Replet, je dirai. Pas pansu, mais potelé. Quasiment Poupin. Et bien attifé aussi, faut admettre. En pourpre surtout. Soutane, manchette, bagues, chaussons. Tout comme l’antichambre où il nous reçoit. Draperies, Rideaux, tapis, coussins. La mitre posée là, sur un pupitre style empire, en jette aussi, sous les feux du soleil de midi.
Pour l’heure, notre archevêque vire au cramoisi. C’est que ça gueule dehors ; le populo n’est pas guilleret, et je peux le comprendre. Tout avait pourtant bien commencé, le défilé déboulant depuis la rue Thái Phiên, notre infiltration aux petits oignons, crâne déjà luisant et couvre-chef de circonstance, scansions à la tierce et la quinte, bref, du tout cuit. Le long des murailles, sur Tôn Thất Thiệp, on marchait pépère. Un temps de retard, à la rigueur, mais toujours dans le swing. C’est peut-être ça qui nous a mis dedans, alors que nous franchissions les remous odoriférants d’une onde placide sur le pont Phú Xuân. Placides, les quelques mastards à la solde des Khổng qui nous collaient aux basques ne l’étaient certainement pas. Sans cérémonie, en voilà un qui remonte notre cortège au petit trot, vient se planter devant mon comparse alors en pleine envolée lyrique, et, d’une pichenette bien ajustée, le décalotte nonchalamment. La baffe qui s’ensuit est magistrale, le gars tout pantois, mais la syncope perturbe singulièrement l’harmonie d’un Requiem lent et solennel. D’une chicane, voilà sapée toute pomposité. L’altercation devient grabuge, qui devient baston. Les pèlerins, s’éparpillent en piaillant, tandis que rappliquent commères et badauds, tout échaudés par cette empoignade de tuniques et de robes. Profitant de la mêlée, on joue des coudes pour s’insinuer dans la foule et nous perdre dans un dédale de ruelles. Tuấn, tout enrobe de blanc, ne nous a pas suivi. D’arrière-cours en étroites coursives, nous nous acheminons vers l’entrée de service du palais épiscopal, où poirote déjà notre comité d’accueil. Il y a là un bibliophile bouffi qui tire une gueule contrite, flanqué d’un échalas en chasuble, dont je me rappelle la voix docte et la longue et fine silhouette s’évanouissant dans la pénombre d’une église en-deçà des nuages. Je retente un « Xin Chào Bố » qui ne reçoit qu’un haussement de sourcils, alors que les échos de la cohue vont crescendo de l’autre côté de l’imposante bâtisse. Nous pénétrons dans un couloir richement décoré. Bustes, tableaux, consoles, appliques. Candélabres. On bifurque soudain pour emprunter en file indienne un escalier en colimaçon, aux marches érodées par les ans. Au second palier, nous voilà rendus dans les hautes sphères. Marbres et brocards, mais tirant sur le carmin, le sanguin, le viscéral. Devant nous, le battant d’une lourde porte d’acajou s’entrouvre sans un bruit. Baigné dans la clarté d’un jour qu’il aurait voulu sans histoire, Son Eminence fulmine.
« Ainsi vous voilà, fieffés trublions que vous êtes ! Je n’ai que peu d’indulgence, et encore moins de patience à vous accorder ! Vous l’entendez sourdre, le courroux de mes ouailles ? Vous apparaissez, venus d’on ne sait où, impertinents et désinvoltes, vous dispensez vos fariboles de paroisse en paroisse, vous galvaudez notre jeunesse… Vous attisez de vaines querelles avec des familles aux racines venimeuses. Vous perturbez la quiétude de nos congrégations. Pire que tout, vous rendez l’exercice de mon sacerdoce insoutenable ! Je ne vais point perdre mon temps à vous sermonner davantage. Vous allez quitter la ville et poursuivre vos chimères ailleurs. J’ai mes âmes à administrer ici, et je n’ai que faire des vôtres ! Allez en paix, mais loin ! »
La séance est levée. On décarre sans piper mot, quatre à quatre par le même escalier, direction les sous-sols, ou feule le V8 d’une antique Merco noire. Vitres teintées, sièges de cuir lustré, suspensions de corbillard, nous nous avachissons sur la banquette arrière alors que notre taiseux chanoine prend le volant, et que son collègue archiviste se glisse à la place du mort. La voiture démarre en chaloupant, dérive sur la rampe du parking et s’engage dans une circulation fluctuante, le long du boulevard Ham Nghi.
« C’est moi, ou votre Sardanapale aux dais moroses ne nous a pas à la bonne ? Je veux bien qu’on soit parfois un peu pedzouilles, mais là… Que d’oukases ! Y a méprise ! Nous, on est juste en vadrouille, on lève quelques lièvres en passant, en quête d’un grigri venu d’ailleurs, on se fait haranguer, secouer, conspuer. On montre patte blanche, on fait le dos rond, on encaisse. On se rebiffe parfois, c’est humain, non ? Et maintenant quoi ? On lâche l’éponge ? On évacue ? Et Tuấn? Faudrait prévenir le tonton, s’assurer qu’il est bien de retour au bercail ».
Ça moufte pas dans l’habitacle. La bagnole ronronne et gagne les routes de campagne, pilotée d’une main experte par une silhouette filiforme et encapuchonnée. Laquelle se décide, après un long soupir, à donner de la voix.
- Notre position, vous semblez l’ignorer, est précaire, mon fils. L’Eglise, ici, joue au funambule, entre fables et promesses de salut, entre Foi et indulgences. Cette évidence, que nous constatons autant depuis nos lutrins que pendant la communion, alimente de profondes divisions au sein de notre institution. Comprenez donc que vous mettez les pieds dans des plats dont les saveurs tournent souvent à l’aigre. Nous avons donc pris la décision de vous extraire de ce pétrin dans lequel vous vous êtes fourrés, et de vous aiguiller vers des cieux plus cléments, plus au nord.
Son voisin hoche du melon, se retourne et ajoute, enjôleur :
- Ce n’est pas trop loin, voyez, juste dans la province d’à côté ! Les archives de l’archevêché sont prolixes à ce sujet : Một số các tín hữu ở gần đồi Dinh Cát phải tìm nơi trốn ẩn. Họ đã đến lánh nạn tại núi rừng La Vang. […] Họ thường tụ tập nhau dưới gốc cây đa cổ thụ, cùng nhau cầu nguyện, an ủi và giúp đỡ nhau. Một hôm đang khi cùng nhau lần chuỗi Mân Côi kính Đức Mẹ, bỗng họ nhìn thấy một người phụ nữ xinh đẹp, mặc áo choàng rộng, tay bồng Chúa Hài Đồng Giêsu, có hai thiên thần cầm đèn chầu hai bên. Compte rendu un peu aride, je l’admets, mais c’est le style de l’époque. On griffonne sur de la mauvaise toile pour rapporter l’essentiel. Je vous plante le décor, voyez : 1798, le début du règne de Cảnh Thịnh – encore un Tay Son à la main lourde -, l’Eglise est tout juste naissante en Annam, et déjà l’on rapporte l’apparition divine d’une vierge à l’enfant, vêtue d’une simple tunique de soie, venue réconforter les premiers fidèles ayant trouvé refuge dans cette forêt de La Vang, car persécutés pour leur nouvelle croyance. Belle imagerie, voyez, que cette miraculeuse manifestation ! Une intercession du Ciel, sous couvert de vénérables banians aux branches entrelacées, devant un parterre de nécessiteux. Il n’en faut pas plus pour que la nouvelle se propage, de hameaux en bourgades, et que ce lieu devienne objet de vénération. On y érige une cathédrale, on y fait pèlerinage, on y implore, on y prie, on y pleure. Bref, on y croit. La forêt de banians est encore là, un peu élaguée, et sous ses branchages nombre de dévots viennent des quatre coins du pays y faire offrandes et génuflexions. Vous verrez, c’est beau, malgré les marchands de pacotilles qui pullulent à ses abords.
Le paysage défile en aquarelles turquoise, hachurées d’ocre, de kaki, de carmin. On nous trimballe donc pour d’autres homélies sylvestres. Ce coup-ci, c’est pour une rosière et son bambin. Bien, bien. A ce stade, c’est sensass. Qu’on convoque tous les panthéons, et de Deus en Ex Machina on devrait faire bingo et empocher le jackpot !
On trouve une place à l’ombre d’un frangipanier, au milieu d’un troupeau de cars touristiques crachant des fumerolles bleuâtres. On fait belle figure, marchant d’un seul front, le pas sûr et la bure ample, en direction de cette forêt de lianes verticales qui s’ouvre devant nous. La foule y est éparse, mais bruyante, bigarrée, animée d’une ferveur mystique. On aperçoit une statue de Madone aux traits gironds, surplombée d’une canopée de béton peinturlurée d’un beau vert pomme. Ça a son charme, ça attire l’œil et les bedeaux.
Comme à son habitude, c’est mon compère qui maugrée.
« Et maintenant quoi ? On tombe en pâmoison sous les vivats des pékins ? Tu nous la joue Soubirous pour résoudre le bousin ? Perso, je m’en vais déguster une binine du côté des boui-bouis, là-bas derrière. Une goulée de gueuze par cette chaleur, ça vaut toutes les bénédictions. Et peut-être même qu’une petite griserie nous aidera à y voir plus clair. Allez, profitez, la première tournée est pour bibi ! »
Nos deux coreligionnaires ne débordent pas d’enthousiasme, mais nous emboîtent le pas par désœuvrement. La première gargote est bien achalandée, poulpes séchés, nouilles, brochettes, et canettes de 333 tièdes en veux-tu en voilà. On passe commande. Sitôt assis, bocks, glaçons, cacahuètes et bières dégoupillées, on peut débuter les hostilités à coups de « một hai ba ! » martelés avec plus ou moins de conviction.
- Recapitulons : on suppute un clampin de s’être fait la malle depuis son patelin pas loin de Huế, au printemps 1885, cruchon sous le bras, pour venir se terrer ici même, sous le feuillage béni d’une pucelle charismatique. On se pointe donc, un bon gros siècle plus tard, la bouche en cœur et bien sapé pour l’occase, pour capter du prodige. Que dalle. Nib. Rien sous le soleil. En attendant, on se carre des mousses histoire de faire couleur locale, et ? Allez, une autre ! Một, hai, ba !
- Mon fils, un peu de retenue, je vous prie. C’est un lieu de recueillement et de prières. On peut s’y sustenter, mais avec modération.
Notre chanoine sirote son verre avec componction. Il nous considère d’un œil compatissant, bien qu’un peu sourcilleux.
- Nous ne sommes qu’ascèse, mon Père. Imbibés de lieux gorgés d’histoires, certes. Abreuvés de légendes et de mythes, biberonnés aux mystères les plus fantasques, mais toujours pondérés, toujours dans la retenue. Je n’irai pas dire que nous sommes toujours sobres, mais pas loin.
On marque une pause assez longue, et chacun s’enivre à sa guise.
- Messieurs, voyez, cul sec ! Permettez-moi de vous abandonner un instant. Voyez, il me faut trouver un téléphone pour m’enquérir de notre jeune ami. Il m’est insupportable de ne pas le savoir sain et sauf, de retour sous les rayonnages fabuleux de la bibliothèque de son oncle.
Ni une ni deux, voilà cet amateur de belles lettres qui soulève sa bedaine et se soustrait à notre vue, déjà bien troublée par le houblon. On grignote, on trinque, en attendant l’arlésienne.
- 你們看一看 !
- 三個三啤酒 !
- 美味的啤酒,
- 不是嗎 ? 兄弟們,
- 讓我們和他們一起坐下吧!
Ils débarquent sans crier gare, nos trois lascars, toujours hilares. Chemises et pantalons froissés, valises cabossées, ils s’esbaudissent devant le monceau de cadavres qui jonche le sol à nos pieds et, sans vergogne, s’installent en se bidonnant de plus belle.
Il n’est plus sourcilleux, notre prieur, mais carrément hagard. Les canettes passent de main en main, aussitôt ouvertes, éclusées, balancées, remplacées, sous les exclamations goguenardes de ces joyeux drilles. Ça jacte en dialecte du cru, avec moult gesticulations, quelques œillades appuyées, ponctuées de rots bien sentis. Enfin, c’est avec une mine déconfite que le patron vient nous interrompre : plus de bière, mais une jolie ardoise. Les rires ne fusent plus. L’air grave, nos trois briscards fouillent leur poche, qu’ils ont profondes. Biftons, piécettes, gemmes, gommes, bouts de ficelle, trombones, boutons. Ils régalent avec solennité, avant de sortir leurs bouffardes qu’ils bourrent d’un tabac lourd, parfumé à la cannelle et au clou de girofle. Puis ils prennent la parole tour à tour, d’une seule et même voix, docte et péremptoire.
- C’est une histoire de bonnes femmes,
- femmes divines, femmes graciles, femmes lascives,
- déesse, prêtresse, maîtresse,
- comme celle que vous attendez ici.
- Vous pouvez l’attendre longtemps,
- elle ne souhaite pas intercéder en votre faveur,
- par peur, par pudeur, par prudence, surtout.
- Depuis les nuages, elle vous transmet tout de même deux trois choses à savoir :
- De une, oui, ce que vous convoitez a bien été amené à La Vang,
- De deux, non, elle ne l’a pas conservé.
- Trop risqué, vous comprenez.
- Les rumeurs, les bruits, les confessions…
- Il y eut des injonctions,
- il y eut des menaces,
- il y eut des tractations.
- religieuses,
- impérieuses,
- impériales !
- De trois, donc, vous devriez rebrousser chemin et rendre hommage au dernier des Fils du Ciel Nguyễn qui repose non loin de Huế, à flanc de colline.
- Sa dernière demeure vaut le détour !
- Surprenante, à plus d’un titre !
- Tout particulièrement au premier rayon du jour…
« Tuấn ! » jappe notre archiviste, faisant soudain irruption. Il reprend souffle et s’attable avec peine. « De Tuấn, aucun signe, voyez, ni chez son oncle, ni auprès de nos frères et sœurs. Sa famille se fait un sang d’encre. »
Les trois drôles tirent une tronche chagrine.
- Oh, Pardon !
- Ah, Désolé !
- On a omis de vous dire que ce jeune intrépide est effectivement captif d’un vieux chef de clan perfide qui jette l’opprobre sur les Minh Hương de Fai Fo.
- Mais nos mains sont liées, c’est une vieille affaire de familles qui se disputent depuis toujours nos faveurs et notre bienveillance.
Le chanoine, d’un geste assuré, écrase sa canette et nous observe un à un.
« Je ne sais à quel saint me vouer, mais une chose est certaine. Cette poursuite n’a que trop duré. Vous savez ce qu’il nous reste à faire… Prévenez-les, ces coquins sans foi ni loi. Nous avons l’avantage du terrain et vous, mes deux gaillards, vous me semblez prêts à en découdre ! »
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Bien !
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