- Ông ơi ! Pourquoi vous vous intéressez aux morts comme ça ?
- Ça, mon bonhomme, ça va être un peu dur à t’expliquer…
- Non, je parlais à Ông ! Pas à toi ! Toi, tu es Chú, d’accord ? Lui, c’est Ông, toi c’est Chú. Mais pour toi il est Chú aussi, ou Anh si t’es vraiment copain. Et toi, pour lui, tu es Em. Comme moi. Moi je suis Em pour Ông et pour toi. Tu vois ? Le vietnamien, c’est simple et très pratique !
- Limpide, en effet.
- Et donc, vous voulez voir où reposent les cendres de la dame dont ma tante vous parlait, c’est ça ?
- Tout juste p’tit Auguste ! Tu nous fais un topo sur l’endroit, qu’on sache dans quel panthéon on se pointe. On se faufile discret, appareil photo en bandoulière, on fait mine de mater la déco, on repère le blaze de la rombière sur son vase mortuaire, et on cherche du détail qui cloche. T’es un malin, Em, non ? Tu saurais nous avertir si tu vois un truc qui déraille ?
Tuấn marque une pause.
- Tu sais, Ông ơi, je t’aime bien, mais quand tu parles je ne comprends pas tout ce que tu dis… Tu arrives à le comprendre, toi, Chú ?
- Limpide, à force. Question d’habitude. Tu verras.
C’est un autre porche, monumental celui-là, qui supporte trois arches. Deux lions sculptés, de part et d’autre, montent la garde sur leurs piédestaux, en postures éternellement menaçantes. Nous poussons les battants centraux, lourds, vermoulus et imposants, afin de franchir ce seuil sacré. Une entrée qui sied parfaitement à notre fine équipe. Tuấn, en éclaireur averti, nous enjoint de suivre le mur d’enceinte sur la gauche, pour nous approcher d’un groupe d’étranges pagodons, projetant leurs sept paliers en fines toitures dentelées et moussues vers un ciel incertain.
- Ça, ce sont des tombes très très célèbres ici. On vient de tout le pays en pèlerinage pour y prier et y offrir toutes sortes de choses, et recevoir en échange la chance et la réussite. La plus vieille et la plus haute, ici, c’est celle de Maître Minh Hải. C’était un moine chinois venu au Vietnam pour y apporter le Dharma, la parole sainte du bouddhisme. On raconte qu’il arriva à la cour du Seigneur Nguyễn Phúc Trăn accompagné de neuf autres sages, en 1687, pour transmettre son savoir. Chacun de ces dix grands prêtres choisit alors son propre chemin, à travers le royaume, et Maître Minh Hải décida de s’installer à Hội An, où il y avait déjà plein de Minh Hương. Il fit construire cette pagode, où il enseigna jusqu’à sa mort. D’autres prirent sa suite, là, vous voyez ? Maître Thiệt Diệu, Maître Pháp Diễn, Maître Đồng Mẫn, Maître Toàn Đăng, Maître Chương Đạo, Maître Chương Khoáng, Maître Ấn Bính, Maître Chơn Chứng, Maître…
- Maître Khổng ?
- Non, non, il n’y a pas de Maître Khổng à vénérer ici.
- Peut-être bien, p’tit père, mais notre vieux Khổng est là, derrière. Et en bonne compagnie, qui plus est. M’est avis que son irruption n’est pas le fruit du hasard. Magnons-nous avant qu’il ne flaire notre présence et se redevienne apoplectique ! Tuấn, ces cendres, tu nous les trouves presto, faut qu’on décarre avant que la moniale ne rapplique pour nous asticoter. Zou !
Voilà notre loustic qui se carapate dans le fond du cimetière, dont les tombes enchevêtrées disparaissent sous les joncs, les racines et les herbes folles. Nous parvenons tant bien que mal à suivre sa cadence, qui en trébuchant, qui en s’époumonant, jusqu’à la pénombre rafraîchissante d’une étrange chapelle aux voûtes lézardées, aux pierres déchaussées.
On reprend souffle.
Devant, le caveau entrouvert bée d’une noirceur profonde, que parfois vient déciller la fluette flamme d’une loupiote, posée là, sur la pierre humide et froide. On devine sous cette lumière timide et vacillante une rangée de poteries évasées, certaines brisées, d’autres dangereusement de guingois. Impossible de déchiffrer la tablette funéraire, tombée à terre en plusieurs morceaux, qui pourrait nous indiquer si nous avons fait mouche.
Des appels sourds et soudain, venus du dehors, nous parviennent. Ni une, ni deux, nous tentons de collecter dans l’obscurité tous ces fragments de porcelaine, avant de resurgir aux abois. L’alerte est encore lointaine, se réverbérant au-dessus des toits, mais le rythme d’un gong semble se faire plus pressant. Point de retraite, au fond de cette nécropole bouffée par la nature, mais, par chance, une brèche dans la muraille apparaît un peu plus loin, assez grande pour que Tuấn s’y faufile avec notre verroterie.
- Taille-toi, gamin ! On se retrouve tantôt ! File !
Sitôt seuls, nous adoptons cette contenance gauche et affable du touriste éperdu d’exotisme, s’extasiant devant la plus petite des effigies. Une phalange de jeunes bonzes déboule tout à coup, depuis le bâti principal du temple, et nous pointe du doigt. Nous sommes bien vite cernés, tandis que, pompeux et claudiquant, s’approche un Khổng chenu, perplexe et soucieux.
« Oui oui oui… Ainsi c’est bien vous, oui, on ne m’avait pas menti. Français, donc, oui ? Ah, le français, oui, jolie langue, je l’admets, limpide parfois, mais difficile, oui oui, très difficile ! Vouvoyer, oui, ou tutoyer, comment savoir… oui ? Ah, pour vous, cela semble évident, oui, belle bedaine, bonne couperose, oui, et le nez, les sourcils, aucune hésitation. Joli costume aussi, belle coupe, bien sûr, oui… Mais toi, par contre, mon jeune ami, tu caches bien ton jeu, et tu sais bien en profiter, n’est-ce pas, oui… Pardonnez donc cette intrusion, je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur nos intentions, oui oui… Mais d’étranges signaux me sont parvenus dernièrement, oui, de la part de nombre de nos relais, de Đà Nẵng à Hội An, oui, comme quoi deux olibrius, oui oui, j’aime bien le terme, deux goguenots, si vous préférez, oui, vont et viennent pour faire refluer d’anciennes putrescences… Et pour exhumer quoi, je vous prie ? Oui ? Oui ? Des calembredaines, sûrement, oui ? Oui… Sachez donc que nous sommes aux aguets, oui. Que nous ne vous laisserons pas tranquilles, si vous persistez à incommoder nos morts et emmêler les trames de nos tisserandes. Mes gens vous ont à l’œil, et, oui oui, foi de Khổng, je ne permettrai pas que vous remettiez en cause la douce quiétude de notre ville… Oui, c’est cela, aussi je vous recommande de quitter ces lieux, sans tapage aucun, oui. Oui ? Ơi ! Hãy để họ ra ngoài ! Ơi ! C’est par là, oui. »
Penauds, contrits presque, nous voilà, escortés prestement hors des murs, sous le regard goguenard d’un inquisiteur triomphant. D’un spasme de barbiche, les portes se referment, tandis que nous sentons sur nous s’abattre le poids d’une suspicion diffuse.
Baste ! Les emplettes sont faites, les factures réglées, le gant, jeté.
Reste à remettre la main sur notre petit cornac.
Nous pourrons alors tirer révérence et prendre la route des nuages.