dimanche 15 novembre 2020

Roulez jeunesse !

Deux des Cubs sont de sortie !

C’est Hinata – 日向 –, à gauche. Châssis Jaune d’or et port altier. Suspensions à ressorts, mesdames messieurs, pour une tenue de route exemplaire. 4 vitesses au pied, démarreur électrique, de la bonne cylindrée, de la reprise ! Parfaite pour se fondre dans le décor des murs ocres de vieille ville coloniale.

Sumire – 菫 – à droite, brille d’un autre ton. Impériale et haute sur roue, elle se pavane de carrefours en ronds-points avec l’aisance d’une ballerine. Equipée d’une sellerie moelleuse et confortable, elle saura se faufiler dans le trafic des larges avenues ou des sinueuses ruelles, ronronnant de ses 110 cm3.

Prêtes pour la balade. 

Et vous ?

dimanche 16 août 2020

Du ciel à gratter

De la terrasse au sommet de l’immeuble, on peut balayer du regard toute la ville. Ce que l’on ne se prive pas de faire, de temps à autre, pour rafraîchir les perspectives, et prendre note des nouvelles pousses de béton, de verre et d’acier, qui percent le ciel pour scintiller au crépuscule.

jeudi 13 août 2020

mercredi 12 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - Epilogue.

Il est fidèle à lui-même, toujours aussi petit, toujours aussi bien mis. Je note que ses boutons de manchettes sont assortis à son épingle de cravate. Cravate qu’il a brune, comme ses lunettes. Et la brosse de ses cheveux.

Il garde un silence bienséant et nous considère un bon moment, assis derrière son bureau marqueté, au maroquin aussi noir que lustré. La pierre, posée là devant nous trois, ne brille plus. Parfois, on entend le hululement sourd d’une sirène stridulant sur l’avenue Midosuji, un peu plus loin, tandis que tambourine une pluie d’automne contre les épais carreaux.

Octobre, à Osaka.

La meilleure période de l’année.   

« Ravi de vous revoir. Ainsi vous avez réussi à remettre la main sur cet objet tant convoité. Je vous en félicite. Le faisceau d’indices à votre disposition était, si je me souviens bien, pour le moins ténu… Quelques griffonnages en vulgaire latin sur un bout de parchemin, c’est bien cela ? Qu’importe, me direz-vous. L’essentiel, c’est que ce bien soit de retour dans notre bel archipel. Il est maintenant de ma responsabilité de remettre cet artefact dans les mains de son illustre propriétaire. Je suis convaincu de pouvoir lui glisser un mot à votre sujet, si vous avez une quelconque requête à lui adresser. Bien sûr, vous comprenez bien que tout ceci demeure sous le sceau de la plus grande confidentialité. »

J’entends mon voisin qui grommelle dans sa barbe, tassé dans son fauteuil, les bras croisés sur son complet veston de brocart argenté.

Notre hôte reprend, toujours égal : « Autre chose encore. J’ai ouï dire que vous avez commis quelques… déprédations au cours de votre périple en terres continentales. Je peux faire jouer quelques relations haut-placées pour endiguer toutes complications. Pour autant, je vous suggèrerais de rester discrets pendant quelques temps. De ne pas vous éloigner plus que nécessaire. Tenez, allez dans la région de Kanazawa, par exemple. Les montagnes revêtiront leurs plus belles couleurs dans les jours qui viennent. Cela vous fera le plus grand bien. J’ai d’ailleurs pris la liberté de commander un taxi. Il vous attend en bas. La course est déjà réglée. De plus, sachez que vous jouissez dorénavant d’une certaine réputation dans les cercles qui sont les miens. Je n’hésiterai pas à vous recontacter si d’aventure j’aurai besoin de vos services. Messieurs, ce fut un vrai plaisir. Bonne continuation. »

mardi 11 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - 17.

Minuit.

Pas âme qui vive. Pour le moment. La Merco est bien planquée. On fait le pied de grue devant les barreaux adornés du portail, ceints d’une étincelante chaîne cadenassée.  

D’escaliers en terrasses la tombe grimpe sur la colline, tirant des diagonales qui semblent se perdre dans le firmament. La clarté lunaire, intermittente et crayeuse, fait apparaître d’étranges arcs gothiques, des obélisques baroques, des clochetons biscornus.   

- Il y aurait tant à dire, voyez, sur cette folle lubie du seigneur Khải Định. Enfant déjà, il se sait malingre, propice à la langueur et l’alitement. Il grandit à l’ombre des arcades de la Cité Pourpre, découvre l’opium et les amours uraniens, avant d’accéder au trône, la trentaine passée, toujours ténébreux et mélancolique. Son règne n’est que simulacre et faux-semblants, intrigues de palais et vindicte populaire. À raison : il n’est que le pantin de l’administration coloniale et assomme la paysannerie d’impôts et de vexations. Sa santé ne s’améliore guère et, dès 1925, il ne songe plus qu’à son grand œuvre, ce mausolée qu’il veut plus grandiose encore que ceux de ses illustres aïeux. Voyez ! An ode to the Angel of Death himself, a morbidly magnificent monument, a grave halfway up to the celestial spheres… A vain attempt to build a towering resting place for a shallow monarch, scorned in life, honoured in passing, finally petrified for all eternity. Un peu pompeux, certes, mais cela reste un passage assez piquant de Sir McLeod dans ses Annamese Diaries, d’abord publié chez Harper & Broods, Hong Kong, en 1932 si ma mémoire est bonne. Il y a même une réédition en livre de poche, voyez, si ça vous intéresse, mais je digresse, pardonnez-moi.
- L’a canné pour gésir dans cette pièce montée ? Chapeau bas. Mytho comme il faut, le potentat !
- Plaît-il ?
- Faut pas prêter attention. Il pérore tout seul, c’est de naissance.  
- C’est donc le chant du cygne pour la dynastie Nguyễn, voyez. Khải Định n'aura qu’un fils qui endossera pour la dernière fois l’habit impérial, avant d’abdiquer et d’abandonner le pays aux démons de la modernité. La suite, après 1954, vous la connaissez.

Vu la trogne de mon acolyte, oui, il connaît.

Les renforts ne devraient pas tarder, si l’on en croit Cậu qui ne décolle pas le pif de sa tocante : ce sont les Châu, tantine Phương en tête, qui se radinent fissa depuis Hội An et Đà Nẵng pour dégommer du Khổng. J’appréhende. Elle ne va pas nous louper non plus, notre couturière, rapport à notre nonchalance. D’un kidnapping, on ne badine pas.  

Une ombre longiligne vient se matérialiser soudain à nos côtés et chuchote :
« Il y a un éboulis, un peu plus haut sur la droite, grâce auquel on peut enjamber le mur d’enceinte. C’est au niveau du Portique des Triomphes que vous pouvez deviner au-dessus des grands escaliers. À partir de là, on doit se faufiler entre les statues de la haie d’honneur, contourner le Pavillon des Mérites, et gravir encore les degrés de la quatrième et cinquième cour. On parvient alors à l’ultime résidence de l’empereur, le palais Thiên Định, dont le tombeau occupe la chambre centrale. Tout laisse à croire que nous devrions prendre quartier à l’intérieur, y attendre les premiers feux du jour, là où les hautes fenêtres font face au levant. Il nous reste quelques heures avant la venue de ces odieuses crapules, nous avons de quoi leur préparer un comité d’accueil en bonne et due forme. »
Puis il s’éclipse de nouveau, dans un froissement d’étoffe, pour fomenter on ne sait quel autre guet-apens.

- Ça lui arrive souvent, de se muer en justicier furtif, l’aumônier ? Je juge pas, mais c’est ric-rac, niveau miséricorde.
- À mon humble avis, messieurs, c’est un reliquat de ses années d’étude dans les quartiers populaires de Paris, voyez. J’ajouterai un goût certain pour les histoires de veuves et d’orphelins, des réminiscences du Père Dumas, d’Eugène Sue ou du Terrail. La paroisse de Đà Nẵng n’est point terrain fertile aux épisodes rocambolesques, et je crois sincèrement qu’il se sent, en plus d’être investi d’un mandat du Très-Haut, très remonté. L’interférence de vos trois bougres a certainement renforcé ce penchant, voyez. Pour autant, Je ne pense pas qu’il commette l’irréparable.
- Fluet comme il est, faudrait pas qu’on nous l’estropie. On devrait mieux se le garder sur nos arrières, en stratège inspiré.

Un bourdonnement se fait entendre, qui s’amplifie peu à peu en une pétarade assourdissante. C’est une escouade de motocyclettes qui surgit au détour d’une piste et qui vient s’agglutiner devant la grille, tous feux allumés. Un « Ơi ! » strident retentit et tous les moteurs se taisent. Elle est à avant-poste, méconnaissable dans son blouson de cuir et son casque à visière, et nous toise un moment. Puis, d’un signe, elle enjoint sa troupe à mettre pied à terre. On se regroupe, on se jauge en silence. Fébrile mais bonhomme, l’archiviste entame un discours aux modulations semble-t-il persuasives ; nulle bisbille ne vient interrompre son verbiage ; l’auditoire se tait, sérieux, absorbé, conquis. D’un clappement de mains, il clôt l’affaire. On s’active à faire disparaître les engins sous les fourrés alentour, puis on entame l’ascension, par la droite, comme il a été dit par un grand échalas décidemment insaisissable.  

De plus près, les contours du palais dessinent des formes tourmentées, dragons griffus, oriflammes échevelées, colonnes torsadées de mille ramures. Il s’en dégage une pesanteur austère, une menace diffuse. Nous marquons une pause. Deux éclaireurs nous rapportent le topo. La façade principale est percée de trois portes-fenêtres, toutes verrouillées. Idem sur les côtés. Le dos du bâti n’est que maçonnerie. Forcer une issue ? Profaner cette sépulture ? Hors de question. Déjà les ombres projetées sur le parvis semblent se mouvoir pour nous absorber. On lambine, on recule, un tantinet mal à l’aise, jusqu’au dernier garde-fou.

- Pas très amène, le mausolée. Ça exsude du malsain, pour sûr.
- Allons messieurs ! Je n’ai pas harangué notre confrérie ici présente pour subir un revers devant la première frayeur venue ! Voyez, je leur ai, entre autres, récité de belles suppliques tirées des lettres de grandes figures de notre histoire, Võ Thị Sáu, Nguyễn Thị Minh Khai, et même le général Võ Nguyên Giáp ! Quoi de plus stimulant pour surmonter cette peur qui vous étreint ! Hardi, donc ! Il ne nous reste guère de temps avant l’aube, voyez.

Un cri d’effroi retentit. On pointe du doigt une chimère longue et fine qui se découpe sur un coin de toiture. C’est lui, naturellement. Lui qui, encore, nous interpelle depuis sa corniche, en un simple « attendez-moi, je vous ouvre » avant de s’évanouir derrière un pilastre piqué d’une fleur de lotus. Quelques minutes plus tard, d’un claquement sec, voilà le battant de la porte gauche qui s’entrebâille, et notre chanoine qui se glisse dehors, un large sourire aux lèvres. « Entrez donc, je vous prie », et nous pénétrons, le cœur battant, dans la chambre funéraire. A la lumière de nos lampes torches, nous découvrons, stupéfaits, l’incroyable décor : du sol au plafond, tout n’est que mosaïques, éclats de céramiques multicolores, compositions florales, scènes animalières ou symboles religieux. Et, au centre de la pièce, sous un baldaquin de velours chamarré, trône, assise, la statue de l’empereur. Cette effigie toute d’or revêtue fixe, mains jointes et yeux mi-clos, ces motifs sibyllins en une sempiternelle contemplation. Un à un, par deux ou bien par trois, notre groupe s’égaille. On s’assoit qui sur le sol, qui sur les margelles qui courent le long des murs. On chuchote, on jette des regards à la dérobée vers cette sentinelle immuable, dont la posture inspire toujours une certaine appréhension. Je retrouve Phương adossée au chambranle d’une des embrasures, en conclave avec Cậu dont la voix chevrote. « Depuis bien trop longtemps, oui, bien trop longtemps… Nous les savions œuvrer à leurs basses besognes, s’accorder passe-droits et dessous-de-table, jouer des coudes et défier l’ordre commun. Votre immixtion a bousculé cet état des choses. Ce faisant, vous avez péché par ostentation, et par sottise aussi. Les Khổng ne sont ni courageux, ni téméraires, mais ils savent user de méthodes persuasives pour parvenir à leurs fins. » Il lève un doigt tremblant, marque un temps, les yeux au ciel. Puis, plus grave, poursuit : « Les héros ont leur accès de crainte, les poltrons des instants de bravoure, et les femmes vertueuses leurs instants de faiblesse, a écrit Stendhal dans son journal. Si je puis me permettre de m’exprimer pour ma nièce et ses compagnons ici présents, soyez sûr que nous n’aurons que peu de mansuétude à votre égard si vous ne parvenez pas à remettre la main sur notre jeune Tuấn, et à neutraliser ces voleurs d’enfants une bonne fois pour toute. Et pour ce qui est de ce mystérieux crâne serti de son incisive prodigieuse, vous avez toute latitude pour résoudre cette charade, mais vos heures sont comptées. »

Cet anathème, il me l’assène toujours affable, le Cậu. J’encaisse. J’acquiesce. Nous nous murons de nouveau dans le silence, devant les carreaux encore obscurcis, effilochés çà et là de nuages pâles.

Subrepticement éclosent à l’horizon des teintes marines, bleu profond, indigo et vermeil. Tout autour de nous, les incrustations semblent s’animer en un ballet de miroitements bariolés ; toute une jungle s’éveille aux premières lueurs de l’aube, tigres, hérons, singes, tortues, manticores, tandis que la figure de l’empereur s’éclaire d’un rictus malicieux.


C’est instantané, fulgurant : le premier rayon du soleil vient frapper, par un œilleton percé au-dessus d’un linteau la tempe droite de la statue, laquelle miroite ce faisceau vers une plinthe parée des armoiries de la maison Nguyễn. C’est un dragon stylisé, barré d’un glaive au pommeau rond, dans lequel vient se ficher le rai de lumière, avant de s’éteindre subitement. Tous nos yeux sont rivés sur cet emblème singulier, avant qu’on ne s’y rue pour en tâter les moindres aspérités. D’un index fortuné, c’est mon condisciple qui déclenche l’ouverture d’un panonceau qui se déchausse et tombe à nos pieds, révélant l’existence d’un compartiment niché dans la brique. « Cachottier, le calanché ! C’est vrai, faut toujours une p’tite planque à portée de main pour y carotter son magot. Réglo, mais pas très original ». On en soutire une jarre couverte de poussière, dont le couvercle est encore scellé d’un mortier friable. Nous faisons cercle autour de ce simple pot d’argile, hésitants, fébriles, et, pour quelques-uns, émus. Phương prend l’initiative de gratter le liant avec soin, épingles à nourrice entre les lèvres, pour décapuchonner ce récipient. L’opération semble lente et délicate, alors que le jour embrase tout le bestiaire autour de nous.

Soudain, l’appel d’un klaxon retentit au dehors, d’abord long et plaintif, puis de plus en plus court et impétueux.

Les Khổng.
Il est l’heure.

D’un signe, j’interpelle mon gaillard, Cậu, le chanoine et le bouquiniste. L’idée est limpide, l’exécution sommaire, le résultat très improbable. Phương a assez d’épingles. Tout le monde rabiote à qui mieux mieux murs et sols et empoche son dû. Après plusieurs minutes d’acharnement, notre tailleuse perd patience et fracasse la poterie par terre. Le crâne de Quang Trung ricoche et vient se blottir entre les moustaches d’un dragon jovial lové dans un coin. De quenotte, que dalle, mais un éclat contraste avec les bris de faïence épars, un petit bout dépoli, d’un jaune intense et sépulcral. À son contact vibrionnent mirages, songes et fantasmes, et je me garde bien de le recueillir sans me munir d’un bout de tissu. Tous les regards sont désormais braqués sur moi et je m’empresse d’expliquer quel est mon plan.
Il faut du lourd, du théâtral, du pompeux. Nous ouvrons grands les battants centraux et descendons les escaliers par la droite, deux par deux, dignes, nobles, Phương et Cậu en tête. La délégation Khổng a forcé le portail et gravit en marche dispersée les premiers paliers, pour nous attendre à mi-hauteur, là où se dressent la stèle des Achèvements et les soldats de pierre de la garde d’honneur.

Le Vieux nous observe, bien racorni au milieu de ses mastards bas du front. Solennels, nous prenons position face à lui, en un parfait demi-cercle. Personne ne bronche. Une douce brise vient caresser nos visages. Il fait très beau ce matin.

D’un claquement de langue, il se décide à ouvrir le bal.

- Oui oui oui… Ainsi vous daignez enfin comparaître devant moi, oui. Vous y êtes encore, n’est-ce pas ? À manigancer je ne sais quelle pantalonnade. Oui, c’est votre marotte, votre pécher-mignon, nous chercher des noises, et vous gausser de notre infortune. Et pourquoi ? Pour la gloriole ? La débauche ? Ou plus trivialement, par penchant puéril ? Je vous avais prévenu, oui, vous n’aviez rien à faire à Hội An, vous n’avez rien à faire ici. Vous me devez toutefois réparation, pour le préjudice subi, oui. On m’a dit que vous aviez fait main basse sur une amulette qui nous revient de droit. Je veux bien être charitable, oui, et vous l’échanger contre un garnement bien malappris.

Là-dessus, d’un menton tremblotant, il éructe quelques monosyllabes. Son bras droit opine et débaroule l’escarpement jusqu’à la route pour revenir avec un Tuấn tout déboussolé, encore vêtu d’une aube toute fripée. À notre vue, il se débat comme un beau diable, sans grand succès. Phương contient tant bien que mal la fureur qui la ronge. Soupe au lait, c’est mon poteau qui ouvre les vannes. Evidemment.       

- Oh ! Le Vieux ! Tu nous bassines les esgourdes avec tes trémolos ! Faudrait voir à baisser d’un ton, mon coco, et à faire des courbettes devant sa Majesté Quang Trung, revenu d’outre-tombe pour te botter le cul !

De la manche de sa soutane il tire la tête du mort aux chicots manquants et aux orbites saillantes qu’il exhibe au regard de tous. Ça le désarçonne un chouïa, le fossile. Sa mâchoire se crispe, sa glotte cabriole. Il nous mate d’un air carrément haineux. Ses malabars font état d’un certain trouble.

Bien.

- Alors, tu ne le salues pas, ton imperator ? T’es qu’un crâneur, un teigneux, mais tu recules devant le premier os venu. Et tu te crois digne de son leg ? Vient le chopper, ton fétiche, il est là, quasi à ta pogne !

« Coi đi ! », hurle Phương, et, comme un seul homme, nous tendons le bras. Paumes ouvertes, nos petits bouts de mosaïque étincellent sous le soleil. Aussi sec, on détale en tous sens tandis que les nervis du Vieux tentent de nous intercepter. À ce jeu-là, les Châu sont agiles, les Khổng patauds, et j’entrevois bientôt une ouverture : l’ancêtre est désormais tout seul avec son lieutenant qui retient avec peine un Tuấn trépignant. D’une godille entre les sculptures je prends mon élan et me jette sur lui. Nous mordons la poussière quelques mètres plus loin. Il est tout décharné mais coriace, le bougre ; il frétille, il bataille, il résiste, il crache. Rien n’y fait, je l’écrase de tout mon long. J’ai déjà la pierre dans le creux de ma main que je presse violemment entre ses deux yeux. Les convulsions qui le secouent manquent de me faire culbuter. Je tiens bon. Il râle, il bave, il pleure, il geint.

Il ne bouge plus.

Il respire encore, le regard vide. Il reste allongé là, les bras en croix, alors que je me relève tout pantelant.  
De paliers en paliers, Khổng et Châu ne se poursuivent plus. On revient faire grappe autour de nous.

Il lève une main indécise qu’il pointe vers le ciel. Il y a un nuage qui passe, qui ressemble à une nef. D’une voix douce, il se met à fredonner une berceuse. Sa piétaille prête une oreille incrédule, suspendue à ces paroles légères et mutines.

Enfin, le chant s’estompe et le bruit du vent dans les arbres recouvre le silence.

On relâche notre jeune ami qui entame tout de go un récit enfiévré que sa tante suit en hochant une tête rieuse, pendant que quatre gonzes soulèvent le Vieux, pour le redescendre vers le portail.

La pierre est là, sur le sol, irisée d’un jaune orangé crépusculaire.   

C’est Cậu qui vient briser mon hébétude.

« On vous ramène à Hội An ? Je crois que ma nièce a encore quelques échantillons de tissu à vous montrer… Vous prendrez bien le temps pour vous refaire une garde-robe… N’ayez crainte, on vous fera un prix ! »

lundi 10 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - 16.

Replet, je dirai. Pas pansu, mais potelé. Quasiment Poupin. Et bien attifé aussi, faut admettre. En pourpre surtout. Soutane, manchette, bagues, chaussons. Tout comme l’antichambre où il nous reçoit. Draperies, Rideaux, tapis, coussins. La mitre posée là, sur un pupitre style empire, en jette aussi, sous les feux du soleil de midi.

Pour l’heure, notre archevêque vire au cramoisi. C’est que ça gueule dehors ; le populo n’est pas guilleret, et je peux le comprendre. Tout avait pourtant bien commencé, le défilé déboulant depuis la rue Thái Phiên, notre infiltration aux petits oignons, crâne déjà luisant et couvre-chef de circonstance, scansions à la tierce et la quinte, bref, du tout cuit. Le long des murailles, sur Tôn Thất Thiệp, on marchait pépère. Un temps de retard, à la rigueur, mais toujours dans le swing. C’est peut-être ça qui nous a mis dedans, alors que nous franchissions les remous odoriférants d’une onde placide sur le pont Phú Xuân. Placides, les quelques mastards à la solde des Khổng qui nous collaient aux basques ne l’étaient certainement pas. Sans cérémonie, en voilà un qui remonte notre cortège au petit trot, vient se planter devant mon comparse alors en pleine envolée lyrique, et, d’une pichenette bien ajustée, le décalotte nonchalamment. La baffe qui s’ensuit est magistrale, le gars tout pantois, mais la syncope perturbe singulièrement l’harmonie d’un Requiem lent et solennel. D’une chicane, voilà sapée toute pomposité. L’altercation devient grabuge, qui devient baston. Les pèlerins, s’éparpillent en piaillant, tandis que rappliquent commères et badauds, tout échaudés par cette empoignade de tuniques et de robes. Profitant de la mêlée, on joue des coudes pour s’insinuer dans la foule et nous perdre dans un dédale de ruelles. Tuấn, tout enrobe de blanc, ne nous a pas suivi. D’arrière-cours en étroites coursives, nous nous acheminons vers l’entrée de service du palais épiscopal, où poirote déjà notre comité d’accueil. Il y a là un bibliophile bouffi qui tire une gueule contrite, flanqué d’un échalas en chasuble, dont je me rappelle la voix docte et la longue et fine silhouette s’évanouissant dans la pénombre d’une église en-deçà des nuages. Je retente un « Xin Chào Bố » qui ne reçoit qu’un haussement de sourcils, alors que les échos de la cohue vont crescendo de l’autre côté de l’imposante bâtisse. Nous pénétrons dans un couloir richement décoré. Bustes, tableaux, consoles, appliques. Candélabres. On bifurque soudain pour emprunter en file indienne un escalier en colimaçon, aux marches érodées par les ans. Au second palier, nous voilà rendus dans les hautes sphères. Marbres et brocards, mais tirant sur le carmin, le sanguin, le viscéral. Devant nous, le battant d’une lourde porte d’acajou s’entrouvre sans un bruit. Baigné dans la clarté d’un jour qu’il aurait voulu sans histoire, Son Eminence fulmine.

« Ainsi vous voilà, fieffés trublions que vous êtes ! Je n’ai que peu d’indulgence, et encore moins de patience à vous accorder ! Vous l’entendez sourdre, le courroux de mes ouailles ? Vous apparaissez, venus d’on ne sait où, impertinents et désinvoltes, vous dispensez vos fariboles de paroisse en paroisse, vous galvaudez notre jeunesse…  Vous attisez de vaines querelles avec des familles aux racines venimeuses. Vous perturbez la quiétude de nos congrégations. Pire que tout, vous rendez l’exercice de mon sacerdoce insoutenable ! Je ne vais point perdre mon temps à vous sermonner davantage. Vous allez quitter la ville et poursuivre vos chimères ailleurs. J’ai mes âmes à administrer ici, et je n’ai que faire des vôtres ! Allez en paix, mais loin ! »
La séance est levée. On décarre sans piper mot, quatre à quatre par le même escalier, direction les sous-sols, ou feule le V8 d’une antique Merco noire. Vitres teintées, sièges de cuir lustré, suspensions de corbillard, nous nous avachissons sur la banquette arrière alors que notre taiseux chanoine prend le volant, et que son collègue archiviste se glisse à la place du mort. La voiture démarre en chaloupant, dérive sur la rampe du parking et s’engage dans une circulation fluctuante, le long du boulevard Ham Nghi.  
« C’est moi, ou votre Sardanapale aux dais moroses ne nous a pas à la bonne ? Je veux bien qu’on soit parfois un peu pedzouilles, mais là… Que d’oukases ! Y a méprise ! Nous, on est juste en vadrouille, on lève quelques lièvres en passant, en quête d’un grigri venu d’ailleurs, on se fait haranguer, secouer, conspuer. On montre patte blanche, on fait le dos rond, on encaisse. On se rebiffe parfois, c’est humain, non ? Et maintenant quoi ? On lâche l’éponge ? On évacue ? Et Tuấn? Faudrait prévenir le tonton, s’assurer qu’il est bien de retour au bercail ».

Ça moufte pas dans l’habitacle. La bagnole ronronne et gagne les routes de campagne, pilotée d’une main experte par une silhouette filiforme et encapuchonnée. Laquelle se décide, après un long soupir, à donner de la voix.
- Notre position, vous semblez l’ignorer, est précaire, mon fils. L’Eglise, ici, joue au funambule, entre fables et promesses de salut, entre Foi et indulgences. Cette évidence, que nous constatons autant depuis nos lutrins que pendant la communion, alimente de profondes divisions au sein de notre institution. Comprenez donc que vous mettez les pieds dans des plats dont les saveurs tournent souvent à l’aigre. Nous avons donc pris la décision de vous extraire de ce pétrin dans lequel vous vous êtes fourrés, et de vous aiguiller vers des cieux plus cléments, plus au nord.  
Son voisin hoche du melon, se retourne et ajoute, enjôleur :
- Ce n’est pas trop loin, voyez, juste dans la province d’à côté ! Les archives de l’archevêché sont prolixes à ce sujet : Một số các tín hữu ở gần đồi Dinh Cát phải tìm nơi trốn ẩn. Họ đã đến lánh nạn tại núi rừng La Vang. […] Họ thường tụ tập nhau dưới gốc cây đa cổ thụ, cùng nhau cầu nguyện, an ủi và giúp đỡ nhau. Một hôm đang khi cùng nhau lần chuỗi Mân Côi kính Đức Mẹ, bỗng họ nhìn thấy một người phụ nữ xinh đẹp, mặc áo choàng rộng, tay bồng Chúa Hài Đồng Giêsu, có hai thiên thần cầm đèn chầu hai bên. Compte rendu un peu aride, je l’admets, mais c’est le style de l’époque. On griffonne sur de la mauvaise toile pour rapporter l’essentiel. Je vous plante le décor, voyez :  1798, le début du règne de Cảnh Thịnh – encore un Tay Son à la main lourde -, l’Eglise est tout juste naissante en Annam, et déjà l’on rapporte l’apparition divine d’une vierge à l’enfant, vêtue d’une simple tunique de soie, venue réconforter les premiers fidèles ayant trouvé refuge dans cette forêt de La Vang, car persécutés pour leur nouvelle croyance. Belle imagerie, voyez, que cette miraculeuse manifestation ! Une intercession du Ciel, sous couvert de vénérables banians aux branches entrelacées, devant un parterre de nécessiteux. Il n’en faut pas plus pour que la nouvelle se propage, de hameaux en bourgades, et que ce lieu devienne objet de vénération. On y érige une cathédrale, on y fait pèlerinage, on y implore, on y prie, on y pleure. Bref, on y croit. La forêt de banians est encore là, un peu élaguée, et sous ses branchages nombre de dévots viennent des quatre coins du pays y faire offrandes et génuflexions. Vous verrez, c’est beau, malgré les marchands de pacotilles qui pullulent à ses abords.

Le paysage défile en aquarelles turquoise, hachurées d’ocre, de kaki, de carmin. On nous trimballe donc pour d’autres homélies sylvestres. Ce coup-ci, c’est pour une rosière et son bambin. Bien, bien. A ce stade, c’est sensass. Qu’on convoque tous les panthéons, et de Deus en Ex Machina on devrait faire bingo et empocher le jackpot !  

On trouve une place à l’ombre d’un frangipanier, au milieu d’un troupeau de cars touristiques crachant des fumerolles bleuâtres. On fait belle figure, marchant d’un seul front, le pas sûr et la bure ample, en direction de cette forêt de lianes verticales qui s’ouvre devant nous. La foule y est éparse, mais bruyante, bigarrée, animée d’une ferveur mystique. On aperçoit une statue de Madone aux traits gironds, surplombée d’une canopée de béton peinturlurée d’un beau vert pomme. Ça a son charme, ça attire l’œil et les bedeaux.

Comme à son habitude, c’est mon compère qui maugrée.  

« Et maintenant quoi ? On tombe en pâmoison sous les vivats des pékins ? Tu nous la joue Soubirous pour résoudre le bousin ? Perso, je m’en vais déguster une binine du côté des boui-bouis, là-bas derrière. Une goulée de gueuze par cette chaleur, ça vaut toutes les bénédictions. Et peut-être même qu’une petite griserie nous aidera à y voir plus clair. Allez, profitez, la première tournée est pour bibi ! »
Nos deux coreligionnaires ne débordent pas d’enthousiasme, mais nous emboîtent le pas par désœuvrement. La première gargote est bien achalandée, poulpes séchés, nouilles, brochettes, et canettes de 333 tièdes en veux-tu en voilà. On passe commande. Sitôt assis, bocks, glaçons, cacahuètes et bières dégoupillées, on peut débuter les hostilités à coups de « một hai ba ! » martelés avec plus ou moins de conviction.  
- Recapitulons : on suppute un clampin de s’être fait la malle depuis son patelin pas loin de Huế, au printemps 1885, cruchon sous le bras, pour venir se terrer ici même, sous le feuillage béni d’une pucelle charismatique.  On se pointe donc, un bon gros siècle plus tard, la bouche en cœur et bien sapé pour l’occase, pour capter du prodige. Que dalle. Nib. Rien sous le soleil. En attendant, on se carre des mousses histoire de faire couleur locale, et ? Allez, une autre ! Một, hai, ba !
- Mon fils, un peu de retenue, je vous prie. C’est un lieu de recueillement et de prières. On peut s’y sustenter, mais avec modération.  
Notre chanoine sirote son verre avec componction. Il nous considère d’un œil compatissant, bien qu’un peu sourcilleux. 

- Nous ne sommes qu’ascèse, mon Père. Imbibés de lieux gorgés d’histoires, certes. Abreuvés de légendes et de mythes, biberonnés aux mystères les plus fantasques, mais toujours pondérés, toujours dans la retenue. Je n’irai pas dire que nous sommes toujours sobres, mais pas loin.  
On marque une pause assez longue, et chacun s’enivre à sa guise.         
- Messieurs, voyez, cul sec ! Permettez-moi de vous abandonner un instant. Voyez, il me faut trouver un téléphone pour m’enquérir de notre jeune ami. Il m’est insupportable de ne pas le savoir sain et sauf, de retour sous les rayonnages fabuleux de la bibliothèque de son oncle.  
Ni une ni deux, voilà cet amateur de belles lettres qui soulève sa bedaine et se soustrait à notre vue, déjà bien troublée par le houblon. On grignote, on trinque, en attendant l’arlésienne.

- 你們看一看 !
- 三個三啤酒 !
- 美味的啤酒,
- 不是嗎 ? 兄弟們,
- 讓我們和他們一起坐下吧!  

Ils débarquent sans crier gare, nos trois lascars, toujours hilares. Chemises et pantalons froissés, valises cabossées, ils s’esbaudissent devant le monceau de cadavres qui jonche le sol à nos pieds et, sans vergogne, s’installent en se bidonnant de plus belle.     
Il n’est plus sourcilleux, notre prieur, mais carrément hagard. Les canettes passent de main en main, aussitôt ouvertes, éclusées, balancées, remplacées, sous les exclamations goguenardes de ces joyeux drilles. Ça jacte en dialecte du cru, avec moult gesticulations, quelques œillades appuyées, ponctuées de rots bien sentis. Enfin, c’est avec une mine déconfite que le patron vient nous interrompre : plus de bière, mais une jolie ardoise. Les rires ne fusent plus. L’air grave, nos trois briscards fouillent leur poche, qu’ils ont profondes. Biftons, piécettes, gemmes, gommes, bouts de ficelle, trombones, boutons.  Ils régalent avec solennité, avant de sortir leurs bouffardes qu’ils bourrent d’un tabac lourd, parfumé à la cannelle et au clou de girofle. Puis ils prennent la parole tour à tour, d’une seule et même voix, docte et péremptoire.

- C’est une histoire de bonnes femmes,
- femmes divines, femmes graciles, femmes lascives,
- déesse, prêtresse, maîtresse,
- comme celle que vous attendez ici.  
- Vous pouvez l’attendre longtemps,
- elle ne souhaite pas intercéder en votre faveur,
- par peur, par pudeur, par prudence, surtout.
- Depuis les nuages, elle vous transmet tout de même deux trois choses à savoir :  
- De une, oui, ce que vous convoitez a bien été amené à La Vang,  
- De deux, non, elle ne l’a pas conservé.   
- Trop risqué, vous comprenez.  
- Les rumeurs, les bruits, les confessions…
- Il y eut des injonctions,  
- il y eut des menaces,  
- il y eut des tractations.  
- religieuses,
- impérieuses,
- impériales !
- De trois, donc, vous devriez rebrousser chemin et rendre hommage au dernier des Fils du Ciel Nguyễn qui repose non loin de Huế, à flanc de colline.  
- Sa dernière demeure vaut le détour !  
- Surprenante, à plus d’un titre !  
- Tout particulièrement au premier rayon du jour…

« Tuấn ! » jappe notre archiviste, faisant soudain irruption. Il reprend souffle et s’attable avec peine. « De Tuấn, aucun signe, voyez, ni chez son oncle, ni auprès de nos frères et sœurs. Sa famille se fait un sang d’encre. »

Les trois drôles tirent une tronche chagrine.
- Oh, Pardon !
- Ah, Désolé !  
- On a omis de vous dire que ce jeune intrépide est effectivement captif d’un vieux chef de clan perfide qui jette l’opprobre sur les Minh Hương de Fai Fo.  
- Mais nos mains sont liées, c’est une vieille affaire de familles qui se disputent depuis toujours nos faveurs et notre bienveillance.  

Le chanoine, d’un geste assuré, écrase sa canette et nous observe un à un.  

« Je ne sais à quel saint me vouer, mais une chose est certaine. Cette poursuite n’a que trop duré. Vous savez ce qu’il nous reste à faire… Prévenez-les, ces coquins sans foi ni loi. Nous avons l’avantage du terrain et vous, mes deux gaillards, vous me semblez prêts à en découdre ! » 

dimanche 9 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - 15.

Ils m’ont traîné jusqu’à la poterne et m’ont jeté dehors. J’ai froid. J’ai oublié ma faim. Mes jambes ne me portent plus et ma vue est si basse… C’est un marchand itinérant qui m’a relevé, m’a installé sur sa charrette et nous sommes sortis de la ville. Quelle ville ? Je vois de nouveau les arbres, les rochers, les ruisseaux. Je ne sais plus ni où, ni en quelle année nous sommes. Je n’ai plus que des fantômes autour de moi. Comment suis-je encore vivant, je ne sais. Tous ces torturés, ces mutilés, ces crucifiés, gémissant, hurlant, maudissant tous les dieux et les hommes, je ne peux les faire taire, j’entends leurs lamentations jusque dans cet anéantissement qui me tient lieu de sommeil. Mon corps se rétablit lentement, graduellement. Je recommence à marcher, péniblement, claudiquant à l’aide d’un bâton, jusqu’au petit potager où la famille qui m’accueille avec tant de diligence fait pousser taro, soja, raifort et patates douces. Je m’assois sur une pierre, les yeux toujours mi-clos – la clarté du jour me fait encore terriblement souffrir – et je goûte aux plaisirs d’une nature paisible : une brise tiède caressant mes joues, un rayon de soleil réchauffant mes genoux, et les échos joyeux des enfants jouant dans les rizières.

Il y a une fragrance, parfois le soir, sous le pétrichor et les parfums de ces terres lourdes. Je sens ce fumet, est-ce du tabac ? et je reste longtemps à humer, et je force mon nez à me dire d’où cela vient, ce souvenir de tabac, cette odeur âcre et douce, sous laquelle, bizarrement, je me rappelle algues et méduses. Je me souviens d’une vague, plus forte que les autres. De rochers couverts d’algues, d’une plage de galets gris, et d’une silhouette menaçante qui se découpe par-dessus les pins. Est-ce un Hatamoto, un sbire du Maître du Château, un qui veut encore mon annihilation ? Je me recroqueville. J’ai peur, encore. Je veux disparaître, me soustraire, me dissoudre.  

Je recouvre la vue, par degrés, par nuances de verts, de bleus, de bruns, de jaunes. Je retrouve mes sens à l’aide d’aubes blafardes et de brumes cotonneuses. L’air est soyeux, les couleurs de plus en plus savoureuses.  

Au foyer, le soir, on me laisse dodeliner, et je perçois sous les babils, les commérages, les comptes-rendus, les racontars, les braillardises, sous toute cette chorale villageoise, l’état du pays. On n’y guerroie plus, je le devine, mais on n’y festoie pas pour autant. À mon oreille résonnent tous ces mots chuchotés, mâchonnés, tancés, parfois lancés bravaches et vite ravalés, qui tissent tous les mailles d’un filet autour de nos îles désormais captives. Ce qui domine chez mes hôtes c’est surtout un sentiment de fatalisme qui m’étourdit. Je comprends bribes par bribes, soir après soir, la portée du 鎖国, de notre séclusion et notre enchaînement au donjon d’Edo. Le lointain n’est plus à chercher par-delà l’horizon de toutes ces mers qui nous encerclent, mais dans le brouillard de nos montagnes, de nos cols, de nos vallées. Au-dessus ? Rien. Rien qui ne soit plus restreinte que la course de ce soleil qui, du lever au coucher, dicte son immuabilité. Rien de ces jours répétés, de ces ombres reportées, qu’un repli languissant.  

De ces journées qui se dévoilent toutes semblables, je sens pourtant poindre une rigueur nouvelle. Ma nuque se raidit, mon dos se tasse, des frissons me parcourent. Tout autour, feuilles et fougères roussissent. La lumière s’affadit et les rires cristallins se font plus rares. Bientôt, les premiers flocons pointillent les terres sombres et nues des champs, avant de tout recouvrir d’une écume épaisse et immobile. L’hiver fige les corps et les esprits, mais laisse entrevoir par les flammes dansantes des braseros les turpitudes de l’âme. Ces sombres pensées, je les devine à la dérobée autour de l’âtre, observant tous ces visages méditatifs, rougis par le froid et les reflets du feu, alors que femmes et enfants sont déjà couchés. A chacun ses spectres, et les miens sont amers et hargneux, revenant à la charge pendant ces nuits glaciales. C’est surtout ce visage brûlé, tailladé, couvert de sang qui vient me hanter souvent, ce visage juvénile déjà tombé aux mains de l’ennemi, et qui me supplie de l’achever d’un jet de tantō ou d’un tir d’arquebuse. Paralysé, j’étouffe un cri et me réveille en nage, haletant sur ma couche, secoué de sanglots. Je ne parviens plus à mettre un nom sur ces figures qui peuplent mes cauchemars, après tant de tortures, d’avilissement et de solitude dans ces geôles ou l’on m’oublia si longtemps. Tout au plus émergent des lambeaux de mémoires enfouies, des éclats vifs de tumultes, des échos de prêches et de chants, des fragments de pays inconnus.  

La saison des frimas étend son linceul de neiges et de givres. Nous nous blottissons à qui mieux mieux, tandis que les nuits s’allongent. Tout s’engourdit, tout n’est qu’oubli, qu’attente du dégel et du chant des oiseaux. Et puis, un matin, nous sommes soudain tirés du sommeil par le craquement sourd des poutres de la maison qui n’ont plus à supporter ce lourd manteau poudreux et ruisselant. Je suis encore à demi-assoupi quand me reviennent d’un coup ces sensations marines, ces plaintes du bois tiraillé par la houle, toute cette harmonie d’étrave, de quille et de bordages. Je me revois mousse, hunier, barreur, capitaine, je me remémore ce nom que je portais alors, ce « Tani !» lancé à tous les vents, je suis de nouveau Omi du conseil du Nihonmachi à Fai Fo, consulté et craint, amant éperdu de Dame Ni Co, qui me couvre de caresses enflammées chaque soir que je m’allonge à ses côtés. お慈悲を! C’est à la résurgence de cette image, de cette figure tant aimée que je prends enfin conscience de ma faillite. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, seul, faible, égaré.

Me reste-t-il encore assez de vigueur, Dame adorée, pour accomplir ma mission ?

Au premier soleil du printemps, je demande au chef du village permission de reprendre la route. Je souhaite, lui dis-je, faire pénitence et mener une vie itinérante. Aurait-il la générosité de me raser la tête et me doter d’un bâton, d’une kesa et d’une paire de zōri ? Ce vieux patriarche accède à mes requêtes, et s’enquiert de mon chemin. Je lui fais part de ma volonté de me rendre à Ise, pour solliciter les faveurs de la Déesse et lui adresser mes prières. Il sourcille devant l’ampleur du périple et la voussure de mes épaules mais, devant ma mine résolue, consent à me fournir une monture pour équipage, une vieille mule tout aussi obstinée que moi.

Je quitte donc clopin-clopant le hameau de Ukiha et prends la direction de Oita, m’arrêtant souvent pour faire aumône et quémander de l’aide pour traverser les nombreux torrents bouillonnants qui inondent les sentiers. Mon allure semble inspirer d’abord mansuétude puis sympathie, et je ne tarde pas à partager ma pitance avec quelque compagnon de voyage, commerçant ou bien moine, qui égaye ces journées encore fraîches de propos gouailleurs et irrévérencieux. J’apprends ainsi que nul gent d’arme ne peut dégainer sa lame sous peine de mort, que les Seigneurs de Guerre sont désormais tenus de composer des vers, ou peindre des estampes, que les marchands font enfin fi de l’étiquette et portent kimonos plus chamarrés que ceux de l’Empereur.

Dans le port de Oita je parviens à convaincre un chaland de m’embarquer jusqu’à Matsuyama, d’où je pourrai suivre les vieilles empreintes du vénérable Kōbō Daishi à travers les forêts du Shikoku. Je préfère emprunter ces voies sauvages et détournées, loin de Kyōto et des villes côtières, et me recueillir de temple en temple, d’autel en autel, de sourires énigmatiques en mains jointes, pour expier mes péchés et prier pour le salut de Mio, Katsuhiro, Haruki, Shirō et tant d’autres compagnons. Le chemin est pentu, rocailleux, et je dois souvent mettre pied à terre pour soulager ma bourrique. La progression est lente mais régulière, et, gardant le cap à l’Est, je sens à l’éclat des aurores aux doigts de rose que nous nous rapprochons du soleil.

C’est une altercation qui réveille mon effroi. De jeunes bonzes, surgis d’une hutte au détour d’un lacet, me barrent l’accès du temple Tsubakido et menacent de me remettre à la garnison de Mima. Je ne possède pas, m’admonestent-ils, de Tochi Kinbaku, ce précieux justificatif qui offre sauf-conduit aux pèlerins qui s’aventurent dans les Quatre Provinces. Serais-je donc un faux dévot, un suppôt de la secte Tendai, en maraude pour corrompre la Voie de Kūkai ? Ou, pire encore, un zélateur des croyances impies véhiculées par ces étrangers barbus et puants qui n’ont plus droit d’entrée ? Devant leur expression de hargne et de défiance, je me prosterne et entonne le Kokūzō-gumonjihō, dont j’avais retenu, sans trop les comprendre, les étranges harmonies, au temps de mes visites protocolaires au modeste temple Shingon de Fai Fo. A mon grand étonnement, la bande laisse peu à peu retomber sa vindicte et me considère en silence, puis s’accroupit pour accompagner mon mantra en voix sourdes et gutturales. Enfin, sous le grésillement des futaies, nous méditons un instant en silence. De ma besace, je sors mon bol et le pose devant moi. Aussitôt, on me soulève et me porte jusqu’à la cour du temple où je suis bientôt accueilli par l’abbé en personne. Il s’interroge : marcherais-je dans les pas d’Emon Saburō, en quête de rédemption pour mes fils défunts ? Le bougre ne croit pas si bien dire, mais je joue de sénilité, reste évasif, préférant pérorer sur la beauté de son île et la profonde spiritualité qui s’en dégage. Je voudrais, lui glissé-je, prolonger mon voyage et traverser la baie de Wakayama jusqu’au berceau du pays, le Yamato, pour y visiter les anciens sanctuaires et les mausolées impériaux. Y aurait-il un moyen de me prémunir de fâcheuses situations si je parcours ces vieilles et nobles terres, avec, par exemple, une phalange de jeunes et vaillants bonzes ? Je devine à ses toussotements que je le place dans l’embarras. Il me délivre un petit carnet aux pages encrées de tampons rouges, et me certifie que je pourrais ainsi montrer patte blanche à qui voudrait me chercher noise. Il ajoute doctement que le plus sûr chemin mène au monastère du mont Koya où je serai bien avisé de faire étape, car j’y trouverai certainement prévenante compagnie. Ainsi soit-il, et, après moult saluts et bénédictions je remonte en selle, chevauchant le long de la rivière Yoshino pour atteindre un autre port. Celui-là est blotti dans une anse sableuse, à couvert, et je reste ébahi devant le spectacle de ces petites caravelles si rondes et replètes, aux bordages d’acajou, aux vergues tressées de cordages argentés, qui tanguent doucement le long du rivage. On peut donc voguer en remontant le vent, comme me l’assure un pêcheur reprisant ses filets. À la capitainerie, je tremblote et bavote de longues suppliques. On feint de m’écouter, on soupire. De guerre lasse, on s’apitoie et me laisse monter à bord d’un esquif qui sillonne la baie. La traversée est houleuse, et je me garde bien d’émettre la moindre jérémiade. L’accostage, sans cérémonie, me livre à la solitude d’une plage de sable fin. Encore, je cherche une sente. Je suis des ruisseaux. Je rencontre des paysans qui, tous, me parlent de la montagne sacrée.

À la vue des larges bâtiments qui couronnent le sommet, je saisis peu à peu la majesté du lieu. On m’y accueille pourtant de la plus simple manière, et l’on me précède, d’abord à l’écurie, puis dans un dédale de couloirs, d’escaliers, de cours et coursives, jusqu’au quartier des pèlerins où m’attend la cour des miracles à laquelle j’appartiendrai pour quelques jours. Je partage mon dortoir avec un échantillon bavard et bigarré de camelots, d’artisans, de fermiers, venus des quatre coins de l’archipel pour décanter pensées et sentiments, en oraisons matinales et répétitives. Je remarque assez vite un petit homme noueux, buriné, solitaire comme moi, qui occupe une natte dans un coin, et dont j’apprends qu’il répond au nom de Abe et qu’il est originaire de Mie. Je tente de l’amadouer, mais il se rebiffe et se mure dans un silence insondable. C’est en me voyant attacher mon hakama, aux premières lueurs du jour, que je le vois s’approcher, toujours taiseux. Il pointe les liens qui enserrent mes hanches et esquisse un sourire. Oui, ces nœuds-là ont des boucles inédites, apprises au fil de l’eau, aux noms étranges et exotiques. Je lui confie quelques historiettes sur mes anciens voyages, tandis qu’il s’ouvre à moi sur son passé de maître charpentier, au village de Toba, sur la côte non loin du sanctuaire de Ise.

Ise.
Enfin !

Je tente tant bien que mal de réprimer ma fébrilité, surtout lorsque je l’entends évoquer les formidables navires qui, au temps de sa jeunesse, faisaient parfois escale au large de sa péninsule. Lui aussi a donc aperçu nos voilures, nos vergues et nos étraves. A-t-il été en présence de quelque étranger à la barbe fournie, un de ces Kōmō hâbleurs et irrespectueux ? Abe secoue la tête avec véhémence. 不可能だ! Jamais un Gaijin ne saurait fouler le domaine autour du sanctuaire de la Déesse ! Même Anjin-sama, même lui au faîte de sa puissance et de sa gloire, n’aurait pu s’approcher de Ise sans une levée de bouclier des Seigneurs Tokugawa ! À ces mots, il se replie sur lui-même, marque un long silence, puis se reprend dans un murmure. Aucun natif de Mie ne peut ignorer ce déshonneur, cette vieille souillure, alors que le plus sacré de nos temples fut profané. Nul ne sut jamais vraiment, parmi la populace, la gravité du sacrilège, mais des bruits coururent, naturellement.  On y vit la main de renégats, de rōnins sans foi ni loi. Ou bien de Coréens, retors et perfides. On retint aussi la fable d’un marin du Kyūshū, converti aux dieux du couchant, qui voulut s’emparer des trésors impériaux et parvint à subtiliser un morceau du 八咫鏡, le miroir divin qu’Amaterasu infusa d’une partie de son âme…

Anjiro.
Sa relique.
Enfin !

Nous passons de nombreuses journées ensemble pendant lesquelles, entre prières, méditations et tâches domestiques, nous nous lions d’amitiés. Il me parle d’éclisse, je réponds drisse, il m’explique l’art des jointures et je lui apprends quelques nœuds que j’imagine fort utiles à son métier. Il m’annonce un soir que sa retraite se termine, qu’il doit retourner à Toba. À ma grande joie, il veut bien que je le suive jusque chez lui et nous entamons, le cœur léger mais chargés de vivres, la périlleuse marche à travers les gorges encaissées et les passes étroites et abruptes qui franchissent la chaine des Kii. Son pas est agile, sa cadence soutenue, et mon baudet renâcle souvent à gravir ces raidillons piégeux.

À la nuit, sous les cieux constellés d’étoiles, nous partageons des pensées plus intimes. Je laisse sous silence mes inclinations christiques pour lui conter la beauté des femmes des îles lointaines, les saveurs indescriptibles du riz au safran, tandis qu’il s’épand sur la sève parfumée des cyprès et le toucher râpeux des planches de hêtre. Je lui confie mon tourment, celui de savoir ma fin prochaine, et de ne pas avoir pu exaucer mon vœu le plus cher : honorer les kamis au plus près de leur demeure, au saint des saints, au plus profond des forêts de Ise. Abe reste longtemps immobile à regarder la lune et les contours de son visage, sous la lumière blafarde, m’évoque la figure d’un apôtre sur les vitraux que je contemplais jadis, à l’abbaye de Torigoe à Edo. Quand il se décide enfin à me répondre, ses paroles sont équivoques. Il me convie à rester auprès de lui, dans sa demeure en bord de mer, sur les hauteurs du village et à travailler le bois sous sa gouverne. Le labeur manuel est source d’apaisement et d’humilité et, après mon périple au-dessus des nuages du mont Koya, je retrouverai certainement plénitude à manier limes et maillets. Peut-être alors, si les kodama sont d’accords, s’aventurerons-nous sous les canopées millénaires qui abritent les secrets les mieux gardés.  

Nous nous en tenons là, et progressons encore vers le levant. Les sentes deviennent moins sinueuses, les vallées plus larges. Enfin, nous apercevons la mer. La côte est sauvage, escarpée, mais on y chemine à bon pas, croisant ici et là d’autres marcheurs. Enfin, au détour d’une pinède, je découvre Toba, qui me rappelle Uraga et mes primes années. Je redeviens donc apprenti, je me réaccoutume au chants des scies et des rabots, aux ampoules et aux cals, à la lourdeur d’un sommeil mérité. Bien vite, je prends goût à la sculpture au ciseau et lui montre quelques techniques éprouvées en terre d’Annam, des ornementations florales ou bien animalières. Cela plaît à mon hôte, à tel point qu’il me commissionne un retable pour honorer les mânes protecteurs du village. Je me mets à l’ouvrage avec opiniâtreté, en oublie crampes et entailles pour façonner jacinthes, lotus, tortues, aigrettes, le tout sur fond de roseaux et de nénuphars. Le résultat est assez maladroit, surprenant, mais bien accueilli par les gens du cru. On vient même me demander d’autres pièces décoratives, des lanternes, des bols, des poupées, si bien que je me constitue un petit atelier, attenant à la maison d’Abe, où je passe mes journées dans la sciure et les copeaux. Nous vivons ainsi l’un à côté de l’autre, nous partageons des repas vite avalés, nous travaillons sans répit car les chantiers ne manquent pas, de Ikenora à Nakanogō, dans les ports et sur les rivages parsemés de petites fermes. Tous ces efforts me revigorent. Je peux de nouveau gambader par-ci par-là et soulever quelques charges. De plus en plus souvent, je me surprends à scruter la forêt profonde qui recouvre les collines, à l’affut d’un signe, d’un appel, et je dois rester ainsi prostré longtemps.

C’est Abe qui vient, alors, parfois, me tirer de mon hébétude d’une chiquenaude familière.

La saison chaude s’achève en lourds orages pendant que les érables et les chênes s’empourprent. Les vents tournent, les vagues gonflent. Les bateaux dodelinent et restent à l’ancre. Je frémis déjà à l’idée des frimas et m’aventure plus que de coutume en lisière des bois pour faire provision de bûches, d’herbes et de champignons. Abe semble faire de même, et sa mine soucieuse me fait craindre un hiver long et rigoureux. Quand vient l’heure du souper, il se montre moins avenant, presque ombrageux, comme pétri de sentiments contradictoires. Je l’abandonne à ses maussades humeurs, inquiet pour notre compagnonnage. Aurai-je péché par insouciance, par arrogance, par excès de zèle ? Je m’endors d’un sommeil tourmenté, dont je suis tiré un soir par un Abe hirsute et chiffonné, qui me secoue sans ménagement. Il fait nuit noire, et je le vois qui subrepticement s’éclipse, un flambeau à la main. Je me jette à sa poursuite, complètement hagard et simplement vêtu, alors qu’il pénètre dans les sous-bois et disparaît dans l’obscurité. Seule une faible lueur éclaire les branchages qui souvent viennent cingler mon visage et mes épaules, alors que je trébuche de souches en racines. Je parviens enfin à le rejoindre, à la croisée de chemins broussailleux. Il murmure des propos inintelligibles et se déplace par soubresauts, comme possédé par un esprit malin. S’interrompant soudain, il me dévisage avec suspicion, comme s’il me voyait pour la première fois. « Tani ! », minaude-t-il, « Ecoute ma voix, c’est la voix des arbres, des feuilles et du vent ! Tu dois te hâter, Tani, et collecter ce qui m’est dû. Suis-moi, je te montrerai par où passer, comment te faufiler dans mon sanctuaire sans éveiller l’attention de mes prêtres. Pressons ! Sous couvert des ténèbres nous avons une chance de nous infiltrer jusqu’à mon antre sacrée ! » Eberlué, je le vois qui s’élance de nouveau, bondissant avec une agilité prodigieuse, et je ne parviens à le repérer qu’en suivant ce petit point de lumière qui s’agite par saccades de talus en ravines. C’est une course éprouvante à travers fougères et fourrés, qui dure et perdure. Griffé, écorché, fourbu, pantelant, mes genoux me lâchent. Je finis par ramper pour atteindre une saillie rocheuse et moussue sur laquelle je tente de reprendre souffle. J’aperçois, encore loin, les contours d’une haute palissade et le halo d’une flammèche dansant à ses abords, qui s’éteint aussitôt. Péniblement, je me remets sur pied pour m’approcher de cette enceinte, dont la surface semble luire sous l’éclat blafard de la voûte céleste. Abe – du moins, Celle qui tire ses ficelles – doit se cacher quelque part, à proximité. Je tente un chuchotis, à peine un soupir, qui me vaut un bâillonnement aussi brutal que foudroyant. « Tani ! Silence ! Laisse les arbres, les feuilles et le vent parler. Calme ton cœur, expire. Là. Bruisse, comme la forêt autour de toi. Et soulève cette trappe à tes pieds. Oui, la vois-tu ? Entre, descends, n’aie crainte ! Je serai derrière toi. » La terre est froide, dure, râpeuse. C’est un boyau étroit qui s’enfonce dans des profondeurs méphitiques. Des exhalaisons moites et sulfureuses me retournent l’estomac. La noirceur est totale et je ne distingue plus ni haut ni bas, entortillé dans ce tunnel aux parois suintantes et tièdes. Au bord de l’évanouissement, j’entrevois un rougeoiement qui palpite dans ces tréfonds infernaux. Je ne rêve que de rebrousser chemin, mais Abe me pique, me talonne et me bouscule. « Nous nous rapprochons, Tani ! Devant, ce sont mes quartiers ancestraux, que je partage parfois avec Sarutahiko, auxquels nul mortel ne peut accéder. Tu le flaires, n’est-ce pas, que tu n’y survivrais pas ! Faufile-toi néanmoins encore un peu, et tu trouveras une bifurcation sur ta droite. Tends tes bras, tu la décèleras bientôt. » Je retiens tant bien que mal les convulsions qui me tiraillent, joue de coudes et de genoux en frissonnant jusqu’à ce qu’enfin mes paumes soient happées par le vide. C’est une embouchure étroite dans laquelle l’air semble plus respirable. Je m’y engouffre tête baissée, l’esprit embrumé et confus, toujours exhorté à ramper plus avant. Les parois se desserrent à mesure et le boyau devient galerie, étayée çà et là de linteaux qu’éclairent de fragiles lanternes de papier. Je peux enfin me redresser, m’étirer, soulager mes entrailles de ces nausées irrépressibles. « C’est bien, Tani, d’abord la purgation, avant la purification ! Tu vas découvrir un peu plus loin une source chaude, dans laquelle il te faudra t’immerger et te laver à grande eau ! Ensuite, tu te débarrasseras de tes oripeaux pour revêtir la tunique immaculée des ministres de mon ordre. Alors, je te guiderai jusqu’à la chambre des trésors impériaux, celle-là même qui fut profanée par ton fanatique coreligionnaire, oui, celui-là même dont tu cherches le sillage depuis longtemps, le samouraï meurtrier du clan Satsuma, Anjirō le bonimenteur, Anjirō l’apostat, Anjirō le voleur. » Des paroles péremptoires et justes, bien sûr, entonnées d’une voix toujours aussi inhumaine. J’entends déjà un doux clapotis se réverbérer dans cette caverne mystérieuse. S’ensuit donc bain de jouvence, toilette d’apparat, et nouvelles admonestations. Bras le long du corps, tête droite, port altier. Cette fois, c’est lui qui me précède, et, après quelques détours dans ces souterrains désormais plus engageants, nous sortons à l’air libre. Nous débouchons dans une immense cour aux arbres centenaires, ceinte de pagodes aux toits élancés, sous la garde de prêtres tout de blanc vêtus, qui, par paires ou en trio, déambulent en silence, de braséros en braséros. Un pied devant l’autre, le regard vissé sur la nuque de mon éclaireur, j’évolue sur des allées de graviers, des pierres polies, des planchers aux lames patinées, des parterres d’herbe rase jusqu’à cet édifice, isolé, aux dimensions modestes, sans ornementation aucune, sans que nulle sentinelle ne nous entrave. Abe, sans hésitation, fait coulisser l’une des cloisons de bois et nous entrons dans une pièce carrée tendue de soie jaune d’or piquetée de points bleu nuit. Un orbe luminescent, suspendu au point nodal de la charpente nous enrobe d’une clarté laiteuse. Les tatamis frais parfument l’espace d’une fragrance printanière. Au milieu trônent trois lutrins, à la facture aussi modeste qu’épurée. « Vois, Tani, ce que nul autre que le Fils du Ciel peut apercevoir le jour de son sacre ! Ici, la Faucheuse, l’épée Kusanagi no Tsurugi, leg de mon ombrageux frère Susanō ; là, le Yasakani no Magatama, drôle de joyau biscornu, extrait du magma primordial, symbole de mon éternelle bénévolence. Enfin, au centre, celui qui ne peut plus réfléchir mon âme désormais fracturée, celui que je pleure de ne pouvoir m’y mirer, le Yata no Kagami, mon miroir, mon doux miroir, qu’il te faut rapiécer. Rapproche-toi, Tani, et regarde ! Chacun de ces éclats reflète une partie du monde, passée, présente ou à venir, et, même ce ne sont plus que des fragments épars de ma sapience divine, ils pourront t’aiguiller, révéler les errements de ton pilleur de sanctuaire, déterminer le lieu de sa méprisable sépulture ! Tani, tu connais les mers, les îles, les routes, les hommes. Tu es revenu sur ces terres pour y battre ta coulpe, et pour t’absoudre de je ne sais quel démérite. Allons, Je te les accorde, tes grâces et tes bénédictions ! Maintenant, contemple, observe, abreuve-toi de ce savoir aussi incohérent qu’inépuisable ! »                                                

Tourbillons et nuées ; la crique d’Uraga sous l’orage ; ton beau visage, aperçu ce matin-là ; mes parents qui ne pleurent pas ; les corbeaux qui survolent la plaine de Sekigahara ; les remugles enivrants de la vase de Fai Fo ; le corps inerte de Shirō que l’on descend de sa croix ; la main menue de la petite prêtresse à la robe violette ; le rabotage des ponts neufs luisants sous le soleil ; les plants de riz qui ploient sous la brise d’été ; la tonsure de François-Xavier alors qu’il se prosterne ; la flotte mongole oblitérée par les tornades et les mers déchainées ; Anjin-sama qui ne peut réprimer un sanglot au lancer des amarres ; un nouveau-né baptisé vagissant dans ses langes ; la pépie des coolies à l’ouverture des barriques ; l’épée qu’une tortue porte sur sa carapace ; l’explosion d’une étoile au-dessus d’une ville portuaire ; l’effarement du capitaine Francisco de Andrade devant la révélation de ma foi ; les sourires édentés des tisseuses javanaises ; le monticule moussu d’une tombe sans nom, au pied d’un ilot volcanique inhabité ; l’esseulement du Shōgun du haut de son donjon dominant Edo ; la charge des éléphants contre un fortin rongé de racines de banians ; le coup de machette du grimpeur de cocotier ; ces étranges machines qui roulent sans attelage ; les pluies de mousson qui s’abattent sur les arcades du Nihonmachi ; un crâne humain serti de bijoux posé sur un coussin de velours émeraude ; les doigts fins et agiles qui jouent de pinceaux et de bouliers ; le regard serein d’un archiviste penché sur un rouleau ; moi, moi secoué de tremblements, baignant dans mon sang, sur une couchette cramoisie ; moi, moi sur un navire inconnu, qui scrute l’horizon d’un œil inquiet ; moi, moi qui me voit courbé sur ce miroir brisé, avant de

Je reprends conscience sur ma natte, alors que pointent les premiers rayons du soleil.

D’abord flous, les contours de la pièce reprennent lentement consistance. Le plafond et ses frustes madriers, le mur à ma droite, dont je peux sentir toutes les aspérités. Ce goût bilieux dans ma bouche sèche. Mes jambes, mes épaules, mon dos endoloris. Aurai-je rêvé tout cela ? Non, je suis encore emmitouflé dans cette tunique blanche, toute froissée, mais encore impeccablement propre. J’entends déjà, de l’autre côté de la cloison, le remue-ménage habituel de Abe se préparant à sa toilette matinale. Abe. Abe, que j’appelle à grands cris, et qui se précipite, écartant le battant de ma modeste porte, se jetant à mon chevet, Abe toujours égal à lui-même, brusque et attentionné, avare de parole et ouvert à toutes confidences. Erratique et décousu, mon récit le laisse tour à tour incrédule, pantois, souvent anxieux, mais surtout alarmé. 不可能だ! Jamais la Déesse ne saurait faire preuve d’une telle pusillanimité, venir se mêler de nos futiles affaires ! Suis-je certain de ne pas avoir été victime de la roublardise des renards d’Inari ? Je lui montre mon habit, mes contusions et mes égratignures, et répète à l’envi que je ne suis ni fou ni exalté.

Les jours suivants, je me consacre tout entier à mes figurines et mes frises. Il me faut clore mes derniers marchandages avec le village avant de prendre le large. Les bourrasques venues du nord se font de plus en plus insistantes, de plus en plus rigoureuses, et ramènent sur le sable les voiles les plus téméraires. Le temps m’est compté. Abe et moi n’échangeons plus guère que quelques paroles à la volée, et nous savons tous deux que l’heure de notre séparation est proche. En guise d’adieux, il parvient à convaincre l’un des plus prospères bateliers de me faire don d’une petite embarcation, un caboteur à simple mât qui me permettrait de filer plein sud le long des côtes de Mie. Nous nous promettons, sans y croire l’un l’autre, d’heureuses retrouvailles. 

Ainsi quitté-je Toba, seul, les yeux embués, le cœur chaviré, sur une mer grise et houleuse. Je reste aux aguets, toujours à une encâblure du rivage, louvoyant entre récifs, bancs de sable, presqu’îles et lagunes, mouillant à la nuit sous l’abri des falaises qui balafrent le littoral. Je me nourris de crabes et de crustacés, que j’avale crus. Bientôt je laisse derrière moi le cap de Shionomisaki, cet éperon rocheux qui marque la fin des terres du Yamato, pour m’abandonner aux courants de la haute mer. Je n’ai que cette image en tête, cette tombe sans nom, au pied de cet étrange volcan aride perdu au milieu de l’océan, dont il me semble reconnaître la silhouette, et que j’imagine si loin, parmi les sauvages atolls des Ryūkyū. Je confie ma navigation aux étoiles.

Et à Elle bien sûr, car c’est Elle qui dorénavant gouverne mon esquif.

L’aube.

De ta Providence en ce matin si froid, qu’en reste-t-il ? Des hurlements barbares qui crèvent la brume. Un harpon, des fers et des chaînes, un fond de cale et des pirates qui me crachent au visage. A quoi joues-Tu ? Tu crois que je vais les amadouer, ces Wakō étiques, édentés, tachetés de tatouages avec mon sabir cultivé sur les sept mers ? Je peux bien essayer avec mon garde chiourme. Mais quoi lui promettre ? Monts et merveilles ? Fosses et forfaitures ? Je lui fais miroiter tous les délices de l’opulence qui sera sienne à ma libération, mais le regard torve qu’il m’adresse ne me dit rien qui vaille. Cette soute, au moins, est un abri contre la rudesse du dehors. Tiède, puante, bruyante, encombrée de paniers, de caisses, de barils, de cages à poules et de cochons, elle me berce de son roulis. De quelle transaction vais-je donc faire l’objet ? Serai-je doté d’une quelconque qualité, d’une aptitude monnayable ? À ces interrogations sans réponses, je préfère m’abandonner à des chimères d’amour, à ce visage tant désiré, tant caressé qu’il confine à de l’idolâtrie. Mon espoir de te revoir un jour, Ô ma Dame adorée, rétrécit comme peau de chagrin. Me voilà encore captif, mais cette fois, je connais mes tortionnaires. Ces équipages de corsaires, je les ai souvent pourchassés, quelquefois envoyés par le fond, au gré de mes périples de Fai Fo à Aynam, de Formosa aux îles Philippines. Leurs navires à fond plat n’avaient que peu de chance de se dérober aux manœuvres de nos caraques, plus véloces, plus agiles, mieux armées. Je me perds dans ces souvenirs de liberté perdue. Le roulis, la nostalgie, l’immense lassitude qui me saisit, alors que les ombres m’engloutissent.        

Des cris encore, des vociférations féroces et gutturales. Des cavalcades, des bousculements, des bruits de chute. Les premières semonces. Aux claquements des arquebuses répond le grondement sourd d’une première salve de canons. Je perçois par-delà la carène le bouillonnement des gerbes, déjà proches, tandis que le bateau vire de bord en s’inclinant fortement. La cargaison verse et manque nous écraser, n’eut-été la présence de ballots de coton qui nous épargnent une fin peu glorieuse. Mon garde se débat et remonte sur le pont, me laissant toujours écroué à ce rail de métal, tandis que la bataille fait rage au-dessus. Ça tire à tout va, détonations contre déflagrations, rugissements contre râles. Je reste recroquevillé autour de ces sacs de jute en attendant le pire. Soudain, tout explose en un fracas assourdissant. Un boulet ouvre une brèche sur le bordage juste à ma droite. Secoué mais indemne, je vois ces fers tordus, brisés, et je me libère en frissonnant. Sortir. Trouver de quoi me défendre. En haut de l’échelle, c’est une hécatombe. Le mat est encore debout, mais la voile n’est que lambeaux enflammés et les cordages fouettent un pont jonché de cadavres. Un rapide tour d’horizon, et j’aperçois la frégate qui nous pilonne. Une vingtaine de bouches à feu, une quarantaine d’hommes, pas moins. Pavillon batave. Diables de Kōmō ! Nous sommes à leur merci. À moins que l’on puisse leur porter une estocade. Il y a encore quelques Wakō en poupe, une poignée de pauvres moussaillons qui chient dans leur froc. J’aboie un torrent d’injures, je réveille leur instinct de forban et leur intime ordre de préparer une riposte. On s’agite, on s’empresse, on fouille pont et cale : tonnelets de poudre, étoupe, poix, gréement et quelques débris de balustre. On se retire en soute pour préparer notre stratagème. D’abord, agrandir la brèche, qui, heureusement, est à une coudée de la surface. Y faire plonger caisses et barriques, quelques poules pour faire bonne mesure, et ces tonnelets enrobés de fibres ignifuges et poisseuses, dissimulés sous des voilages, supportés par des débris flotteurs. Laisser dériver le tout. Choisir un volontaire, qui devra nager à couvert et s’approcher de la cible – leur gaillard d’arrière et son gouvernail –, pour y attacher les explosifs. Un tir de mousquet bien ajusté depuis le pont, tapi parmi les corps, et la messe sera dite ! La paille la plus courte revient au plus chétif, qui ne pipe mot et se glisse dans l’eau glacée. Les canons se sont tus, et le temps, suspendu à l’apnée d’un gamin que j’espère aussi brave qu’insouciant, nous offre un court répit. On me tend l’arme déjà chargée. Lentement, je me hisse sur le tillac où je serpente le long du bastingage. Le silence, déchiré par quelques goélands cerclant au-dessus, joue sur mes nerfs. De la frégate, je vois une chaloupe qu’on met à l’eau, pour prendre possession de notre jonque. Soudain, une douleur fulgurante me perce l’abdomen ; un carreau d’arbalète traverse mon flanc gauche. Je réfrène un glapissement, tente de garder les yeux ouverts. D’autres traits viennent se planter tout contre mon épaule. C’est la vigie qui a décelé ma présence et cherche mon trépas. Je reste absolument immobile. L’attente, comme la douleur, sont insoutenables. Enfin, je devine une main minuscule émerger et faire un signe univoque, tout contre la coque de ce navire de guerre, alors que ballotte une chappe opaline collée à son arrière. J’adresse une prière haletante, un Pater revenu d’outre-mer, et je fais feu.

Le souffle de la conflagration manque nous faire chavirer. Du navire hollandais il ne reste que la proue, mangée par les flammes et déjà avalée par les flots. Ma vision se brouille. Je ne sens plus mon poitrail, qui baigne dans mon sang. Le froid m’engourdit, tout s’évanouit.

Je reviens à moi dans la cale, cette fois emmitouflé de couvertures, sous le regard anxieux de mes apprentis flibustiers. J’esquisse un sourire à la vue de notre jeune héros, sorti donc indemne de sa mission, qui hoche une tête fière et solennelle. On m’exhorte à avaler un bouillon peu ragoûtant et à reprendre des forces. On me presse de questions : que faire des cadavres ? Comment rentoiler les voiles, retendre les gréements, rapiécer les bordages ? Dans quelle direction devons-nous cingler ? Me voilà donc prodiguant, depuis mon hamac, conseils et consignes. La jonque redevient gouvernable à mesure de mon dépérissement. Je sais ma blessure mortelle et la nécrose irrémédiable. Mon jeune nageur reste à mon chevet, et je passe de longs moments enfiévrés à lui décrire cette île où nous devons accoster, cette étrange silhouette dessinant deux mamelons, l’un haut et pointu, l’autre plus rond et aplati, qui doit se trouver plus loin vers le couchant, dans ce royaume redouté du Ryūkyū. 

« Capitaine !... » C’est un murmure à mon oreille. J’ouvre les yeux, péniblement. Ils sont tous là, autour de moi. « Il faut sortir, Anjin-sama ». On me soulève avec mille précautions, mais je hurle de douleur. On me dépose sur une natte, étendue sous l’auvent de poupe et j’aperçois, sans y croire, les contours de ce volcan aux deux cheminées qui émerge des flots. « Tu avais raison, Capitaine, nous avons pris les courants hasardeux qui circulent parmi les iles de feu et, grâce à des vents favorables, nous avons pu voir pointer des terres à l’horizon. Des plates, des allongées, des bossues, des ondulées… Et puis celle-là, qui nous a tous paru être celle que tu cherches. On n’est pas sûr de son nom, c’est peut-être Ogami ou alors Yohate. Ce qui est certain, c’est qu’elle est inhabitée. On peut y aller, Capitaine, on a un petit canoë ou on peut tenir à trois. » Je les envoie ainsi en reconnaissance, à la recherche d’un monticule, d’un tertre, d’une croix. Mon cœur palpite encore, je dois résister encore !

Mon émoi n’a d’égal que mon tourment, alors que se consume lentement l’encensoir qui me tient lieu de sablier. Au crépuscule, les voilà qui reviennent, excités et braillards. Ils ont pu chasser un bouc et en ramener de juteux morceaux ! Quant à cette butte, cette motte, non, pas la moindre trace. Que je me rassure, m’assurent-ils, ils n’ont exploré que les rivages et, à la vue du gibier, ont posé des pièges pour ramener bonne pitance. Cela nous donnera des forces pour demain ! Le brouet qui m’est servi ce soir, fumant et musqué, me redonne un peu de vigueur. Je m’endors sous les rires, les railleries, la lune pleine et la brise douce. Avant le lever du jour, on me pelotonne et me suspend depuis le pont jusqu’au petit canot amarré à la coque, avant de ramer jusqu’au pied de la plus petite éminence. Là, mes jeunes pirates construisent un abri de fougères, une civière de toile, avant de me laisser à leur inspection. Le ciel se pare d’un azur profond et le soleil apparait, révélant un paysage désolé, quelques arbrisseaux épars, des touffes d’herbe, de la pierraille. Etrangement, je suis empli d’une grande sérénité, allongé la, contemplant l’un des derniers matins qui me sont offerts. J’entends un cri, porté par le vent, un « ‘taine ! » qui vient interrompre mon recueillement. Bien vite, on me transporte, cahin-caha, jusqu’à ce petit amas de cailloux recouvert de mousse, sur lequel est fiché un bout de bois vermoulu. La croix n’a pas tenu, mais cela ne fait aucun doute : voilà la sépulture que j’ai, pendant toutes ces années, voulu profaner.

« Posez-moi là. Là, plus près. Aidez-moi. Il faut creuser. Oui, avec les mains. »

Des racines et des pierres ; de la terre, meuble et friable ; du sable ; des coquillages ; un crâne aux orbites saillantes ; d’autres ossements, tibia, fémur, coccyx, mais point de bassin, de vertèbres, de clavicules, ni de côtes. Un peu de poudre grisâtre, de la cendre, dans laquelle je fouraille. Oui ! Je m’en empare : c’est un petit fragment, de la taille d’un ongle, poli et tiède, lourd et ciselé. Je subodore Anjirō, dans sa démence, de l’avoir avalé. La Déesse, vengeresse, l’aura consumé jusque dans sa dernière demeure.

Je réclame un instant de piété. Une prière, un mantra, un salut. Une absolution. La sienne ? La mienne ?

Il me faut leur dire, à mes moussaillons, que je vais mourir bientôt. La plaie à mon côté enfle, purule, gangrène. Ils le savent, ils ne sont pas bêtes. Dans les cales de la jonque, ils ont trouvé une pierre à encre, un pinceau et des rouleaux d’estampes, que je peux griffonner à loisir. Alors, sur ma natte corrompue, je m‘applique à rassembler mes souvenirs, à en retracer les méandres. De mon retour à Nagasaki sous les aboiements des chiens, à ma rencontre avec Shirō et nos folles espérances. Les premiers échos d’Anjiro à Kagoshima. La révolte sourde, la lutte, le siège et la défaite. Ma réclusion, et ma lente rédemption. Je dois tout te confier, Dame Adorée, que tu saches que je rapporte ce que je t’ai promis et, sur ma dernière couche, jusqu’à mon dernier souffle, que c’est à ton âme que la mienne est liée.

À jamais. 

samedi 8 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - 14.

Ça bourrine à la porte.

Vu le barrouf, ce ne peut être ni Tuấn, ni Cậu ; charnières et chambranle, d’ailleurs, approuvent mon diagnostic, tout comme les gonds qui ne s’en sortent pas indemnes.
Quel est donc ce pignouf aux pognes acharnées qui vient suspendre ma lecture ?

Mon acolyte, plus prompt que moi, de mauvais gré et d’un geste large, se lève et tire la chevillette. La bobinette chère à notre archiviste se fend d’un sourire mielleux, qu’il accompagne d’un « oh, oh, oh » de baryton. Sans attendre il se faufile, les bras lestés de paperasses, qu’il décharge sans cérémonie à l’éventail de mes arpions. Puis il se fige, marmoréen, devant l’étendue du corpus libris qui nous surplombe et menace éboulis.

« Oh, voyez, qu’avons-nous là ? Collection de contes étonnants, deuxième édition, 1724, remarquable ! Et là ? Esprits des défunts du royaume Viet, en neuf volumes, par l’excellent Lý Tế Xuyên ! La Grande proclamation sur la pacification des forces Wu, de Nguyễn Trãi, version traduite en portugais par De Rhodes en personne ? Extraordinaire ! Messieurs, voyez, vous êtes tombés dans un puits de savoir tout à fait exceptionnel ! Et vous vous y plaisez à ce que je vois, si j’en juge par votre décontraction. Restez comme vous êtes, je vous prie. Rien de plus agréable que de converser dans le confort des draps, voyez ?

Tuấn se glisse par l’entrebâillement, ravi de ces retrouvailles impromptues, suivi d’un Cậu plus circonspect.

« Surpris de me voir ainsi rappliquer à la onzième heure ? C’est la bonne heure pourtant ! Celle des intrigants, des factieux, des opportuns ! Et je suis bien placé pour le savoir. Voyez, votre enfermement, tout livresque et douillet soit-il, est bien la conséquence d’une obstination séculaire, atavique, du clan Khổng à oblitérer toute tentative de faire la lumière sur leur aveuglement. Oui, messieurs, vous en connaissez désormais les prémisses, ce printemps 1647 déjà pluvieux, et ce navire Wakō qui transperce la bruine, aux petites heures, pour amarrer discrètement sur un bout de quai de Fai Fo et décharger, entre ballots de coton et barils de poudre, cette caisse de bois clair marquée d’une croix noire. Mais ce n’est pas la dépouille de Sire Yajirobei, ni l’insondable affliction de sa maîtresse qui nous importe, n’est-ce pas ? Non, ce qui nous taraude – et plus encore votre vieille connaissance et toute son ascendance – c’est de quelle manière cette perle d’étoile, aux propriétés que je suppute miraculeuses, a bien pu leur filer entre les mains, alors qu’ils avaient pour seule charge de contrôler toute cargaison arraisonnée dans le royaume d’Annam. Oh, ne jouez pas les vierges effarouchées, vous vous doutez bien que je n’ignore rien de vos pérégrinations romanesques ! Pour tout vous dire, j’ai dans mon escarcelle quelques bulletins vous concernant, qui m’ont été transmis par une source œuvrant pour le compte des Khổng. Ainsi donc, vous voilà placé sous séquestre par ceux-là même, qui, depuis maintenant plusieurs siècles, cherchent à laver leur honneur déchu. Il faut avouer, voyez, qu’ils ont souffert mille morts de cette négligence funeste, et qu’ils n’ont jamais pu recouvrer leur superbe. Cloîtrés que vous êtes dans l’enceinte de la citadelle, il va nous falloir un habile subterfuge pour vous en sortir. Las, je suis au regret de vous soumettre à l’épreuve de la barbe postiche, de la tonsure et du cilice. Comment ? Encore une mascarade ? Voyons, messieurs, c’est du sérieux ! Le sort du pays est peut-être en vos mains ! Ainsi donc, sitôt bénis et travestis, vous vous glisserez dans la procession que je mènerai demain matin depuis l’église de Tây Linh. C’est à un jet de pierre, et, lorsque vous nous entendrez alto voce scander un harmonieux Salve Regina vous sortirez par derrière, il y a une venelle qui s’engage à couvert dans la rue Thái Phiên, ou vous vous insinuerez en queue de cortège, tête basse et mains jointes. Nous prendrons par Tôn Thất Thiệp, le long des murailles, pour sortir de la vieille ville et nous diriger, de l’autre côté de la rivière, vers la cathédrale. Une fois là-bas, nous aviserons. »

Un ange passe.

- Des nèfles ! Vais pas me décalotter la houppe pour enfumer la piétaille du croulant ! Le peignoir caca d’oie à la rigueur. Avec encensoir, cordon, rosaire, des sandales façon légionnaire et un couvre-chef. Là, je signe !

Je le sais inébranlable sur les questions capillaires. Va falloir trouver une mitre, une tiare ou un bonnet. Quant à moi, foi d’agnostique, je peux bien prétendre à la vocation, auréole comprise, pour une petite virée chantante.

On tope, puis notre visiteur s’éclipse, non sans prendre à partie Cậu pour ses tendances bibliophiles. Ainsi donc, si ce ladre bidonnant nous colle aux basques lui aussi, c’est que toute sa curie nous épie. Pas étonnant, vu le boxon autour de notre expédition, mais ça commence à faire du monde à courir derrière cette breloque cosmique ! Va nous falloir du doigté pour l’escamoter aux yeux et à la barbe de tout ce charmant gratin. Tuấn, toujours un peu surpris du tour que prennent les événements, s’assoit à mes côtés, et avise les feuillets raturés et couverts d’une laborieuse traduction. « Ça, Chú, c’est comme mes cahiers de brouillon, c’est tout gommé, tout taché, tout froissé ! Tu vas finir par écrire au travers si tu continues ! »

Il me reste encore quelques pages à retranscrire, et j’espère y parvenir avant la nuit.

On pourra alors tenir à nouveau conseil, trinquer encore, et deviser à loisir sur notre martingale.

vendredi 7 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - 13.

 

 - Alors, ce prêchi-prêcha sur papyrus ?
 - C’est du vieux Japonais, et Tani scribouille ses kanjis comme un 馬鹿 ! Profite de la bibliothèque, trouve-toi un almanach Vermot, et fous-moi la paix ! J’en ai pour quelques plombes...

22 Décembre 1634, Dejima, Nagasaki

Ma Dame, amour de ma vie, Hirado n’est plus. On accoste sur un polder encombré de baraques, de boues et d’aboiements, baptisé fort à propos  出島. C’est « l’île d’où l’on sort », ou « l’île d’où tout sort » et l’accueil y est âpre et brutal. J’ai, bien sûr, pris soin de me débarrasser de tout signe ostensiblement chrétien. Bien m’en a pris, car sitôt sous le joug shogunal, on nous pousse à piétiner une image sainte et cracher sur un crucifix avant d’aviser nos titres de voyage. Prémisse des brimades qui nous attendent, nous, derniers marchands japonais à être assez fous pour retourner au plus près du soleil levant. L’humeur est tout aussi maussade parmi mes coreligionnaires portugais, qui occupent avec quelques hollandais la quasi-totalité des bâtiments. Je cherche, en vain, une enseigne anglaise, pour m’enquérir des affaires du Commonwealth et du reliquat de la Compagnie des Indes Orientales. Chou Blanc. Des établissements de Saris et d’Anjin-san, plus aucune trace, et cela me chagrine davantage que je ne saurai l’admettre. Une menace sourde et diffuse semble planer au-dessus de nos têtes, alimentée par toutes ces rumeurs que les mers charrient. Ô, Dame adorée, j’ai peur que ma résolution ne s’amenuise ! Si loin de vous, et mon courage me fuit. Mais je vous l’ai promis, je reviendrai. Je reviendrai avec cette offrande. Je la trouverai. Je ne pense qu’à mon retour auprès de vous.

24 Décembre 1634, Nagasaki

Dans les rues sinueuses de Nagasaki, on file droit. L’esprit n’est pas à la l’indolence et le quidam se déplace voûté, preste, craintif. À tous les carrefours des samouraïs, mine sévère et tonsure martiale, inspectent charrettes, palanquins et fardeaux. Vêtu simplement, et simplement muni de ma besace, mes pas me guident naturellement vers Hamamachi, mais la ville ne m’offre plus les contours d’autrefois. Arasées, les flèches des églises le long de Harusame ; abattues, les arches des congrégations Jésuites et Augustiniennes. Je ne vois plus que machiya rangées un peu de guingois, et, au détour d’une encoignure, de petits pyrées sans l’ombre d’une icône. Inutile d’espérer retrouver l’abbé Almeida, pour qui j’adresse de bien vaines et tardives prières. Ainsi, tous les missionnaires ont désormais quitté l’archipel, ou, pour les plus irréductibles d’entre eux, ont pris le maquis. Mes pas me guident alors plus loin, vers le pont Megane et les collines boisées de Teramachi. Il y a là, au creux d’une combe un temple où, il y a bien longtemps, je suis allé secrètement quémander divins conseils, avant ma grande traversée. Le Kofuku-Ji se devine sous ses cyprès majestueux, toits courbés de tuiles émaillées de mousses, protégeant en son sein bodhisattvas et figures tutélaires du Tao d’outre-mer. Je retrouve, sous la patine des ans, le sourire goguenard et figé des Trois Vénérés, tandis que m’observe, insondable, la statue sereine et ventripotente d’Amida Butsu. L’endroit est désert, seulement fréquenté par quelques chats vagabonds que ma présence importune. Je m’assois un instant, hume les parfums d’hiver qui me submerge d’une amère mélancolie. Où aller à présent ? Qui croire en ces terres qui me sont étrangères ? Je reste là, sous la bise froide de la fin du jour, indécis, engourdi. Peut-être même m’assoupis-je, car je sursaute sous la pichenette d’un jeune garçon qui m’avise d’un air sournois. Lui aussi n’est pas d’ici, cela se voit. Lui aussi, peut-être, cherche en ces lieux un refuge, un abri ? Non, il me tance d’un ton moqueur. Quoi ? Que je suis, comme tant d’autres, un apostat ? Que je me dissimule aux yeux du Créateur ? Que je ne crois plus qu’aux idoles qui sourient de leur bois fendu ? Qu’à Nagasaki, je cherche à me soustraire à la lutte des derniers défenseurs du Christ ?     
                
C’est ainsi, Bien Aimée, que je rencontre Shirō, venu en maraude depuis Kumamoto, par-delà la baie d’Ariake. Vêtu d’un hakama, tantō à la ceinture, si jeune et déjà si plein de fougue, de verve et d’assurance ! Il me secoue hors de ma torpeur, et, devant mon ignorance, me brosse un portrait peu flatteur des tourments qu’infligent deux Daimyōs, Matsukura-sama et Terasawa-sama, sur leurs servitudes, dans la péninsule voisine de Shimabara. Exploités, meurtris, persécutés, au bord de la famine, ces paysans ne peuvent s’en remettre qu’à la Providence. Ils sont, martèle Shirō, la dernière communauté chrétienne à célébrer l’Eucharistie ! Sans aide, sans soulèvement, sans pasteur pour les soigner, les aguerrir, ils tomberont sous les sabres de leurs maîtres ! Tout à ses sombres prédictions, il m’invite à me rallier à sa cause, à me joindre à lui pour les îles Amakusa, où s’agrègent des forces toujours croyantes et insoumises.
Les statues du temple nous considèrent, du haut de leurs piédestaux et de leur maintien inerte et indéchiffrable.
Nous les y laissons, pour trouver de quoi sustenter notre appétit et nourrir notre amitié naissante.

Dame de ma vie, aurais-je trouvé si facilement un disciple de Paulo ? Je n’ose y croire.

Mai 1635, refuges de Hiratoko, île de Shimo

N’étaient-ce les circonstances si hasardeuses de cette missive que je m’amuserais de cette étrange situation ! Imaginez, Ma Dame, quelques semaines de périple, à pied le plus souvent, puis en coque de noix pour franchir la passe piégeuse de Sezumesaki, pour que nous nous faufilions dans les vallées encaissées de Hirakoto. Là nous rejoignent, bon gré mal gré, compagnons d’armes – rōnins de tous bords et de toutes extractions – paysans étiques et artisans dépossédés, dans un campement de fortune sous couvert d’une épaisse forêt. D’une poignée, nous devenons cohorte, qu’il faut abriter et nourrir. Je replonge dans mes vieux souvenirs de chantier naval pour aider à l’abattage, la taille des rondins puis à l’assemblage de larges huttes communes, tandis que, jouant de houes et de pioches, de nouvelles parcelles sont gagnées sur les bois pour y faire futures récoltes. Bien sûr, ça chaparde et filoute sur les fermes des clans Goryo et Tomioka dont les fiefs sont tout proches, pour le plus grand plaisir de la communauté, assoiffée de revanche sur les nobliaux du cru. Une chapelle ne tarde pas à être érigée à flanc de montagne, où Shirō semble passer de longues heures à méditer. Je ne sais ce qu’il ourdit, de suppliques au Très-Haut ou de campagnes ici-bas, mais il sermonne la troupe de promesses enflammées, de lendemains de liesses, de louanges et d’abolition des castes seigneuriales.  
J’assiste à ses diatribes, à la tombée du jour, et je reste ébahi devant ses talents d’orateur. Son verbe est tour à tour sec et tranchant, enjôleur et suave, impérieux et sévère. Il revêt pour ces occasions plastron, épaulières et gantelets de samouraï, mais ne porte point d’arme à son côté. Un murmure commence à bruire parmi l’assistance, qui ne me surprend guère. Oui, Shirō, tout à ses démonstrations de moine-soldat, pourrait bien prendre au sérieux cet aura : qu’il soit un envoyé du Ciel. Ainsi soit-il !

Mais de quel Ciel parle-t-on ?

Tempérance, je l’espère, lui est offerte au fil de mes récits, que je lui déroule soir après soir. Récits de houles et de roulis, d’estuaires d’Annam, d’accostages à Malacca, d’échanges de saveurs javanaises et papoues, et de ces longues palabres au château des navires, pipes déjà bourrées. Ce qu’on fume ensemble, d’ailleurs, le fait tousser. Mauvais tabac que celui du Kyūshū.

Juillet 1635, île de Shishi

Diables de Kōmō ! C’est une petite délégation qui arrive à dos de mulet, arborant drapeau blanc. Je reconnais certaines têtes, rabougries et burinées. Il y a là Van Eck aux bajoues couperosées, Janssen toujours enchapeauté de plumes de paon, Bakker, sec comme un coup de trique. Le conciliabule est courtois, mais remarquablement bref. Ils produisent un édit du clan Matsukura, estampillé par les autorités d’Edo. Nous leur devons soumission, dissolution, et retour sous tutelles de nos Daimyōs respectifs, sous peine d’exécution sommaire. Nos émissaires hollandais nous exhortent à obédience. Leur position est précaire et leur mine déconfite. Ils se savent être instruments de volontés étrangères à leurs intérêts, et simples truchements chrétiens de conflits nippons qui les dépassent. Nous leur garantissons sauf-conduit et demandons une trêve.
Vite, il nous faut prendre la poudre d’escampette, trouver un nouveau havre hors de portée des escouades des seigneurs de Shimabara.

Nous avons, lestés de tous les fardeaux de notre occupation forestière, longé le lit du torrent Nakata jusqu’à son embouchure sur une mer grise et morne. À l’horizon, Shirō pointe du doigt le sommet alangui d’un ancien volcan, le mont Shichiro, dont les versants sont suffisamment sauvages pour s’y replier jusqu’à l’automne. Las ! Les hameaux de pécheurs le long de la côte nous sont hostiles, et c’est le cœur lourd que nous devons prestement assembler des radeaux de fortune pour une traversée audacieuse. Les vents nous sont heureusement favorables, et les rideaux de pluies, qui jouent à oblitérer le paysage tableaux par tableaux, se révèlent de précieux alliés. Nous accostons dans une crique aux écueils affûtés, battue par des nuées cinglantes, et nous trouvons vite une ravine à gravir pour disparaître aux yeux du monde.

Ma Dame, ma vie, je rêve de vous a l’abri d’une simple cabane de branchages. Le papier est humide, mes doigts sont gourds, mes yeux embrumés.

Novembre 1635, Kagoshima

Dieu, que les sources thermales ragaillardissent ! Chaque muscle, chaque articulation semble se dénouer, se soulager un temps de la pesée du corps, léviter un instant dans les vapeurs soufrées. Rituel crépusculaire, devant la nuit qui tombe, qui invite aux songes.

Shirō et moi avons laissé nos baraquements de Shishijima pour nous rendre, par des voies détournées, à Kagoshima. Cet autre grand port du Kyūshū, autrefois florissant, vivote du trafic avec les territoires lointains du Ryūkyū, bien plus au Sud. Nous y recherchons, avec mille précautions, les représentants de l’Eglise, désormais clandestine et mise au ban. Nulle catacombe à visiter à la nuit, nulle gravure de poisson à décrypter sur la pierre, mais des signes voilés, des inflexions presque imperceptibles qu’il nous faut intercepter parmi la populace. Nous nous gardons bien de prospecter deux fois les mêmes lieux, et nous passons de nombreuses journées autour du port en salamalecs marchands, excellente couverture qui se joue de mes regrets et m’encourage à persévérer sans relâche.

C’est mon jeune compagnon qui s’arrête tout à coup. Nous marchons dans le quartier d’Izumichō, dans l’air frais du matin, alors qu’une petite procession suit un char chichement décoré de quelques figurines bouddhistes drapées de robes pourpres. Deux tambours en tête du cortège battent la mesure, tandis que psalmodient les fidèles en litanies coutumières. On distingue pourtant, parmi le flot de ses cycliques syllabes comme une note singulière, chantée d’une voix de femme, qui résonne à nos oreilles incrédules. Oui, sans aucun doute, on perçoit là, mêlées au mantra du Nembutsu des échos du Salve Regina, égrenés sotto voce par bribes intermittentes. Sous le charme de cette mélopée, nous leur emboitons le pas, en gardant nos distances. On progresse lentement le long de la rivière Kotsugi pour pénétrer dans les bois qui recouvrent la colline de Tsurugamine. Le sentier bifurque vers l’entrée d’une bâtisse aux murs nus et blancs, doté d’une simple porte aux battants clos. Le char est là, abandonné. Personne. Shirō se porte volontaire pour y frapper quelques coups hésitants. L’œilleton s’entrouvre, d’un pouce. Je le vois chuchoter longuement, patiemment, avant que ne coulisse enfin le panneau de bois brut. L’accueil est solennel, réservé, anxieux. Nous nous asseyons autour du foyer et gardons le silence. Le regard de nos hôtes – une douzaine d’hommes et femmes, jeunes pour la plupart –, leur retenue, leurs attentes, et la digue saute : Je prends la parole pour conter mes jeunes années de noviciat à Edo, la catéchèse parfois sévère de frère Akira, puis ma découverte du pays, de Hirado, de l’immensité des mers et du Royaume de Dieu sur terre. Je raconte la beauté des rivages d’Annam, la bonhomie des rues de Fai Fo et les offices célébrées dans notre Nihonmachi d’alors, où se mêlaient Japonais, Portugais, Anglais, Annamites, Chinois et même quelques Avignonnais de passage vers Macao. C’est un flot de parole, un torrent de mots après toutes ces semaines d’effroi et d’inconfort. Enfin, la source se tarit et le silence reprend ses droits. Je ne me suis pas senti aussi serein depuis bien longtemps. Un cantique, doucement, résonne de la même voix féminine qui nous avait charmé, que nous reprenons en chœur.  

C’est ainsi, Dame Adorée, que nous communions et prions ensemble, cachés des hommes certes, mais sous le regard miséricordieux du Christ.

Juin 1636, Hitoyoshi

Ebino, Isa, Nishiki, Asagiri, Taragi, Yunomae, Kuma… Dans chacun de ces villages, nous jouissons de l’hospitalité des derniers Chrétiens Kakure – ces quelques croyants qui défient les édits impériaux et communient a couvert. Nous nous proposons d’entendre leurs griefs et de soulager un peu leur peine. Cela fait bientôt plus de trois ans que ces serfs sont assommés de dîmes et de tailles, qui ne leur laisse guère que maigre pitance pour subsister. Fatalistes pour la plupart, ils relèvent un peu la tête lorsque nous évoquons le vent de révolte qui sourd dans tous les fiefs du Kyūshū. Nous ne sommes malheureusement ni assez organisés, ni assez nombreux, pour fomenter une victorieuse insurrection. Aussi parcourt-on le pays de vallée en vallée pour fédérer tous ces opprimés et rallier à nous de rares et précieux soutiens parmi les plus hautes castes. Il faut nous prémunir du clergé shintō, fort zélés pour contrecarrer notre prosélytisme, et prestes à lancer à nos trousses des gens d’arme à la solde du shogunat.

Nous passons ainsi la saison des pluies et des typhons sous des toits de bois moussu, de palmes séchées, de chaume bruni, dans des granges ou des appentis isolés, devisant sur les Evangiles et sur les premiers missionnaires diffusant les Saintes Ecritures aux confins de l’Orient. Nous sommes un petit groupe, mené par Shirō bien sûr, qui toujours trépigne et s’enflamme. Avec nous Mio et sa voix angélique, Katsuhiro, costaud, taciturne et volontaire, et Haruki, plus âgé que moi, affable et craintif. Tous venus de Kagoshima, et voulant suivre nos pas. C’est au cours d’un de ces panégyriques que soudain, à ma grande surprise, fut évoqué celui dont je recherche la trace depuis si longtemps. Oui, ma Dame, oui, celui-là même qui se fit appeler Paulo de Santa Fé, lui, le mystérieux, l’indiscernable Anjirō, premier disciple de François Xavier, dépeint tour à tour comme un indigne soudard ou un irremplaçable et fidèle serviteur.

Ma bien-aimée, enfin, serait-ce un signe, une piste ?

Je ne perds pas une miette de ces ouï-dire, aussi parcellaires soient-ils. De retour de ses voyages d’étude à Goa et Malacca, il aurait ainsi officié quelques années à Kagoshima, avant que notre culte ne soit mis à l’index. Par la suite, il se serait volatilisé, du côté du Shikoku, ou peut-être plus loin, dans la péninsule de Mie. Et puis, quelques mois plus tard, on l’aurait vu, plus hirsute, inintelligible et sauvage que jamais, à la pointe Sud du Kyūshū, sur les côtes de Ibusuki, saoul ou bien illuminé, criant à qui voulait l’entendre qu’il était désormais demi-dieu lui-même, protégé et béni par une gemme tombée des cieux, un fragment d’étoile lui conférant prescience et sagesse. Il se devait alors de quitter ces terres ténébreuses et impies, d’embarquer de nouveau sur les mers, et rayonner sur le monde tel un agneau rédempteur.    

Ma Dame, de telles bribes, entendues au gré de mes navigations, je vous en ai déjà contées, certains soirs de lune ronde. Et voici donc que de nouveaux fils, toujours ténus, viennent corroborer cet ancien récit. Dussé-je explorer toutes ces îles plus au Sud, et revenir vers l’Ouest, je ne reviendrai pas les mains vides. Même mort depuis bien longtemps, je le retrouverai, cet Anjirō fou et sacrilège, et je la ramènerai, son amulette cosmique ! Pour vous, pour que l’Annam vive de quiétude et d’harmonie !

Décembre 1637, île de Yu

Ils sont venus.

Des quatre coins des Neufs Royaumes, ils nous rejoignent secrètement sur cet îlot, au milieu de la mer d’Ariake. Tous encarapaçonnés, tous arborant leurs armoiries, kamon sur cuir, kamon sur bois, kamon sur soie – quand bien même ils seraient bannis de leur clan, ou peut-être par esprit de défiance à l’égard de leurs anciens maîtres. Tous ces rōnins viennent s’agenouiller auprès d’une l’effigie de Sainte-Marie à l’enfant, délicatement modelée d’argile blanchie, pour y déposer qui une torche, qui un peu d’encens, au gré des arrivées. Shirō est là, en retrait, sabres au côté, l’air grave et dangereusement inspiré. Ces guerriers ont pour eux foi inébranlable et soif inextinguible de revanche, et il n’en faut pas beaucoup pour les galvaniser davantage.     

L’heure est venue.

La révolte ne gronde plus, elle détone. C’est le meurtre du collecteur des taxes du domaine de Shimabara, Hyōzaemon-sama, connu pour ses appétits insatiables, qui a mis le feu aux poudres. Les représailles du seigneur Matsukura furent aussi impitoyables que foudroyantes, et les ruines de nombreux hameaux le long de la baie fument encore. Les quelques villageois qui ont pu parvenir jusqu’à nous n’ont plus de mot pour décrire le carnage.

Nous sommes prêts. Nous avons plus d’une centaine d’embarcations déjà gréées, jonques, canots, radeaux – même une petite caraque –, qui peuvent appareiller depuis Misumi, Oura, Amakusa et Oniike. Tout ce que le Kyūshū compte d’hommes valides et baptisés, du plus modeste artisan au plus orgueilleux des samouraïs, est résolu à en découdre. Notre armada de pacotille accoste non loin de l’estuaire de la rivière Mizunashi, et nous prenons d’assaut les murailles du château de Shimabara. La bataille est féroce, l’ennemi, déjà sur ses gardes, nous pilonne avec acharnement. Nous cherchons désespérément une brèche, mais les remparts tiennent et les arquebuses font des ravages. Après une journée d’affrontement, nous nous replions et décidons d’établir un siège. À la nuit, nous enterrons nos morts. Nous sommes multitude, mais manquons d’armes à feu et de carreaux d’arbalète. Nos lances et nos frondes ne peuvent entamer ces fortifications, et ce donjon flamboie de mille artilleurs.

Bien-aimée, je ne tomberai pas devant cette forteresse. Shirō me l’a assuré. Nous sortirons victorieux. Et je poursuivrai ma quête, jusqu’au jour où je me loverai dans votre étreinte, où je sourirai de votre sourire. Où nous serons, à nouveau et pour toujours, réunis.