vendredi 10 février 2017

Chroniques angkoriennes - Chapitre dernier


 Phnom-Penh, 21 juillet 1924 
Le verdict est tombé : trois ans de prison pour lui, dix-huit mois pour son compagnon d’infortune, rien pour sa femme, qui est « tenue de suivre son mari en tous lieux », et de se retrouver comme une conne à l‘autre bout du monde, avec un beau monceau de dettes qu’elle ne peut pas régler.

Lui, il va maintenant goûter au confort des geôles coloniales, et, pour quelqu’un qui déclarait sans arrêt vouloir connaître les conditions de vie des autochtones opprimés, je lui souhaite bien du plaisir. Quel fiasco tout de même, pour cet aventurier de pacotille, venu chercher en Indochine de quoi se faire mousser en métropole et de quoi se refaire auprès de collectionneurs peu scrupuleux !

Dès le début, je ne l’ai pas senti.

Il débarque à Siem Reap depuis Hanoï, via Saïgon, avec son ordre de mission estampillé du Ministère des Colonies et de l’École française d'Extrême-Orient – rien que ça ! –, forgé semble-t-il en route, qui doit lui permettre l’accès aux champs de fouille du parc archéologique d’Angkor. Ce jeune freluquet à la langue bien pendue ne se laisse pas conter par les diktats de l’administration coloniale, qui lui refuse toute possibilité d’extraire quelconque pièce sculptée. Il objecte. Il dit que c’est pour des moulages, que rien de bougera. « C’est le musée Guimet qui m’envoie, vous comprenez ? ». On le regarde comme un demeuré... C’est que, dommage pour lui, tous les temples que l’on assimile à Ankgor sont depuis peu classés monuments historiques, et les inspecteurs des différents sites se montrent pointilleux. On n’extrait plus rien de ce monde de vieilles pierres entourées de racines.

Furieux devant le tour que prennent les événements, il me trouve, un soir d’octobre de l’année dernière, au bar de l’hôtel du Petit Baphûon, où j’ai l’habitude d’entretenir ma cirrhose. Il a entendu parler de moi. Il sait donc que je pourrais peut-être lui être utile, pour passer outre les interdictions qui mettent à bas ses plans. Sitôt qu’il me voit, il se lance dans une diatribe sans queue ni tête où se mêlent soif d’aventures, fantasmes d’explorateur, frustration de jeune blanc-bec devant l’incompétence de l’administration, discours moralisateur sur l’exploitation coloniale, galimatias historique sur l’ancienne puissance khmère, et valeur du cours des œuvres d’art extrême-orientales sur le marché allemand et américain. « J’ai des clients, me confie-t-il à son troisième Dubonnet frelaté, qui seraient prêts à payer le prix fort, pour un Garuda, une tête de Naga, ou mieux, un bloc de fresques… »


Sur ce, et convaincu de son bon droit à excaver des ruines pour en tirer un gros lot, il me somme de monter une expédition dans les proches environs, mais hors de vue des services d’inspection, avec quelques portefaix locaux. Il viendra avec sa femme – une jeune créature maigre, pâle et exaltée – et un ami d’enfance qu’il a retrouvé en Cochinchine, un jeune gougnafier comme lui, pétri de fièvres tropicales et d’idéaux socialistes.

Son prix est correct, et le travail ne semble pas trop compliqué. Quelques jours dans la jungle, plus au nord, où mes relais auprès de la population paysanne font état de vestiges modestes, qu’il faudra découvrir sous la végétation. Je lui serre la pince, qu’il a fine, moite et molle. Je ne l’apprécie décidément pas, mais j’ai pas mal d’ardoises à rembourser à droite à gauche. Et une réputation à tenir aussi, auprès de ces voyageurs en goguette qui rêvent d’entreprises exotiques.

Nous quittons Siem Reap au début de décembre, sous le soleil implacable de la saison sèche, et nous nous éloignons bien vite de la voie royale qui ceinture les principaux temples, pour nous enfoncer dans la forêt.

Je passerai sur les péripéties de mes apprentis explorateurs, qui jouent à se faire peur avec quelque talent, mais dont l’humeur s’assombrit au fil de nuits sans sommeil. Oui, la jungle cambodgienne n’est pas de tout repos, et singes, serpents, panthères, rhinocéros, et gaurs font l’objet de rencontres régulières, de haltes subites, et d’observations mêlées d’effroi et de fascination. On traverse des canaux, on s’embourbe, on se crotte. Et les insectes aussi nous tapent sur les nerfs. Mais la progression reste tranquille, monotone même, et surtout ponctuée par les querelles sans objets dont nos deux jeunes comparses français semblent friands. Il y est toujours question de la place centrale du colonisé devant les iniquités du colonisateur, et du rôle inepte de la technologie moderne dans le monde agraire de ces contrées à la sagesse immémoriale.

Sans déconner… C’est à peine si ces deux ladres venaient à se plaindre que les bouseux d’ici découvrent l’eau tiède à cause d’une brochure de Manufrance…Darne ! Peut-on être aussi abrutis !

On y parvient, enfin, au lieu où je voulais les emmener. Les paysans du coin n’ont pas menti : il y a là, sous des monceaux de terre, et de belles racines à tailler à la machette, des tas de vieux blocs de latérite. Si on a de la chance, il y aura aussi du grès, de la brique. De quoi voir des amas de quelque valeur, des statues, des bas-reliefs. On se met à l’ouvrage, et, devant l’ampleur de la tâche, on fait appel au patriarche du hameau d’à côté. On aura des gamins, ils ne parleront pas. On leur donnera des clopes, des allumettes, du cirage, des sardines en boîte. C’est ça, l’eau tiède, pour eux. Et tant pis pour la civilisation millénaire des khmers, bordel !

En trois jours, on déterre, on réanime de veilles scènes, perdues sous les siècles de dépôts limoneux. Et on scie, et on découpe des morceaux d’une histoire qui revit sous nos yeux hallucinés. C’est un trésor qui réapparaît, un chapitre du Mahabharata : Vishnu s’incorpore dans le corps d’un nain, devient, en trois pas, géant, et conquiert le monde en renvoyant le roi des Enfers dans son monde souterrain.
On charge ces fresques sur une charrette à bras. Une tonne de rocs arrachés à la nature et à l’oubli.

André veut aller vite maintenant. Je lui déconseille de prendre le chemin du fleuve, et de convoyer son forfait par bateau. Mieux vaut attendre. Revenir bredouille à la ville. Jouer l’imbécile qu’il sait si bien interpréter. Déjouer la surveillance des inspecteurs. Retourner ici plus tard. Ces ruines peuvent patienter encore un peu…

Mais il coupe court. Il en a marre, il veut encaisser sans patience le fruit de ses rapines. On se quitte peu amène, lui et sa petite troupe sur des attelages tirés par des buffles, et moi qui réintègre la nuit. Je resterai planqué un temps, loin de Siem Reap. Quand je réapparaîtrai, lui, sa femme et son compagnon, seront heureusement ailleurs, à Phnom-Penh ou bien Saïgon.

Sauf si…

1 commentaire:

Unknown a dit…

Du beaux (Dubo[s]!) - Du bon - Dubonnet ! Un verre a la sante de ce gougnafier d'Andre...