quatre membres.
Je vacille, aveuglé par la douleur subite.
- Tututut, mon joli cœur, mon petit palpitant pas si pur, point de pâmoison !
Ça y est, je t’ai dans mes rets, et m’en vais maintenant récapituler, avant
capitulation.
Au son de sa voix, quelque chose cloche. Ce n’est plus Keiko qui se tient
là, mais un petit binoclard au nez en bouton, à la coupe en brosse, d’un noir de puits. Très bien
mis, façon mannequin pour enfant, années folles, il dépareille dans ce décor rocailleux.
Autour de nous, les silhouettes s’estompent. Il me regarde avec douceur, comme
un père attendri devant son plus turbulent rejeton. Puis il m’admoneste d’un
ton doctoral.
- Bien du chemin
parcouru, depuis notre dernière entrevue à Namba, n’est-il pas ? Voyons… De
Himeji, donc, où je vous avais envoyés contempler les guirlandes de tuiles
grises du héron blanc, vous allâtes, via les bouges de Kobe dont nous
contrôlons les entrées et sorties, à Nara, où vous eûtes pour mission de secouer
les puces de la rombière Imube. Laquelle, comprenant l’ampleur du désastre que
deux ineptes gaijin étaient en train de
fomenter à leur insu, se mit légitimement dans tous ses états, et rameuta les
vieux clans du Yamato pour vous coller au train. Le spectacle de votre
débandade, relatée par mes sbires des
forêts, me valut d’ailleurs une bonne régalade ! Un coup du sort,
indépendant de ma volonté, je vous assure, vous aiguilla heureusement sur la
bonne piste, et on vous retrouva ni une ni deux à Kanazawa, en quête d’une
patate chaude. La ville, fief immémorial des Maeda, sut vous accueillir d’une
charmante manière, vous en conviendrez. Mais le vieux oyabun Maeda, tout ranci
soit-il, fut fort expéditif. Sans qu’on y put rien faire, il siffla une escadre
de ses meilleurs fantassins qui vous alpagua, vous séquestra, et vous délesta de
mon précieux sceau… Sceau qui, je tiens à vous le rappeler, doit me revenir
instamment, de quelque manière que ce soit ! Mais nous y reviendrons… Ensuite,
à la faveur d’une algarade dont nous ne fûmes encore pour rien, vous prîtes la
poudre d’escampette, direction le Gifu, où vous profitâtes de l’air montagnard.
Rendus à Takayama, douillettement hébergés, vous finîtes par mettre la main sur
quelques mots de l’artisan génial et maudit à l’origine de toute notre intrigue,
et vous décidâtes de suivre ses dernières pensées, douloureusement couchées sur
un papier friable, qui semblèrent se diriger vers Kyōto, berceau millénaire des
intérêts inextricablement mêlés des hommes et des kami. Je n’eus donc plus qu’à
vous attendre et vous cueillir tranquillement, et à vous faire marcher, enfin,
grimper jusqu’à mon perchoir, d’où, comme vous pouvez le voir, je règne sans
partage sur bien des destinées. Les vôtres, particulièrement, en cette douce
nuit d’automne.
Sa péroraison ne
m’amuse pas, toute karmique soit-elle. Mais elle m’interpelle :
- Minute… Je ne
pige pas bien, là. Vous connaissiez la raison pour laquelle nous sommes venus
sur vos terres, puisque nous étions à la recherche d’un… collègue disparu, qui est manifestement entre
vos mains. Nous avions en poche l’objet même que vous convoitiez, mais vous
nous laissez gambader dans la nature avec, le mettre sous le nez de vos ouailles
les plus fanatiques, pour nous le faire chiper à la première occasion. Et puis
vous réapparaissez tranquille, sous une forme ou sous une autre, pour nous
donner la leçon, et nous intimer l’ordre de le retrouver par tous les moyens…
- Nous ?
- Oui, nous.
- Non. Toi.
- Plaît-il ?
- Ton tonton
flingueur, je l’ai ramassé pas plus tard que tout à l’heure, alors qu’il allait
se planter à l’aveuglette dans une belle ravine. Il est lui aussi sous ma garde
dorénavant. Ne reste que toi, pour finir le travail.
- Un travail, hein... Quelle sale besogne allez-vous encore me refourguer ?
Là, ce modeste
avatar d’Inari marque une longue pause.
- Mon garçon, je pensais qu’après avoir parcouru tous
ces endroits en quête de l’artisan du Hyōgo dont je t’avais parlé dans mon
bureau, tu saurais maintenant mieux que quiconque de quoi il retourne. Mais bon,
d’accord. J’admets. Notre machination, ourdie avec Susanō, seigneur des tempêtes,
Fūjin, souverain des vents, et Hachiman,
kami des conflits et des humeurs belliqueuses, s’avéra bien vite être une imbécillité
de déités capricieuses et soupe-au-lait. Après le tremblement de terre de
Mino-Owari, nous déchantâmes bien vite. Le monde commençait à gronder dans nos sanctuaires,
et le spectacle de notre vieux pays ravagé par ces forces incontrôlables nous désola.
Le pire fut la colère sourde d’Amaterasu, qui ne put souffrir notre présence plus
longtemps et prit le parti de se fondre dans le peuple. L’instrument de notre
complot semblait de plus en plus hors de notre emprise. Nous réussîmes, par
subterfuge, à lui soutirer son quatrième sceau – celui que, bien plus tard, votre associé sut
à son tour me soustraire et que, vous voyant naïvement me rapporter, je décidai
de vous confier – mais le cinquième et dernier sceau, à coup sûr le plus
puissant, a toujours été hors de notre portée. Nous le pensions perdu à jamais
dans les montagnes, où nous l’avons longtemps cherché. À votre subite apparition,
m’est venu ingénument l’idée de me servir de vous comme appât. Et cela a bien fonctionné,
du moins, pour un temps ! Je sais maintenant, grâce à vous, que le dernier
sceau est ici, à Kyōto, dissimulé sûrement dans une des propriétés impériales
ou shogunales. Que le vieux Maeda est aussi sur sa piste. C’est donc un jeu à
quitte ou double. Et je suis très inquiet, car je le sais prêt à utiliser celui
qu’il possède. Il m’en a déjà fait part, dans de feintes prières aux airs de
chantage. Il ne te reste que très peu de temps. Redescends, je te laisse la
voie libre. Retrouve ces gagō-in et tu
auras notre éternelle bénédiction. Échoue, et toi et tes comparses subiront de
plein fouet feux infernaux, déluges primordiaux, en sus de notre imprescriptible
courroux !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire