Phnom-Penh, 21 juillet 1924
Le verdict est tombé : trois ans de
prison pour lui, dix-huit mois pour son compagnon d’infortune, rien pour sa
femme, qui est « tenue de suivre son mari en tous lieux », et de se retrouver
comme une conne à l‘autre bout du monde, avec un beau monceau de dettes qu’elle
ne peut pas régler.
Lui, il va maintenant goûter au confort des geôles
coloniales, et, pour quelqu’un qui déclarait sans arrêt vouloir connaître les
conditions de vie des autochtones opprimés, je lui souhaite bien du plaisir.
Quel fiasco tout de même, pour cet aventurier de pacotille, venu chercher en
Indochine de quoi se faire mousser en métropole et de quoi se refaire auprès de
collectionneurs peu scrupuleux !
Dès le début, je ne l’ai pas senti.
Il débarque à Siem Reap depuis Hanoï, via Saïgon,
avec son ordre de mission estampillé du Ministère des Colonies et de l’École
française d'Extrême-Orient – rien que ça ! –, forgé semble-t-il en route, qui
doit lui permettre l’accès aux champs de fouille du parc archéologique d’Angkor.
Ce jeune freluquet à la langue bien pendue ne se laisse pas conter par les diktats
de l’administration coloniale, qui lui refuse toute possibilité d’extraire
quelconque pièce sculptée. Il objecte. Il dit que c’est pour des moulages, que
rien de bougera. « C’est le musée Guimet qui m’envoie, vous comprenez ? ».
On le regarde comme un demeuré... C’est que, dommage pour lui, tous les temples
que l’on assimile à Ankgor sont depuis peu classés monuments historiques, et
les inspecteurs des différents sites se montrent pointilleux. On n’extrait plus
rien de ce monde de vieilles pierres entourées de racines.
Furieux devant le tour que prennent les événements,
il me trouve, un soir d’octobre de l’année dernière, au bar de l’hôtel du Petit
Baphûon, où j’ai l’habitude d’entretenir ma cirrhose. Il a entendu parler de
moi. Il sait donc que je pourrais peut-être lui être utile, pour passer outre
les interdictions qui mettent à bas ses plans. Sitôt qu’il me voit, il se lance
dans une diatribe sans queue ni tête où se mêlent soif d’aventures, fantasmes d’explorateur,
frustration de jeune blanc-bec devant l’incompétence de l’administration,
discours moralisateur sur l’exploitation coloniale, galimatias historique sur l’ancienne
puissance khmère, et valeur du cours des œuvres d’art extrême-orientales sur le
marché allemand et américain. « J’ai des clients, me confie-t-il à son troisième
Dubonnet frelaté, qui seraient prêts à payer le prix fort, pour un Garuda, une tête de
Naga, ou mieux, un bloc de fresques… »
Sur ce, et convaincu de son bon droit à
excaver des ruines pour en tirer un gros lot, il me somme de monter une expédition
dans les proches environs, mais hors de vue des services d’inspection, avec
quelques portefaix locaux. Il viendra avec sa femme – une jeune créature
maigre, pâle et exaltée – et un ami d’enfance qu’il a retrouvé en Cochinchine,
un jeune gougnafier comme lui, pétri de fièvres tropicales et d’idéaux
socialistes.
Son prix est correct, et le travail ne semble
pas trop compliqué. Quelques jours dans la jungle, plus au nord, où mes relais auprès
de la population paysanne font état de vestiges modestes, qu’il faudra découvrir
sous la végétation. Je lui serre la pince, qu’il a fine, moite et molle. Je ne
l’apprécie décidément pas, mais j’ai pas mal d’ardoises à rembourser à droite à gauche. Et une réputation à tenir aussi, auprès
de ces voyageurs en goguette qui rêvent d’entreprises exotiques.
Nous quittons Siem Reap au début de décembre,
sous le soleil implacable de la saison sèche, et nous nous éloignons bien vite de
la voie royale qui ceinture les principaux temples, pour nous enfoncer dans la
forêt.
Je passerai sur les péripéties de mes apprentis
explorateurs, qui jouent à se faire peur avec quelque talent, mais dont l’humeur
s’assombrit au fil de nuits sans sommeil. Oui, la jungle cambodgienne n’est pas
de tout repos, et singes, serpents, panthères, rhinocéros, et gaurs font l’objet
de rencontres régulières, de haltes subites, et d’observations mêlées d’effroi
et de fascination. On traverse des canaux, on s’embourbe, on se crotte. Et les
insectes aussi nous tapent sur les nerfs. Mais la progression reste tranquille,
monotone même, et surtout ponctuée par les querelles sans objets dont nos deux jeunes
comparses français semblent friands. Il y est toujours question de la place centrale
du colonisé devant les iniquités du colonisateur, et du rôle inepte de la technologie
moderne dans le monde agraire de ces contrées à la sagesse immémoriale.
Sans déconner… C’est à peine si ces deux
ladres venaient à se plaindre que les bouseux d’ici découvrent l’eau tiède à
cause d’une brochure de Manufrance…Darne ! Peut-on être aussi abrutis !
On y parvient, enfin, au lieu où je voulais
les emmener. Les paysans du coin n’ont pas menti : il y a là, sous des
monceaux de terre, et de belles racines à tailler à la machette, des tas de vieux
blocs de latérite. Si on a de la chance, il y aura aussi du grès, de la brique.
De quoi voir des amas de quelque valeur, des statues, des bas-reliefs. On se
met à l’ouvrage, et, devant l’ampleur de la tâche, on fait appel au patriarche
du hameau d’à côté. On aura des gamins, ils ne parleront pas. On leur donnera
des clopes, des allumettes, du cirage, des sardines en boîte. C’est ça, l’eau tiède,
pour eux. Et tant pis pour la civilisation millénaire des khmers, bordel !
En trois jours, on déterre, on réanime de
veilles scènes, perdues sous les siècles de dépôts limoneux. Et on scie, et on découpe
des morceaux d’une histoire qui revit sous nos yeux hallucinés. C’est un trésor
qui réapparaît, un chapitre du Mahabharata : Vishnu s’incorpore dans le corps d’un nain, devient, en
trois pas, géant, et conquiert le monde en renvoyant le roi des Enfers dans son
monde souterrain.
On charge ces
fresques sur une charrette à bras. Une tonne de rocs arrachés à la
nature et à l’oubli.
André veut aller
vite maintenant. Je lui déconseille de prendre le chemin du fleuve, et de
convoyer son forfait par bateau. Mieux vaut attendre. Revenir bredouille à la
ville. Jouer l’imbécile qu’il sait si bien interpréter. Déjouer la surveillance
des inspecteurs. Retourner ici plus tard. Ces ruines peuvent patienter encore
un peu…
Mais il coupe
court. Il en a marre, il veut encaisser sans patience le fruit de ses rapines.
On se quitte peu amène, lui et sa petite troupe sur des attelages tirés par des
buffles, et moi qui réintègre la nuit. Je resterai planqué un temps, loin de
Siem Reap. Quand je réapparaîtrai, lui, sa femme et son compagnon, seront heureusement
ailleurs, à Phnom-Penh ou bien Saïgon.
Sauf si…
1 commentaire:
Du beaux (Dubo[s]!) - Du bon - Dubonnet ! Un verre a la sante de ce gougnafier d'Andre...
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