mardi 31 octobre 2017

鸛の物語 十五

 Un cri strident, venant de là-haut, perce le silence.

« À moi ! À moi ! À l’aide ! »

Keiko ! C’est la voix de Keiko ! Ni une ni deux, je me mets à monter quatre à quatre les marches mal équarries qui me séparent de ma charmante.
En contrebas, une voix me parvient, essoufflée :
 - Eh, attends ! Je ne peux plus suivre moi ! Et tu me laisses comme un con dans le noir complet !

M’en fous. Keiko.

On me griffe sur ma lancée. Me fait trébucher. Branches, racines ou goupils, peu m’importe. Je gravis, je varappe, je me hisse, j’ascensionne. J’y parviens. J’y arrive. Je vois, un peu plus haut, des rochers scintillants, des lueurs qui jouent sur la ligne de crête. Je perçois, sous les tambours de mes tempes et les saccades de mes halètements, des ricanements, des hululements, des chants.

Comme de juste, là-haut, c’est dantesque. La voilà, exténuée, dénudée, attachée par les chevilles et les poignets aux montants d’un torii de pierre, tandis qu’autour se presse une farandole endiablée de silhouettes priapiques.

Faut mettre le holà à cette sarabande grotesque. Alors je hurle. Un truc un peu débile, style : « フリーズ! » qui a au moins le mérite de me faire apparaître, aux yeux de cette cabale, comme le va-nu-pieds hirsute et sylvestre, l’empêcheur de braquer en rond que je suis, là, sur cette crête, au sommet de ce piton rocheux, sur l’Olympe d’Inari la polymorphe.

Ça semble faire effet. Le raout s’interrompt et le silence, ponctué des soupirs du sirocco nocturne et des gémissements de la captive, s’installe. Keiko relève douloureusement la tête, et finit par deviner ma présence. Elle tente un « toi… » rauque et hésitant, avant de supplier plus fort :
 - Toi… tu es là ! Tu es venu ! Oh, délivre-moi ! Libère-moi !
Je m’approche, pas à pas, du portique sacré qui la retient. Les ombres malicieuses, quoiqu’à regret, m’ouvrent le passage, sans marquer d’agressivité. Ils semblent même m’inviter à m’acoquiner avec leur otage en sous-vêtements, dont la poitrine se soulève en adorables hoquets. Bordel, j’en connais un qui me dirait que c’est moi tout craché, ça : à vouloir sauver le monde, je ne vois que les bonnets de son soutif…

D’ailleurs, il est en où, mon coreligionnaire ?

Peu m’importe. Elle implore. Elle susurre. Elle m’envoûte.
 - Viens… Sauve-moi…
C’est l’hypnose. J’avance, en transe, jusqu’à ma belle qui, espiègle soudain, cligne d’un œil. Et, tout couillon, je me retrouve dans ses bras, qu’elle a libres alors, tandis que ses liens viennent mordre mes quatre membres. Je vacille, aveuglé par la douleur subite.
 - Tututut, mon joli cœur, mon petit palpitant pas si pur, point de pâmoison ! Ça y est, je t’ai dans mes rets, et m’en vais maintenant récapituler, avant capitulation.

Au son de sa voix, quelque chose cloche. Ce n’est plus Keiko qui se tient là, mais un petit binoclard au nez en bouton, à la coupe en brosse, d’un noir de puits. Très bien mis, façon mannequin pour enfant, années folles, il dépareille dans ce décor rocailleux. Autour de nous, les silhouettes s’estompent. Il me regarde avec douceur, comme un père attendri devant son plus turbulent rejeton. Puis il m’admoneste d’un ton doctoral.
 - Bien du chemin parcouru, depuis notre dernière entrevue à Namba, n’est-il pas ? Voyons… De Himeji, donc, où je vous avais envoyés contempler les guirlandes de tuiles grises du héron blanc, vous allâtes, via les bouges de Kobe dont nous contrôlons les entrées et sorties, à Nara, où vous eûtes pour mission de secouer les puces de la rombière Imube. Laquelle, comprenant l’ampleur du désastre que deux ineptes  gaijin étaient en train de fomenter à leur insu, se mit légitimement dans tous ses états, et rameuta les vieux clans du Yamato pour vous coller au train. Le spectacle de votre débandade, relatée  par mes sbires des forêts, me valut d’ailleurs une bonne régalade ! Un coup du sort, indépendant de ma volonté, je vous assure, vous aiguilla heureusement sur la bonne piste, et on vous retrouva ni une ni deux à Kanazawa, en quête d’une patate chaude. La ville, fief immémorial des Maeda, sut vous accueillir d’une charmante manière, vous en conviendrez. Mais le vieux oyabun Maeda, tout ranci soit-il, fut fort expéditif. Sans qu’on y put rien faire, il siffla une escadre de ses meilleurs fantassins qui vous alpagua, vous séquestra, et vous délesta de mon précieux sceau… Sceau qui, je tiens à vous le rappeler, doit me revenir instamment, de quelque manière que ce soit ! Mais nous y reviendrons… Ensuite, à la faveur d’une algarade dont nous ne fûmes encore pour rien, vous prîtes la poudre d’escampette, direction le Gifu, où vous profitâtes de l’air montagnard. Rendus à Takayama, douillettement hébergés, vous finîtes par mettre la main sur quelques mots de l’artisan génial et maudit à l’origine de toute notre intrigue, et vous décidâtes de suivre ses dernières pensées, douloureusement couchées sur un papier friable, qui semblèrent se diriger vers Kyōto, berceau millénaire des intérêts inextricablement mêlés des hommes et des kami. Je n’eus donc plus qu’à vous attendre et vous cueillir tranquillement, et à vous faire marcher, enfin, grimper jusqu’à mon perchoir, d’où, comme vous pouvez le voir, je règne sans partage sur bien des destinées. Les vôtres, particulièrement, en cette douce nuit d’automne.

Sa péroraison ne m’amuse pas, toute karmique soit-elle. Mais elle m’interpelle :
 - Minute… Je ne pige pas bien, là. Vous connaissiez la raison pour laquelle nous sommes venus sur vos terres, puisque nous étions à la recherche d’un…  collègue disparu, qui est manifestement entre vos mains. Nous avions en poche l’objet même que vous convoitiez, mais vous nous laissez gambader dans la nature avec, le mettre sous le nez de vos ouailles les plus fanatiques, pour nous le faire chiper à la première occasion. Et puis vous réapparaissez tranquille, sous une forme ou sous une autre, pour nous donner la leçon, et nous intimer l’ordre de le retrouver par tous les moyens…
 - Nous ?
 - Oui, nous.
 - Non. Toi.
 - Plaît-il ?
 - Ton tonton flingueur, je l’ai ramassé pas plus tard que tout à l’heure, alors qu’il allait se planter à l’aveuglette dans une belle ravine. Il est lui aussi sous ma garde dorénavant. Ne reste que toi, pour finir le travail.  
 - Un travail, hein... Quelle sale besogne allez-vous encore me refourguer ?

Là, ce modeste avatar d’Inari marque une longue pause.
 - Mon garçon, je pensais qu’après avoir parcouru tous ces endroits en quête de l’artisan du Hyōgo dont je t’avais parlé dans mon bureau, tu saurais maintenant mieux que quiconque de quoi il retourne. Mais bon, d’accord. J’admets. Notre machination, ourdie avec Susanō, seigneur des tempêtes, Fūjin, souverain des vents,  et Hachiman, kami des conflits et des humeurs belliqueuses, s’avéra bien vite être une imbécillité de déités capricieuses et soupe-au-lait. Après le tremblement de terre de Mino-Owari, nous déchantâmes bien vite. Le monde commençait à gronder dans nos sanctuaires, et le spectacle de notre vieux pays ravagé par ces forces incontrôlables nous désola. Le pire fut la colère sourde d’Amaterasu, qui ne put souffrir notre présence plus longtemps et prit le parti de se fondre dans le peuple. L’instrument de notre complot semblait de plus en plus hors de notre emprise. Nous réussîmes, par subterfuge, à lui soutirer son quatrième sceau  – celui que, bien plus tard, votre associé sut à son tour me soustraire et que, vous voyant naïvement me rapporter, je décidai de vous confier – mais le cinquième et dernier sceau, à coup sûr le plus puissant, a toujours été hors de notre portée. Nous le pensions perdu à jamais dans les montagnes, où nous l’avons longtemps cherché. À votre subite apparition, m’est venu ingénument l’idée de me servir de vous comme appât. Et cela a bien fonctionné, du moins, pour un temps ! Je sais maintenant, grâce à vous, que le dernier sceau est ici, à Kyōto, dissimulé sûrement dans une des propriétés impériales ou shogunales. Que le vieux Maeda est aussi sur sa piste. C’est donc un jeu à quitte ou double. Et je suis très inquiet, car je le sais prêt à utiliser celui qu’il possède. Il m’en a déjà fait part, dans de feintes prières aux airs de chantage. Il ne te reste que très peu de temps. Redescends, je te laisse la voie libre. Retrouve ces gagō-in  et tu auras notre éternelle bénédiction. Échoue, et toi et tes comparses subiront de plein fouet feux infernaux, déluges primordiaux, en sus de notre imprescriptible courroux ! 


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