
Ils m’ont traîné jusqu’à la poterne et m’ont jeté dehors. J’ai froid. J’ai oublié ma faim. Mes jambes ne me portent plus et ma vue est si basse… C’est un marchand itinérant qui m’a relevé, m’a installé sur sa charrette et nous sommes sortis de la ville. Quelle ville ? Je vois de nouveau les arbres, les rochers, les ruisseaux. Je ne sais plus ni où, ni en quelle année nous sommes. Je n’ai plus que des fantômes autour de moi. Comment suis-je encore vivant, je ne sais. Tous ces torturés, ces mutilés, ces crucifiés, gémissant, hurlant, maudissant tous les dieux et les hommes, je ne peux les faire taire, j’entends leurs lamentations jusque dans cet anéantissement qui me tient lieu de sommeil. Mon corps se rétablit lentement, graduellement. Je recommence à marcher, péniblement, claudiquant à l’aide d’un bâton, jusqu’au petit potager où la famille qui m’accueille avec tant de diligence fait pousser taro, soja, raifort et patates douces. Je m’assois sur une pierre, les yeux toujours mi-clos – la clarté du jour me fait encore terriblement souffrir – et je goûte aux plaisirs d’une nature paisible : une brise tiède caressant mes joues, un rayon de soleil réchauffant mes genoux, et les échos joyeux des enfants jouant dans les rizières.
Il y a une fragrance, parfois le soir, sous le pétrichor et les parfums de ces terres lourdes. Je sens ce fumet, est-ce du tabac ? et je reste longtemps à humer, et je force mon nez à me dire d’où cela vient, ce souvenir de tabac, cette odeur âcre et douce, sous laquelle, bizarrement, je me rappelle algues et méduses. Je me souviens d’une vague, plus forte que les autres. De rochers couverts d’algues, d’une plage de galets gris, et d’une silhouette menaçante qui se découpe par-dessus les pins. Est-ce un Hatamoto, un sbire du Maître du Château, un qui veut encore mon annihilation ? Je me recroqueville. J’ai peur, encore. Je veux disparaître, me soustraire, me dissoudre.
Je recouvre la vue, par degrés, par nuances de verts, de bleus, de bruns, de jaunes. Je retrouve mes sens à l’aide d’aubes blafardes et de brumes cotonneuses. L’air est soyeux, les couleurs de plus en plus savoureuses.
Au foyer, le soir, on me laisse dodeliner, et je perçois sous les babils, les commérages, les comptes-rendus, les racontars, les braillardises, sous toute cette chorale villageoise, l’état du pays. On n’y guerroie plus, je le devine, mais on n’y festoie pas pour autant. À mon oreille résonnent tous ces mots chuchotés, mâchonnés, tancés, parfois lancés bravaches et vite ravalés, qui tissent tous les mailles d’un filet autour de nos îles désormais captives. Ce qui domine chez mes hôtes c’est surtout un sentiment de fatalisme qui m’étourdit. Je comprends bribes par bribes, soir après soir, la portée du 鎖国, de notre séclusion et notre enchaînement au donjon d’Edo. Le lointain n’est plus à chercher par-delà l’horizon de toutes ces mers qui nous encerclent, mais dans le brouillard de nos montagnes, de nos cols, de nos vallées. Au-dessus ? Rien. Rien qui ne soit plus restreinte que la course de ce soleil qui, du lever au coucher, dicte son immuabilité. Rien de ces jours répétés, de ces ombres reportées, qu’un repli languissant.
De ces journées qui se dévoilent toutes semblables, je sens pourtant poindre une rigueur nouvelle. Ma nuque se raidit, mon dos se tasse, des frissons me parcourent. Tout autour, feuilles et fougères roussissent. La lumière s’affadit et les rires cristallins se font plus rares. Bientôt, les premiers flocons pointillent les terres sombres et nues des champs, avant de tout recouvrir d’une écume épaisse et immobile. L’hiver fige les corps et les esprits, mais laisse entrevoir par les flammes dansantes des braseros les turpitudes de l’âme. Ces sombres pensées, je les devine à la dérobée autour de l’âtre, observant tous ces visages méditatifs, rougis par le froid et les reflets du feu, alors que femmes et enfants sont déjà couchés. A chacun ses spectres, et les miens sont amers et hargneux, revenant à la charge pendant ces nuits glaciales. C’est surtout ce visage brûlé, tailladé, couvert de sang qui vient me hanter souvent, ce visage juvénile déjà tombé aux mains de l’ennemi, et qui me supplie de l’achever d’un jet de tantō ou d’un tir d’arquebuse. Paralysé, j’étouffe un cri et me réveille en nage, haletant sur ma couche, secoué de sanglots. Je ne parviens plus à mettre un nom sur ces figures qui peuplent mes cauchemars, après tant de tortures, d’avilissement et de solitude dans ces geôles ou l’on m’oublia si longtemps. Tout au plus émergent des lambeaux de mémoires enfouies, des éclats vifs de tumultes, des échos de prêches et de chants, des fragments de pays inconnus.
La saison des frimas étend son linceul de neiges et de givres. Nous nous blottissons à qui mieux mieux, tandis que les nuits s’allongent. Tout s’engourdit, tout n’est qu’oubli, qu’attente du dégel et du chant des oiseaux. Et puis, un matin, nous sommes soudain tirés du sommeil par le craquement sourd des poutres de la maison qui n’ont plus à supporter ce lourd manteau poudreux et ruisselant. Je suis encore à demi-assoupi quand me reviennent d’un coup ces sensations marines, ces plaintes du bois tiraillé par la houle, toute cette harmonie d’étrave, de quille et de bordages. Je me revois mousse, hunier, barreur, capitaine, je me remémore ce nom que je portais alors, ce « Tani !» lancé à tous les vents, je suis de nouveau Omi du conseil du Nihonmachi à Fai Fo, consulté et craint, amant éperdu de Dame Ni Co, qui me couvre de caresses enflammées chaque soir que je m’allonge à ses côtés. お慈悲を! C’est à la résurgence de cette image, de cette figure tant aimée que je prends enfin conscience de ma faillite. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, seul, faible, égaré.
Me reste-t-il encore assez de vigueur, Dame adorée, pour accomplir ma mission ?
Au premier soleil du printemps, je demande au chef du village permission de reprendre la route. Je souhaite, lui dis-je, faire pénitence et mener une vie itinérante. Aurait-il la générosité de me raser la tête et me doter d’un bâton, d’une kesa et d’une paire de zōri ? Ce vieux patriarche accède à mes requêtes, et s’enquiert de mon chemin. Je lui fais part de ma volonté de me rendre à Ise, pour solliciter les faveurs de la Déesse et lui adresser mes prières. Il sourcille devant l’ampleur du périple et la voussure de mes épaules mais, devant ma mine résolue, consent à me fournir une monture pour équipage, une vieille mule tout aussi obstinée que moi.
Je quitte donc clopin-clopant le hameau de Ukiha et prends la direction de Oita, m’arrêtant souvent pour faire aumône et quémander de l’aide pour traverser les nombreux torrents bouillonnants qui inondent les sentiers. Mon allure semble inspirer d’abord mansuétude puis sympathie, et je ne tarde pas à partager ma pitance avec quelque compagnon de voyage, commerçant ou bien moine, qui égaye ces journées encore fraîches de propos gouailleurs et irrévérencieux. J’apprends ainsi que nul gent d’arme ne peut dégainer sa lame sous peine de mort, que les Seigneurs de Guerre sont désormais tenus de composer des vers, ou peindre des estampes, que les marchands font enfin fi de l’étiquette et portent kimonos plus chamarrés que ceux de l’Empereur.
Dans le port de Oita je parviens à convaincre un chaland de m’embarquer jusqu’à Matsuyama, d’où je pourrai suivre les vieilles empreintes du vénérable Kōbō Daishi à travers les forêts du Shikoku. Je préfère emprunter ces voies sauvages et détournées, loin de Kyōto et des villes côtières, et me recueillir de temple en temple, d’autel en autel, de sourires énigmatiques en mains jointes, pour expier mes péchés et prier pour le salut de Mio, Katsuhiro, Haruki, Shirō et tant d’autres compagnons. Le chemin est pentu, rocailleux, et je dois souvent mettre pied à terre pour soulager ma bourrique. La progression est lente mais régulière, et, gardant le cap à l’Est, je sens à l’éclat des aurores aux doigts de rose que nous nous rapprochons du soleil.
C’est une altercation qui réveille mon effroi. De jeunes bonzes, surgis d’une hutte au détour d’un lacet, me barrent l’accès du temple Tsubakido et menacent de me remettre à la garnison de Mima. Je ne possède pas, m’admonestent-ils, de Tochi Kinbaku, ce précieux justificatif qui offre sauf-conduit aux pèlerins qui s’aventurent dans les Quatre Provinces. Serais-je donc un faux dévot, un suppôt de la secte Tendai, en maraude pour corrompre la Voie de Kūkai ? Ou, pire encore, un zélateur des croyances impies véhiculées par ces étrangers barbus et puants qui n’ont plus droit d’entrée ? Devant leur expression de hargne et de défiance, je me prosterne et entonne le Kokūzō-gumonjihō, dont j’avais retenu, sans trop les comprendre, les étranges harmonies, au temps de mes visites protocolaires au modeste temple Shingon de Fai Fo. A mon grand étonnement, la bande laisse peu à peu retomber sa vindicte et me considère en silence, puis s’accroupit pour accompagner mon mantra en voix sourdes et gutturales. Enfin, sous le grésillement des futaies, nous méditons un instant en silence. De ma besace, je sors mon bol et le pose devant moi. Aussitôt, on me soulève et me porte jusqu’à la cour du temple où je suis bientôt accueilli par l’abbé en personne. Il s’interroge : marcherais-je dans les pas d’Emon Saburō, en quête de rédemption pour mes fils défunts ? Le bougre ne croit pas si bien dire, mais je joue de sénilité, reste évasif, préférant pérorer sur la beauté de son île et la profonde spiritualité qui s’en dégage. Je voudrais, lui glissé-je, prolonger mon voyage et traverser la baie de Wakayama jusqu’au berceau du pays, le Yamato, pour y visiter les anciens sanctuaires et les mausolées impériaux. Y aurait-il un moyen de me prémunir de fâcheuses situations si je parcours ces vieilles et nobles terres, avec, par exemple, une phalange de jeunes et vaillants bonzes ? Je devine à ses toussotements que je le place dans l’embarras. Il me délivre un petit carnet aux pages encrées de tampons rouges, et me certifie que je pourrais ainsi montrer patte blanche à qui voudrait me chercher noise. Il ajoute doctement que le plus sûr chemin mène au monastère du mont Koya où je serai bien avisé de faire étape, car j’y trouverai certainement prévenante compagnie. Ainsi soit-il, et, après moult saluts et bénédictions je remonte en selle, chevauchant le long de la rivière Yoshino pour atteindre un autre port. Celui-là est blotti dans une anse sableuse, à couvert, et je reste ébahi devant le spectacle de ces petites caravelles si rondes et replètes, aux bordages d’acajou, aux vergues tressées de cordages argentés, qui tanguent doucement le long du rivage. On peut donc voguer en remontant le vent, comme me l’assure un pêcheur reprisant ses filets. À la capitainerie, je tremblote et bavote de longues suppliques. On feint de m’écouter, on soupire. De guerre lasse, on s’apitoie et me laisse monter à bord d’un esquif qui sillonne la baie. La traversée est houleuse, et je me garde bien d’émettre la moindre jérémiade. L’accostage, sans cérémonie, me livre à la solitude d’une plage de sable fin. Encore, je cherche une sente. Je suis des ruisseaux. Je rencontre des paysans qui, tous, me parlent de la montagne sacrée.
À la vue des larges bâtiments qui couronnent le sommet, je saisis peu à peu la majesté du lieu. On m’y accueille pourtant de la plus simple manière, et l’on me précède, d’abord à l’écurie, puis dans un dédale de couloirs, d’escaliers, de cours et coursives, jusqu’au quartier des pèlerins où m’attend la cour des miracles à laquelle j’appartiendrai pour quelques jours. Je partage mon dortoir avec un échantillon bavard et bigarré de camelots, d’artisans, de fermiers, venus des quatre coins de l’archipel pour décanter pensées et sentiments, en oraisons matinales et répétitives. Je remarque assez vite un petit homme noueux, buriné, solitaire comme moi, qui occupe une natte dans un coin, et dont j’apprends qu’il répond au nom de Abe et qu’il est originaire de Mie. Je tente de l’amadouer, mais il se rebiffe et se mure dans un silence insondable. C’est en me voyant attacher mon hakama, aux premières lueurs du jour, que je le vois s’approcher, toujours taiseux. Il pointe les liens qui enserrent mes hanches et esquisse un sourire. Oui, ces nœuds-là ont des boucles inédites, apprises au fil de l’eau, aux noms étranges et exotiques. Je lui confie quelques historiettes sur mes anciens voyages, tandis qu’il s’ouvre à moi sur son passé de maître charpentier, au village de Toba, sur la côte non loin du sanctuaire de Ise.
Ise.
Enfin !
Je tente tant bien que mal de réprimer ma fébrilité, surtout lorsque je l’entends évoquer les formidables navires qui, au temps de sa jeunesse, faisaient parfois escale au large de sa péninsule. Lui aussi a donc aperçu nos voilures, nos vergues et nos étraves. A-t-il été en présence de quelque étranger à la barbe fournie, un de ces Kōmō hâbleurs et irrespectueux ? Abe secoue la tête avec véhémence. 不可能だ! Jamais un Gaijin ne saurait fouler le domaine autour du sanctuaire de la Déesse ! Même Anjin-sama, même lui au faîte de sa puissance et de sa gloire, n’aurait pu s’approcher de Ise sans une levée de bouclier des Seigneurs Tokugawa ! À ces mots, il se replie sur lui-même, marque un long silence, puis se reprend dans un murmure. Aucun natif de Mie ne peut ignorer ce déshonneur, cette vieille souillure, alors que le plus sacré de nos temples fut profané. Nul ne sut jamais vraiment, parmi la populace, la gravité du sacrilège, mais des bruits coururent, naturellement. On y vit la main de renégats, de rōnins sans foi ni loi. Ou bien de Coréens, retors et perfides. On retint aussi la fable d’un marin du Kyūshū, converti aux dieux du couchant, qui voulut s’emparer des trésors impériaux et parvint à subtiliser un morceau du 八咫鏡, le miroir divin qu’Amaterasu infusa d’une partie de son âme…
Anjiro.
Sa relique.
Enfin !
Nous passons de nombreuses journées ensemble pendant lesquelles, entre prières, méditations et tâches domestiques, nous nous lions d’amitiés. Il me parle d’éclisse, je réponds drisse, il m’explique l’art des jointures et je lui apprends quelques nœuds que j’imagine fort utiles à son métier. Il m’annonce un soir que sa retraite se termine, qu’il doit retourner à Toba. À ma grande joie, il veut bien que je le suive jusque chez lui et nous entamons, le cœur léger mais chargés de vivres, la périlleuse marche à travers les gorges encaissées et les passes étroites et abruptes qui franchissent la chaine des Kii. Son pas est agile, sa cadence soutenue, et mon baudet renâcle souvent à gravir ces raidillons piégeux.
À la nuit, sous les cieux constellés d’étoiles, nous partageons des pensées plus intimes. Je laisse sous silence mes inclinations christiques pour lui conter la beauté des femmes des îles lointaines, les saveurs indescriptibles du riz au safran, tandis qu’il s’épand sur la sève parfumée des cyprès et le toucher râpeux des planches de hêtre. Je lui confie mon tourment, celui de savoir ma fin prochaine, et de ne pas avoir pu exaucer mon vœu le plus cher : honorer les kamis au plus près de leur demeure, au saint des saints, au plus profond des forêts de Ise. Abe reste longtemps immobile à regarder la lune et les contours de son visage, sous la lumière blafarde, m’évoque la figure d’un apôtre sur les vitraux que je contemplais jadis, à l’abbaye de Torigoe à Edo. Quand il se décide enfin à me répondre, ses paroles sont équivoques. Il me convie à rester auprès de lui, dans sa demeure en bord de mer, sur les hauteurs du village et à travailler le bois sous sa gouverne. Le labeur manuel est source d’apaisement et d’humilité et, après mon périple au-dessus des nuages du mont Koya, je retrouverai certainement plénitude à manier limes et maillets. Peut-être alors, si les kodama sont d’accords, s’aventurerons-nous sous les canopées millénaires qui abritent les secrets les mieux gardés.
Nous nous en tenons là, et progressons encore vers le levant. Les sentes deviennent moins sinueuses, les vallées plus larges. Enfin, nous apercevons la mer. La côte est sauvage, escarpée, mais on y chemine à bon pas, croisant ici et là d’autres marcheurs. Enfin, au détour d’une pinède, je découvre Toba, qui me rappelle Uraga et mes primes années. Je redeviens donc apprenti, je me réaccoutume au chants des scies et des rabots, aux ampoules et aux cals, à la lourdeur d’un sommeil mérité. Bien vite, je prends goût à la sculpture au ciseau et lui montre quelques techniques éprouvées en terre d’Annam, des ornementations florales ou bien animalières. Cela plaît à mon hôte, à tel point qu’il me commissionne un retable pour honorer les mânes protecteurs du village. Je me mets à l’ouvrage avec opiniâtreté, en oublie crampes et entailles pour façonner jacinthes, lotus, tortues, aigrettes, le tout sur fond de roseaux et de nénuphars. Le résultat est assez maladroit, surprenant, mais bien accueilli par les gens du cru. On vient même me demander d’autres pièces décoratives, des lanternes, des bols, des poupées, si bien que je me constitue un petit atelier, attenant à la maison d’Abe, où je passe mes journées dans la sciure et les copeaux. Nous vivons ainsi l’un à côté de l’autre, nous partageons des repas vite avalés, nous travaillons sans répit car les chantiers ne manquent pas, de Ikenora à Nakanogō, dans les ports et sur les rivages parsemés de petites fermes. Tous ces efforts me revigorent. Je peux de nouveau gambader par-ci par-là et soulever quelques charges. De plus en plus souvent, je me surprends à scruter la forêt profonde qui recouvre les collines, à l’affut d’un signe, d’un appel, et je dois rester ainsi prostré longtemps.
C’est Abe qui vient, alors, parfois, me tirer de mon hébétude d’une chiquenaude familière.
La saison chaude s’achève en lourds orages pendant que les érables et les chênes s’empourprent. Les vents tournent, les vagues gonflent. Les bateaux dodelinent et restent à l’ancre. Je frémis déjà à l’idée des frimas et m’aventure plus que de coutume en lisière des bois pour faire provision de bûches, d’herbes et de champignons. Abe semble faire de même, et sa mine soucieuse me fait craindre un hiver long et rigoureux. Quand vient l’heure du souper, il se montre moins avenant, presque ombrageux, comme pétri de sentiments contradictoires. Je l’abandonne à ses maussades humeurs, inquiet pour notre compagnonnage. Aurai-je péché par insouciance, par arrogance, par excès de zèle ? Je m’endors d’un sommeil tourmenté, dont je suis tiré un soir par un Abe hirsute et chiffonné, qui me secoue sans ménagement. Il fait nuit noire, et je le vois qui subrepticement s’éclipse, un flambeau à la main. Je me jette à sa poursuite, complètement hagard et simplement vêtu, alors qu’il pénètre dans les sous-bois et disparaît dans l’obscurité. Seule une faible lueur éclaire les branchages qui souvent viennent cingler mon visage et mes épaules, alors que je trébuche de souches en racines. Je parviens enfin à le rejoindre, à la croisée de chemins broussailleux. Il murmure des propos inintelligibles et se déplace par soubresauts, comme possédé par un esprit malin. S’interrompant soudain, il me dévisage avec suspicion, comme s’il me voyait pour la première fois. « Tani ! », minaude-t-il, « Ecoute ma voix, c’est la voix des arbres, des feuilles et du vent ! Tu dois te hâter, Tani, et collecter ce qui m’est dû. Suis-moi, je te montrerai par où passer, comment te faufiler dans mon sanctuaire sans éveiller l’attention de mes prêtres. Pressons ! Sous couvert des ténèbres nous avons une chance de nous infiltrer jusqu’à mon antre sacrée ! » Eberlué, je le vois qui s’élance de nouveau, bondissant avec une agilité prodigieuse, et je ne parviens à le repérer qu’en suivant ce petit point de lumière qui s’agite par saccades de talus en ravines. C’est une course éprouvante à travers fougères et fourrés, qui dure et perdure. Griffé, écorché, fourbu, pantelant, mes genoux me lâchent. Je finis par ramper pour atteindre une saillie rocheuse et moussue sur laquelle je tente de reprendre souffle. J’aperçois, encore loin, les contours d’une haute palissade et le halo d’une flammèche dansant à ses abords, qui s’éteint aussitôt. Péniblement, je me remets sur pied pour m’approcher de cette enceinte, dont la surface semble luire sous l’éclat blafard de la voûte céleste. Abe – du moins, Celle qui tire ses ficelles – doit se cacher quelque part, à proximité. Je tente un chuchotis, à peine un soupir, qui me vaut un bâillonnement aussi brutal que foudroyant. « Tani ! Silence ! Laisse les arbres, les feuilles et le vent parler. Calme ton cœur, expire. Là. Bruisse, comme la forêt autour de toi. Et soulève cette trappe à tes pieds. Oui, la vois-tu ? Entre, descends, n’aie crainte ! Je serai derrière toi. » La terre est froide, dure, râpeuse. C’est un boyau étroit qui s’enfonce dans des profondeurs méphitiques. Des exhalaisons moites et sulfureuses me retournent l’estomac. La noirceur est totale et je ne distingue plus ni haut ni bas, entortillé dans ce tunnel aux parois suintantes et tièdes. Au bord de l’évanouissement, j’entrevois un rougeoiement qui palpite dans ces tréfonds infernaux. Je ne rêve que de rebrousser chemin, mais Abe me pique, me talonne et me bouscule. « Nous nous rapprochons, Tani ! Devant, ce sont mes quartiers ancestraux, que je partage parfois avec Sarutahiko, auxquels nul mortel ne peut accéder. Tu le flaires, n’est-ce pas, que tu n’y survivrais pas ! Faufile-toi néanmoins encore un peu, et tu trouveras une bifurcation sur ta droite. Tends tes bras, tu la décèleras bientôt. » Je retiens tant bien que mal les convulsions qui me tiraillent, joue de coudes et de genoux en frissonnant jusqu’à ce qu’enfin mes paumes soient happées par le vide. C’est une embouchure étroite dans laquelle l’air semble plus respirable. Je m’y engouffre tête baissée, l’esprit embrumé et confus, toujours exhorté à ramper plus avant. Les parois se desserrent à mesure et le boyau devient galerie, étayée çà et là de linteaux qu’éclairent de fragiles lanternes de papier. Je peux enfin me redresser, m’étirer, soulager mes entrailles de ces nausées irrépressibles. « C’est bien, Tani, d’abord la purgation, avant la purification ! Tu vas découvrir un peu plus loin une source chaude, dans laquelle il te faudra t’immerger et te laver à grande eau ! Ensuite, tu te débarrasseras de tes oripeaux pour revêtir la tunique immaculée des ministres de mon ordre. Alors, je te guiderai jusqu’à la chambre des trésors impériaux, celle-là même qui fut profanée par ton fanatique coreligionnaire, oui, celui-là même dont tu cherches le sillage depuis longtemps, le samouraï meurtrier du clan Satsuma, Anjirō le bonimenteur, Anjirō l’apostat, Anjirō le voleur. » Des paroles péremptoires et justes, bien sûr, entonnées d’une voix toujours aussi inhumaine. J’entends déjà un doux clapotis se réverbérer dans cette caverne mystérieuse. S’ensuit donc bain de jouvence, toilette d’apparat, et nouvelles admonestations. Bras le long du corps, tête droite, port altier. Cette fois, c’est lui qui me précède, et, après quelques détours dans ces souterrains désormais plus engageants, nous sortons à l’air libre. Nous débouchons dans une immense cour aux arbres centenaires, ceinte de pagodes aux toits élancés, sous la garde de prêtres tout de blanc vêtus, qui, par paires ou en trio, déambulent en silence, de braséros en braséros. Un pied devant l’autre, le regard vissé sur la nuque de mon éclaireur, j’évolue sur des allées de graviers, des pierres polies, des planchers aux lames patinées, des parterres d’herbe rase jusqu’à cet édifice, isolé, aux dimensions modestes, sans ornementation aucune, sans que nulle sentinelle ne nous entrave. Abe, sans hésitation, fait coulisser l’une des cloisons de bois et nous entrons dans une pièce carrée tendue de soie jaune d’or piquetée de points bleu nuit. Un orbe luminescent, suspendu au point nodal de la charpente nous enrobe d’une clarté laiteuse. Les tatamis frais parfument l’espace d’une fragrance printanière. Au milieu trônent trois lutrins, à la facture aussi modeste qu’épurée. « Vois, Tani, ce que nul autre que le Fils du Ciel peut apercevoir le jour de son sacre ! Ici, la Faucheuse, l’épée Kusanagi no Tsurugi, leg de mon ombrageux frère Susanō ; là, le Yasakani no Magatama, drôle de joyau biscornu, extrait du magma primordial, symbole de mon éternelle bénévolence. Enfin, au centre, celui qui ne peut plus réfléchir mon âme désormais fracturée, celui que je pleure de ne pouvoir m’y mirer, le Yata no Kagami, mon miroir, mon doux miroir, qu’il te faut rapiécer. Rapproche-toi, Tani, et regarde ! Chacun de ces éclats reflète une partie du monde, passée, présente ou à venir, et, même ce ne sont plus que des fragments épars de ma sapience divine, ils pourront t’aiguiller, révéler les errements de ton pilleur de sanctuaire, déterminer le lieu de sa méprisable sépulture ! Tani, tu connais les mers, les îles, les routes, les hommes. Tu es revenu sur ces terres pour y battre ta coulpe, et pour t’absoudre de je ne sais quel démérite. Allons, Je te les accorde, tes grâces et tes bénédictions ! Maintenant, contemple, observe, abreuve-toi de ce savoir aussi incohérent qu’inépuisable ! »
Tourbillons et nuées ; la crique d’Uraga sous l’orage ; ton beau visage, aperçu ce matin-là ; mes parents qui ne pleurent pas ; les corbeaux qui survolent la plaine de Sekigahara ; les remugles enivrants de la vase de Fai Fo ; le corps inerte de Shirō que l’on descend de sa croix ; la main menue de la petite prêtresse à la robe violette ; le rabotage des ponts neufs luisants sous le soleil ; les plants de riz qui ploient sous la brise d’été ; la tonsure de François-Xavier alors qu’il se prosterne ; la flotte mongole oblitérée par les tornades et les mers déchainées ; Anjin-sama qui ne peut réprimer un sanglot au lancer des amarres ; un nouveau-né baptisé vagissant dans ses langes ; la pépie des coolies à l’ouverture des barriques ; l’épée qu’une tortue porte sur sa carapace ; l’explosion d’une étoile au-dessus d’une ville portuaire ; l’effarement du capitaine Francisco de Andrade devant la révélation de ma foi ; les sourires édentés des tisseuses javanaises ; le monticule moussu d’une tombe sans nom, au pied d’un ilot volcanique inhabité ; l’esseulement du Shōgun du haut de son donjon dominant Edo ; la charge des éléphants contre un fortin rongé de racines de banians ; le coup de machette du grimpeur de cocotier ; ces étranges machines qui roulent sans attelage ; les pluies de mousson qui s’abattent sur les arcades du Nihonmachi ; un crâne humain serti de bijoux posé sur un coussin de velours émeraude ; les doigts fins et agiles qui jouent de pinceaux et de bouliers ; le regard serein d’un archiviste penché sur un rouleau ; moi, moi secoué de tremblements, baignant dans mon sang, sur une couchette cramoisie ; moi, moi sur un navire inconnu, qui scrute l’horizon d’un œil inquiet ; moi, moi qui me voit courbé sur ce miroir brisé, avant de
Je reprends conscience sur ma natte, alors que pointent les premiers rayons du soleil.
D’abord flous, les contours de la pièce reprennent lentement consistance. Le plafond et ses frustes madriers, le mur à ma droite, dont je peux sentir toutes les aspérités. Ce goût bilieux dans ma bouche sèche. Mes jambes, mes épaules, mon dos endoloris. Aurai-je rêvé tout cela ? Non, je suis encore emmitouflé dans cette tunique blanche, toute froissée, mais encore impeccablement propre. J’entends déjà, de l’autre côté de la cloison, le remue-ménage habituel de Abe se préparant à sa toilette matinale. Abe. Abe, que j’appelle à grands cris, et qui se précipite, écartant le battant de ma modeste porte, se jetant à mon chevet, Abe toujours égal à lui-même, brusque et attentionné, avare de parole et ouvert à toutes confidences. Erratique et décousu, mon récit le laisse tour à tour incrédule, pantois, souvent anxieux, mais surtout alarmé. 不可能だ! Jamais la Déesse ne saurait faire preuve d’une telle pusillanimité, venir se mêler de nos futiles affaires ! Suis-je certain de ne pas avoir été victime de la roublardise des renards d’Inari ? Je lui montre mon habit, mes contusions et mes égratignures, et répète à l’envi que je ne suis ni fou ni exalté.
Les jours suivants, je me consacre tout entier à mes figurines et mes frises. Il me faut clore mes derniers marchandages avec le village avant de prendre le large. Les bourrasques venues du nord se font de plus en plus insistantes, de plus en plus rigoureuses, et ramènent sur le sable les voiles les plus téméraires. Le temps m’est compté. Abe et moi n’échangeons plus guère que quelques paroles à la volée, et nous savons tous deux que l’heure de notre séparation est proche. En guise d’adieux, il parvient à convaincre l’un des plus prospères bateliers de me faire don d’une petite embarcation, un caboteur à simple mât qui me permettrait de filer plein sud le long des côtes de Mie. Nous nous promettons, sans y croire l’un l’autre, d’heureuses retrouvailles.
Ainsi quitté-je Toba, seul, les yeux embués, le cœur chaviré, sur une mer grise et houleuse. Je reste aux aguets, toujours à une encâblure du rivage, louvoyant entre récifs, bancs de sable, presqu’îles et lagunes, mouillant à la nuit sous l’abri des falaises qui balafrent le littoral. Je me nourris de crabes et de crustacés, que j’avale crus. Bientôt je laisse derrière moi le cap de Shionomisaki, cet éperon rocheux qui marque la fin des terres du Yamato, pour m’abandonner aux courants de la haute mer. Je n’ai que cette image en tête, cette tombe sans nom, au pied de cet étrange volcan aride perdu au milieu de l’océan, dont il me semble reconnaître la silhouette, et que j’imagine si loin, parmi les sauvages atolls des Ryūkyū. Je confie ma navigation aux étoiles.
Et à Elle bien sûr, car c’est Elle qui dorénavant gouverne mon esquif.
L’aube.
De ta Providence en ce matin si froid, qu’en reste-t-il ? Des hurlements barbares qui crèvent la brume. Un harpon, des fers et des chaînes, un fond de cale et des pirates qui me crachent au visage. A quoi joues-Tu ? Tu crois que je vais les amadouer, ces Wakō étiques, édentés, tachetés de tatouages avec mon sabir cultivé sur les sept mers ? Je peux bien essayer avec mon garde chiourme. Mais quoi lui promettre ? Monts et merveilles ? Fosses et forfaitures ? Je lui fais miroiter tous les délices de l’opulence qui sera sienne à ma libération, mais le regard torve qu’il m’adresse ne me dit rien qui vaille. Cette soute, au moins, est un abri contre la rudesse du dehors. Tiède, puante, bruyante, encombrée de paniers, de caisses, de barils, de cages à poules et de cochons, elle me berce de son roulis. De quelle transaction vais-je donc faire l’objet ? Serai-je doté d’une quelconque qualité, d’une aptitude monnayable ? À ces interrogations sans réponses, je préfère m’abandonner à des chimères d’amour, à ce visage tant désiré, tant caressé qu’il confine à de l’idolâtrie. Mon espoir de te revoir un jour, Ô ma Dame adorée, rétrécit comme peau de chagrin. Me voilà encore captif, mais cette fois, je connais mes tortionnaires. Ces équipages de corsaires, je les ai souvent pourchassés, quelquefois envoyés par le fond, au gré de mes périples de Fai Fo à Aynam, de Formosa aux îles Philippines. Leurs navires à fond plat n’avaient que peu de chance de se dérober aux manœuvres de nos caraques, plus véloces, plus agiles, mieux armées. Je me perds dans ces souvenirs de liberté perdue. Le roulis, la nostalgie, l’immense lassitude qui me saisit, alors que les ombres m’engloutissent.
Des cris encore, des vociférations féroces et gutturales. Des cavalcades, des bousculements, des bruits de chute. Les premières semonces. Aux claquements des arquebuses répond le grondement sourd d’une première salve de canons. Je perçois par-delà la carène le bouillonnement des gerbes, déjà proches, tandis que le bateau vire de bord en s’inclinant fortement. La cargaison verse et manque nous écraser, n’eut-été la présence de ballots de coton qui nous épargnent une fin peu glorieuse. Mon garde se débat et remonte sur le pont, me laissant toujours écroué à ce rail de métal, tandis que la bataille fait rage au-dessus. Ça tire à tout va, détonations contre déflagrations, rugissements contre râles. Je reste recroquevillé autour de ces sacs de jute en attendant le pire. Soudain, tout explose en un fracas assourdissant. Un boulet ouvre une brèche sur le bordage juste à ma droite. Secoué mais indemne, je vois ces fers tordus, brisés, et je me libère en frissonnant. Sortir. Trouver de quoi me défendre. En haut de l’échelle, c’est une hécatombe. Le mat est encore debout, mais la voile n’est que lambeaux enflammés et les cordages fouettent un pont jonché de cadavres. Un rapide tour d’horizon, et j’aperçois la frégate qui nous pilonne. Une vingtaine de bouches à feu, une quarantaine d’hommes, pas moins. Pavillon batave. Diables de Kōmō ! Nous sommes à leur merci. À moins que l’on puisse leur porter une estocade. Il y a encore quelques Wakō en poupe, une poignée de pauvres moussaillons qui chient dans leur froc. J’aboie un torrent d’injures, je réveille leur instinct de forban et leur intime ordre de préparer une riposte. On s’agite, on s’empresse, on fouille pont et cale : tonnelets de poudre, étoupe, poix, gréement et quelques débris de balustre. On se retire en soute pour préparer notre stratagème. D’abord, agrandir la brèche, qui, heureusement, est à une coudée de la surface. Y faire plonger caisses et barriques, quelques poules pour faire bonne mesure, et ces tonnelets enrobés de fibres ignifuges et poisseuses, dissimulés sous des voilages, supportés par des débris flotteurs. Laisser dériver le tout. Choisir un volontaire, qui devra nager à couvert et s’approcher de la cible – leur gaillard d’arrière et son gouvernail –, pour y attacher les explosifs. Un tir de mousquet bien ajusté depuis le pont, tapi parmi les corps, et la messe sera dite ! La paille la plus courte revient au plus chétif, qui ne pipe mot et se glisse dans l’eau glacée. Les canons se sont tus, et le temps, suspendu à l’apnée d’un gamin que j’espère aussi brave qu’insouciant, nous offre un court répit. On me tend l’arme déjà chargée. Lentement, je me hisse sur le tillac où je serpente le long du bastingage. Le silence, déchiré par quelques goélands cerclant au-dessus, joue sur mes nerfs. De la frégate, je vois une chaloupe qu’on met à l’eau, pour prendre possession de notre jonque. Soudain, une douleur fulgurante me perce l’abdomen ; un carreau d’arbalète traverse mon flanc gauche. Je réfrène un glapissement, tente de garder les yeux ouverts. D’autres traits viennent se planter tout contre mon épaule. C’est la vigie qui a décelé ma présence et cherche mon trépas. Je reste absolument immobile. L’attente, comme la douleur, sont insoutenables. Enfin, je devine une main minuscule émerger et faire un signe univoque, tout contre la coque de ce navire de guerre, alors que ballotte une chappe opaline collée à son arrière. J’adresse une prière haletante, un Pater revenu d’outre-mer, et je fais feu.
Le souffle de la conflagration manque nous faire chavirer. Du navire hollandais il ne reste que la proue, mangée par les flammes et déjà avalée par les flots. Ma vision se brouille. Je ne sens plus mon poitrail, qui baigne dans mon sang. Le froid m’engourdit, tout s’évanouit.
Je reviens à moi dans la cale, cette fois emmitouflé de couvertures, sous le regard anxieux de mes apprentis flibustiers. J’esquisse un sourire à la vue de notre jeune héros, sorti donc indemne de sa mission, qui hoche une tête fière et solennelle. On m’exhorte à avaler un bouillon peu ragoûtant et à reprendre des forces. On me presse de questions : que faire des cadavres ? Comment rentoiler les voiles, retendre les gréements, rapiécer les bordages ? Dans quelle direction devons-nous cingler ? Me voilà donc prodiguant, depuis mon hamac, conseils et consignes. La jonque redevient gouvernable à mesure de mon dépérissement. Je sais ma blessure mortelle et la nécrose irrémédiable. Mon jeune nageur reste à mon chevet, et je passe de longs moments enfiévrés à lui décrire cette île où nous devons accoster, cette étrange silhouette dessinant deux mamelons, l’un haut et pointu, l’autre plus rond et aplati, qui doit se trouver plus loin vers le couchant, dans ce royaume redouté du Ryūkyū.
« Capitaine !... » C’est un murmure à mon oreille. J’ouvre les yeux, péniblement. Ils sont tous là, autour de moi. « Il faut sortir, Anjin-sama ». On me soulève avec mille précautions, mais je hurle de douleur. On me dépose sur une natte, étendue sous l’auvent de poupe et j’aperçois, sans y croire, les contours de ce volcan aux deux cheminées qui émerge des flots. « Tu avais raison, Capitaine, nous avons pris les courants hasardeux qui circulent parmi les iles de feu et, grâce à des vents favorables, nous avons pu voir pointer des terres à l’horizon. Des plates, des allongées, des bossues, des ondulées… Et puis celle-là, qui nous a tous paru être celle que tu cherches. On n’est pas sûr de son nom, c’est peut-être Ogami ou alors Yohate. Ce qui est certain, c’est qu’elle est inhabitée. On peut y aller, Capitaine, on a un petit canoë ou on peut tenir à trois. » Je les envoie ainsi en reconnaissance, à la recherche d’un monticule, d’un tertre, d’une croix. Mon cœur palpite encore, je dois résister encore !
Mon émoi n’a d’égal que mon tourment, alors que se consume lentement l’encensoir qui me tient lieu de sablier. Au crépuscule, les voilà qui reviennent, excités et braillards. Ils ont pu chasser un bouc et en ramener de juteux morceaux ! Quant à cette butte, cette motte, non, pas la moindre trace. Que je me rassure, m’assurent-ils, ils n’ont exploré que les rivages et, à la vue du gibier, ont posé des pièges pour ramener bonne pitance. Cela nous donnera des forces pour demain ! Le brouet qui m’est servi ce soir, fumant et musqué, me redonne un peu de vigueur. Je m’endors sous les rires, les railleries, la lune pleine et la brise douce. Avant le lever du jour, on me pelotonne et me suspend depuis le pont jusqu’au petit canot amarré à la coque, avant de ramer jusqu’au pied de la plus petite éminence. Là, mes jeunes pirates construisent un abri de fougères, une civière de toile, avant de me laisser à leur inspection. Le ciel se pare d’un azur profond et le soleil apparait, révélant un paysage désolé, quelques arbrisseaux épars, des touffes d’herbe, de la pierraille. Etrangement, je suis empli d’une grande sérénité, allongé la, contemplant l’un des derniers matins qui me sont offerts. J’entends un cri, porté par le vent, un « ‘taine ! » qui vient interrompre mon recueillement. Bien vite, on me transporte, cahin-caha, jusqu’à ce petit amas de cailloux recouvert de mousse, sur lequel est fiché un bout de bois vermoulu. La croix n’a pas tenu, mais cela ne fait aucun doute : voilà la sépulture que j’ai, pendant toutes ces années, voulu profaner.
« Posez-moi là. Là, plus près. Aidez-moi. Il faut creuser. Oui, avec les mains. »
Des racines et des pierres ; de la terre, meuble et friable ; du sable ; des coquillages ; un crâne aux orbites saillantes ; d’autres ossements, tibia, fémur, coccyx, mais point de bassin, de vertèbres, de clavicules, ni de côtes. Un peu de poudre grisâtre, de la cendre, dans laquelle je fouraille. Oui ! Je m’en empare : c’est un petit fragment, de la taille d’un ongle, poli et tiède, lourd et ciselé. Je subodore Anjirō, dans sa démence, de l’avoir avalé. La Déesse, vengeresse, l’aura consumé jusque dans sa dernière demeure.
Je réclame un instant de piété. Une prière, un mantra, un salut. Une absolution. La sienne ? La mienne ?
Il me faut leur dire, à mes moussaillons, que je vais mourir bientôt. La plaie à mon côté enfle, purule, gangrène. Ils le savent, ils ne sont pas bêtes. Dans les cales de la jonque, ils ont trouvé une pierre à encre, un pinceau et des rouleaux d’estampes, que je peux griffonner à loisir. Alors, sur ma natte corrompue, je m‘applique à rassembler mes souvenirs, à en retracer les méandres. De mon retour à Nagasaki sous les aboiements des chiens, à ma rencontre avec Shirō et nos folles espérances. Les premiers échos d’Anjiro à Kagoshima. La révolte sourde, la lutte, le siège et la défaite. Ma réclusion, et ma lente rédemption. Je dois tout te confier, Dame Adorée, que tu saches que je rapporte ce que je t’ai promis et, sur ma dernière couche, jusqu’à mon dernier souffle, que c’est à ton âme que la mienne est liée.
À jamais.