mardi 11 août 2020

Một cuộc thám hiểm kỳ lạ - 17.

Minuit.

Pas âme qui vive. Pour le moment. La Merco est bien planquée. On fait le pied de grue devant les barreaux adornés du portail, ceints d’une étincelante chaîne cadenassée.  

D’escaliers en terrasses la tombe grimpe sur la colline, tirant des diagonales qui semblent se perdre dans le firmament. La clarté lunaire, intermittente et crayeuse, fait apparaître d’étranges arcs gothiques, des obélisques baroques, des clochetons biscornus.   

- Il y aurait tant à dire, voyez, sur cette folle lubie du seigneur Khải Định. Enfant déjà, il se sait malingre, propice à la langueur et l’alitement. Il grandit à l’ombre des arcades de la Cité Pourpre, découvre l’opium et les amours uraniens, avant d’accéder au trône, la trentaine passée, toujours ténébreux et mélancolique. Son règne n’est que simulacre et faux-semblants, intrigues de palais et vindicte populaire. À raison : il n’est que le pantin de l’administration coloniale et assomme la paysannerie d’impôts et de vexations. Sa santé ne s’améliore guère et, dès 1925, il ne songe plus qu’à son grand œuvre, ce mausolée qu’il veut plus grandiose encore que ceux de ses illustres aïeux. Voyez ! An ode to the Angel of Death himself, a morbidly magnificent monument, a grave halfway up to the celestial spheres… A vain attempt to build a towering resting place for a shallow monarch, scorned in life, honoured in passing, finally petrified for all eternity. Un peu pompeux, certes, mais cela reste un passage assez piquant de Sir McLeod dans ses Annamese Diaries, d’abord publié chez Harper & Broods, Hong Kong, en 1932 si ma mémoire est bonne. Il y a même une réédition en livre de poche, voyez, si ça vous intéresse, mais je digresse, pardonnez-moi.
- L’a canné pour gésir dans cette pièce montée ? Chapeau bas. Mytho comme il faut, le potentat !
- Plaît-il ?
- Faut pas prêter attention. Il pérore tout seul, c’est de naissance.  
- C’est donc le chant du cygne pour la dynastie Nguyễn, voyez. Khải Định n'aura qu’un fils qui endossera pour la dernière fois l’habit impérial, avant d’abdiquer et d’abandonner le pays aux démons de la modernité. La suite, après 1954, vous la connaissez.

Vu la trogne de mon acolyte, oui, il connaît.

Les renforts ne devraient pas tarder, si l’on en croit Cậu qui ne décolle pas le pif de sa tocante : ce sont les Châu, tantine Phương en tête, qui se radinent fissa depuis Hội An et Đà Nẵng pour dégommer du Khổng. J’appréhende. Elle ne va pas nous louper non plus, notre couturière, rapport à notre nonchalance. D’un kidnapping, on ne badine pas.  

Une ombre longiligne vient se matérialiser soudain à nos côtés et chuchote :
« Il y a un éboulis, un peu plus haut sur la droite, grâce auquel on peut enjamber le mur d’enceinte. C’est au niveau du Portique des Triomphes que vous pouvez deviner au-dessus des grands escaliers. À partir de là, on doit se faufiler entre les statues de la haie d’honneur, contourner le Pavillon des Mérites, et gravir encore les degrés de la quatrième et cinquième cour. On parvient alors à l’ultime résidence de l’empereur, le palais Thiên Định, dont le tombeau occupe la chambre centrale. Tout laisse à croire que nous devrions prendre quartier à l’intérieur, y attendre les premiers feux du jour, là où les hautes fenêtres font face au levant. Il nous reste quelques heures avant la venue de ces odieuses crapules, nous avons de quoi leur préparer un comité d’accueil en bonne et due forme. »
Puis il s’éclipse de nouveau, dans un froissement d’étoffe, pour fomenter on ne sait quel autre guet-apens.

- Ça lui arrive souvent, de se muer en justicier furtif, l’aumônier ? Je juge pas, mais c’est ric-rac, niveau miséricorde.
- À mon humble avis, messieurs, c’est un reliquat de ses années d’étude dans les quartiers populaires de Paris, voyez. J’ajouterai un goût certain pour les histoires de veuves et d’orphelins, des réminiscences du Père Dumas, d’Eugène Sue ou du Terrail. La paroisse de Đà Nẵng n’est point terrain fertile aux épisodes rocambolesques, et je crois sincèrement qu’il se sent, en plus d’être investi d’un mandat du Très-Haut, très remonté. L’interférence de vos trois bougres a certainement renforcé ce penchant, voyez. Pour autant, Je ne pense pas qu’il commette l’irréparable.
- Fluet comme il est, faudrait pas qu’on nous l’estropie. On devrait mieux se le garder sur nos arrières, en stratège inspiré.

Un bourdonnement se fait entendre, qui s’amplifie peu à peu en une pétarade assourdissante. C’est une escouade de motocyclettes qui surgit au détour d’une piste et qui vient s’agglutiner devant la grille, tous feux allumés. Un « Ơi ! » strident retentit et tous les moteurs se taisent. Elle est à avant-poste, méconnaissable dans son blouson de cuir et son casque à visière, et nous toise un moment. Puis, d’un signe, elle enjoint sa troupe à mettre pied à terre. On se regroupe, on se jauge en silence. Fébrile mais bonhomme, l’archiviste entame un discours aux modulations semble-t-il persuasives ; nulle bisbille ne vient interrompre son verbiage ; l’auditoire se tait, sérieux, absorbé, conquis. D’un clappement de mains, il clôt l’affaire. On s’active à faire disparaître les engins sous les fourrés alentour, puis on entame l’ascension, par la droite, comme il a été dit par un grand échalas décidemment insaisissable.  

De plus près, les contours du palais dessinent des formes tourmentées, dragons griffus, oriflammes échevelées, colonnes torsadées de mille ramures. Il s’en dégage une pesanteur austère, une menace diffuse. Nous marquons une pause. Deux éclaireurs nous rapportent le topo. La façade principale est percée de trois portes-fenêtres, toutes verrouillées. Idem sur les côtés. Le dos du bâti n’est que maçonnerie. Forcer une issue ? Profaner cette sépulture ? Hors de question. Déjà les ombres projetées sur le parvis semblent se mouvoir pour nous absorber. On lambine, on recule, un tantinet mal à l’aise, jusqu’au dernier garde-fou.

- Pas très amène, le mausolée. Ça exsude du malsain, pour sûr.
- Allons messieurs ! Je n’ai pas harangué notre confrérie ici présente pour subir un revers devant la première frayeur venue ! Voyez, je leur ai, entre autres, récité de belles suppliques tirées des lettres de grandes figures de notre histoire, Võ Thị Sáu, Nguyễn Thị Minh Khai, et même le général Võ Nguyên Giáp ! Quoi de plus stimulant pour surmonter cette peur qui vous étreint ! Hardi, donc ! Il ne nous reste guère de temps avant l’aube, voyez.

Un cri d’effroi retentit. On pointe du doigt une chimère longue et fine qui se découpe sur un coin de toiture. C’est lui, naturellement. Lui qui, encore, nous interpelle depuis sa corniche, en un simple « attendez-moi, je vous ouvre » avant de s’évanouir derrière un pilastre piqué d’une fleur de lotus. Quelques minutes plus tard, d’un claquement sec, voilà le battant de la porte gauche qui s’entrebâille, et notre chanoine qui se glisse dehors, un large sourire aux lèvres. « Entrez donc, je vous prie », et nous pénétrons, le cœur battant, dans la chambre funéraire. A la lumière de nos lampes torches, nous découvrons, stupéfaits, l’incroyable décor : du sol au plafond, tout n’est que mosaïques, éclats de céramiques multicolores, compositions florales, scènes animalières ou symboles religieux. Et, au centre de la pièce, sous un baldaquin de velours chamarré, trône, assise, la statue de l’empereur. Cette effigie toute d’or revêtue fixe, mains jointes et yeux mi-clos, ces motifs sibyllins en une sempiternelle contemplation. Un à un, par deux ou bien par trois, notre groupe s’égaille. On s’assoit qui sur le sol, qui sur les margelles qui courent le long des murs. On chuchote, on jette des regards à la dérobée vers cette sentinelle immuable, dont la posture inspire toujours une certaine appréhension. Je retrouve Phương adossée au chambranle d’une des embrasures, en conclave avec Cậu dont la voix chevrote. « Depuis bien trop longtemps, oui, bien trop longtemps… Nous les savions œuvrer à leurs basses besognes, s’accorder passe-droits et dessous-de-table, jouer des coudes et défier l’ordre commun. Votre immixtion a bousculé cet état des choses. Ce faisant, vous avez péché par ostentation, et par sottise aussi. Les Khổng ne sont ni courageux, ni téméraires, mais ils savent user de méthodes persuasives pour parvenir à leurs fins. » Il lève un doigt tremblant, marque un temps, les yeux au ciel. Puis, plus grave, poursuit : « Les héros ont leur accès de crainte, les poltrons des instants de bravoure, et les femmes vertueuses leurs instants de faiblesse, a écrit Stendhal dans son journal. Si je puis me permettre de m’exprimer pour ma nièce et ses compagnons ici présents, soyez sûr que nous n’aurons que peu de mansuétude à votre égard si vous ne parvenez pas à remettre la main sur notre jeune Tuấn, et à neutraliser ces voleurs d’enfants une bonne fois pour toute. Et pour ce qui est de ce mystérieux crâne serti de son incisive prodigieuse, vous avez toute latitude pour résoudre cette charade, mais vos heures sont comptées. »

Cet anathème, il me l’assène toujours affable, le Cậu. J’encaisse. J’acquiesce. Nous nous murons de nouveau dans le silence, devant les carreaux encore obscurcis, effilochés çà et là de nuages pâles.

Subrepticement éclosent à l’horizon des teintes marines, bleu profond, indigo et vermeil. Tout autour de nous, les incrustations semblent s’animer en un ballet de miroitements bariolés ; toute une jungle s’éveille aux premières lueurs de l’aube, tigres, hérons, singes, tortues, manticores, tandis que la figure de l’empereur s’éclaire d’un rictus malicieux.


C’est instantané, fulgurant : le premier rayon du soleil vient frapper, par un œilleton percé au-dessus d’un linteau la tempe droite de la statue, laquelle miroite ce faisceau vers une plinthe parée des armoiries de la maison Nguyễn. C’est un dragon stylisé, barré d’un glaive au pommeau rond, dans lequel vient se ficher le rai de lumière, avant de s’éteindre subitement. Tous nos yeux sont rivés sur cet emblème singulier, avant qu’on ne s’y rue pour en tâter les moindres aspérités. D’un index fortuné, c’est mon condisciple qui déclenche l’ouverture d’un panonceau qui se déchausse et tombe à nos pieds, révélant l’existence d’un compartiment niché dans la brique. « Cachottier, le calanché ! C’est vrai, faut toujours une p’tite planque à portée de main pour y carotter son magot. Réglo, mais pas très original ». On en soutire une jarre couverte de poussière, dont le couvercle est encore scellé d’un mortier friable. Nous faisons cercle autour de ce simple pot d’argile, hésitants, fébriles, et, pour quelques-uns, émus. Phương prend l’initiative de gratter le liant avec soin, épingles à nourrice entre les lèvres, pour décapuchonner ce récipient. L’opération semble lente et délicate, alors que le jour embrase tout le bestiaire autour de nous.

Soudain, l’appel d’un klaxon retentit au dehors, d’abord long et plaintif, puis de plus en plus court et impétueux.

Les Khổng.
Il est l’heure.

D’un signe, j’interpelle mon gaillard, Cậu, le chanoine et le bouquiniste. L’idée est limpide, l’exécution sommaire, le résultat très improbable. Phương a assez d’épingles. Tout le monde rabiote à qui mieux mieux murs et sols et empoche son dû. Après plusieurs minutes d’acharnement, notre tailleuse perd patience et fracasse la poterie par terre. Le crâne de Quang Trung ricoche et vient se blottir entre les moustaches d’un dragon jovial lové dans un coin. De quenotte, que dalle, mais un éclat contraste avec les bris de faïence épars, un petit bout dépoli, d’un jaune intense et sépulcral. À son contact vibrionnent mirages, songes et fantasmes, et je me garde bien de le recueillir sans me munir d’un bout de tissu. Tous les regards sont désormais braqués sur moi et je m’empresse d’expliquer quel est mon plan.
Il faut du lourd, du théâtral, du pompeux. Nous ouvrons grands les battants centraux et descendons les escaliers par la droite, deux par deux, dignes, nobles, Phương et Cậu en tête. La délégation Khổng a forcé le portail et gravit en marche dispersée les premiers paliers, pour nous attendre à mi-hauteur, là où se dressent la stèle des Achèvements et les soldats de pierre de la garde d’honneur.

Le Vieux nous observe, bien racorni au milieu de ses mastards bas du front. Solennels, nous prenons position face à lui, en un parfait demi-cercle. Personne ne bronche. Une douce brise vient caresser nos visages. Il fait très beau ce matin.

D’un claquement de langue, il se décide à ouvrir le bal.

- Oui oui oui… Ainsi vous daignez enfin comparaître devant moi, oui. Vous y êtes encore, n’est-ce pas ? À manigancer je ne sais quelle pantalonnade. Oui, c’est votre marotte, votre pécher-mignon, nous chercher des noises, et vous gausser de notre infortune. Et pourquoi ? Pour la gloriole ? La débauche ? Ou plus trivialement, par penchant puéril ? Je vous avais prévenu, oui, vous n’aviez rien à faire à Hội An, vous n’avez rien à faire ici. Vous me devez toutefois réparation, pour le préjudice subi, oui. On m’a dit que vous aviez fait main basse sur une amulette qui nous revient de droit. Je veux bien être charitable, oui, et vous l’échanger contre un garnement bien malappris.

Là-dessus, d’un menton tremblotant, il éructe quelques monosyllabes. Son bras droit opine et débaroule l’escarpement jusqu’à la route pour revenir avec un Tuấn tout déboussolé, encore vêtu d’une aube toute fripée. À notre vue, il se débat comme un beau diable, sans grand succès. Phương contient tant bien que mal la fureur qui la ronge. Soupe au lait, c’est mon poteau qui ouvre les vannes. Evidemment.       

- Oh ! Le Vieux ! Tu nous bassines les esgourdes avec tes trémolos ! Faudrait voir à baisser d’un ton, mon coco, et à faire des courbettes devant sa Majesté Quang Trung, revenu d’outre-tombe pour te botter le cul !

De la manche de sa soutane il tire la tête du mort aux chicots manquants et aux orbites saillantes qu’il exhibe au regard de tous. Ça le désarçonne un chouïa, le fossile. Sa mâchoire se crispe, sa glotte cabriole. Il nous mate d’un air carrément haineux. Ses malabars font état d’un certain trouble.

Bien.

- Alors, tu ne le salues pas, ton imperator ? T’es qu’un crâneur, un teigneux, mais tu recules devant le premier os venu. Et tu te crois digne de son leg ? Vient le chopper, ton fétiche, il est là, quasi à ta pogne !

« Coi đi ! », hurle Phương, et, comme un seul homme, nous tendons le bras. Paumes ouvertes, nos petits bouts de mosaïque étincellent sous le soleil. Aussi sec, on détale en tous sens tandis que les nervis du Vieux tentent de nous intercepter. À ce jeu-là, les Châu sont agiles, les Khổng patauds, et j’entrevois bientôt une ouverture : l’ancêtre est désormais tout seul avec son lieutenant qui retient avec peine un Tuấn trépignant. D’une godille entre les sculptures je prends mon élan et me jette sur lui. Nous mordons la poussière quelques mètres plus loin. Il est tout décharné mais coriace, le bougre ; il frétille, il bataille, il résiste, il crache. Rien n’y fait, je l’écrase de tout mon long. J’ai déjà la pierre dans le creux de ma main que je presse violemment entre ses deux yeux. Les convulsions qui le secouent manquent de me faire culbuter. Je tiens bon. Il râle, il bave, il pleure, il geint.

Il ne bouge plus.

Il respire encore, le regard vide. Il reste allongé là, les bras en croix, alors que je me relève tout pantelant.  
De paliers en paliers, Khổng et Châu ne se poursuivent plus. On revient faire grappe autour de nous.

Il lève une main indécise qu’il pointe vers le ciel. Il y a un nuage qui passe, qui ressemble à une nef. D’une voix douce, il se met à fredonner une berceuse. Sa piétaille prête une oreille incrédule, suspendue à ces paroles légères et mutines.

Enfin, le chant s’estompe et le bruit du vent dans les arbres recouvre le silence.

On relâche notre jeune ami qui entame tout de go un récit enfiévré que sa tante suit en hochant une tête rieuse, pendant que quatre gonzes soulèvent le Vieux, pour le redescendre vers le portail.

La pierre est là, sur le sol, irisée d’un jaune orangé crépusculaire.   

C’est Cậu qui vient briser mon hébétude.

« On vous ramène à Hội An ? Je crois que ma nièce a encore quelques échantillons de tissu à vous montrer… Vous prendrez bien le temps pour vous refaire une garde-robe… N’ayez crainte, on vous fera un prix ! »

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