Dans la voiture qui nous ramène à l’aéroport, c’est l’ambiance. Au volant, ventripotent,
le daron conduit tout en sobriété, en bougonnant dans sa barbe.
On est tous les deux sur la banquette arrière, encore éberlués de la
veille. Lui, il m’en veut sévère, et ça va prendre un moment avant le redoux.
Et notre quatrième larron, enfin libre et à découvert, anime l’habitacle depuis
la place du mort d’une volubilité toute incongrue.
« Ah là là, mes agneaux, tirez pas cette tronche !… Souvenez-vous,
on s’est bien entendu toutes ces années, sur la place, à Panam, pis vous saviez
mes penchants ! Et bon, la retraite, l’air du large. Du neuf. Des îles du Japon,
j’en avais entendu causer en long en large, à force de me cogner le blanchiment
des gargotes derrière l’avenue de l’Opéra. Et je m’étais dit, sur la fin, qu’il
valait mieux finir au plus près du soleil. J’ai pris mes cliques, mes plaques, mes
poinçons, et je me suis collé à une jolie mousmé débrouillarde, pour
financiariser mes vieux jours. Sur place, la coquine m’a suggéré les billets de
mille, d’abord. Facile. Du mille Yen, ça s’écoule peinard. Quand j’ai voulu
faire le cinq mille, ça s’est un peu braqué, mais on l’a joué prudent. Magnanime,
même. Et mon grand-œuvre, ça a été le deux mille, le billet futile, maudit et quasi-inutilisable.
Affaire d’amour-propre mal placé, faut avouer. Pis voilà. Le Japon, c’est pas
comme chez nous, où tu graisses quelque pattes, tu récites deux trois Notre-Père pour garder
conscience propre et tu vas à confesse pour purger l’ciboulot. Non. Ici, les
dieux te matent et viennent te voir direct si y a embrouille. Je crois que
c’est de là que tout est parti. J’ai pas fait gaffe, forcément, et je savais
pas que je piétinais quelques divines plates-bandes. Le vrai coup de semonce,
c’est quand un mec a frappé à la porte de la maison, une vieille maison isolée
du côté d’Ibaraki – forcément, vu le bruit d’une rotative – sur la Hankyu. Il
portait beau, genre aristo, haut de forme, gants et cape et tout. J’aurais dû
sentir le traquenard. Et là, sans un mot, pouf, il me subtilise. Je me retrouve
à Namba, dans un bureau top classe. Assis dans un Chesterfield, un Mitsuhirato tout
petiot me parle en onctueux français, façon Neuilly. Il s’enquiert du marché
des devises. Il me soumet une ponction sur mon bizness. La proposition est
exorbitante. Et non-négociable. Alors, pour me dédommager, je lui filoute un
chouette petit bâtonnet en ivoire qui traîne là, sur une étagère. On se serre
la pince, et je me retrouve à Shinsaibashi, au milieu de la foule, sans savoir
que je viens d’entuber un immortel. Faut me comprendre. J’ai mon sens des
affaires aussi. Bref. Je comprends ma connerie rapido. Mon chez-moi devient l’objet
de visites peu courtoises. Ma lorette prend le large. Je sais que j’ai merdé.
Et c’est là que je pense à vous. Juste le temps de filer à la poste du coin, et
pfuit, on m’escamote. On me fout en cage, dans un coin bien feuillu. J’y croupis,
pis d’un coup on me libère. Je descends une colline tout ce qu’il y a de
pittoresque, et je vous retrouve là, avec mon petit escroc céleste, et vous vous inclinez
en salamalecs tout bien urbains. Faudra m’expliquer comment vous vous êtes dépatouillés,
hein ? Et aussi me dire si je peux rester par ici. J’ai des liasses qui m’attendent… »
Le pont qui mène de Honshū au terminal international est toujours aussi incroyablement
long. La voiture s’engage sur la rampe, puis pile devant le panneau des départs.
D’un coup de manivelle, la portière s’ouvre.
On reste assis un instant en
silence.
Enfin, je tapote sur l’épaule de notre chauffeur.
« Dites… Faut qu’on se boive quelques Nikka Taketsuru ensemble la prochaine
fois. Du 17 ans. Ou 21. Tous les trois… Si Keiko est d’accord. »
Il ne tourne pas la tête, mais son regard, dans le rétroviseur, trahit un imperceptible sourire d’approbation.
2 commentaires:
C'est brillant et étonnant, bravo mon ami !
incroyablement érudit et captivant à la fois ! Chapeau !!
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