- Bảy mươi tám !, rapporte-t-elle, toute à son affaire.
- Soixante-dix-huit…, répète diligemment notre jeune roublard, crayon en main.
- Ba mươi lăm !
- Trente-cinq…
- Năm muơi tám !
- Cinquante-huit…
- Sáu mươi ba !
- Soixante-trois…
- Ba mươi chín !
- Trente-neuf…
- Mười chín !
- Dix-neuf…
- Trăm lẻ bốn !
- Cent quatre…
- Cent quatre ! Ben mon cochon !
- C’est pas de l’embonpoint, c’est de la corpulence, mieux, de l’amplitude, et confortable avec ça. Toi, t’es sec comme un coup de trique, rien sur les os, t’as beau becqueter comme un sagouin que tu restes poids plume ! La ramène pas, et passe-moi ces échantillons, que je sache comment m’attifer comme il se doit ! Là, voilà, du brocart comme je les aime… Et pour la doublure ?
Je le laisse à ses brocards et ses demi-mesures et vais me réfugier dans l’arrière-boutique auprès des cages à oiseaux et de l’autel des mannes qui ne me veulent, j’espère, qu’un moindre mal. Celui-là, de taille modeste, est remarquablement ouvragé, tout de bois laqué, serti d’ivoire, rougeoyant dans la pénombre. Coupes et plateaux d’offrandes se disputent cet espace exigu, tandis qu’à l’arrière-plan, toujours présents, les 三清, trinité taoïste des Ethérés, hilares sous leur barbe, dissimulent un placard miniature marqué des caractères « 前賢明鄉 ».
J’en reste tout pantois.
Tuấn, toujours à fureter partout, capte mon hébétude. Je le vois s’entretenir discrètement avec notre matrone qui – lèvres pincées de quantité d’aiguilles – hoche une tête sévère et soucieuse.
Oui, il nous faudra tenir conciliabule, aux heures sombres, rideaux fermés, pour évoquer de vieux fantômes.
Pas d’inquiétude, on paiera rubis sur l’ongle, si la coupe est bonne.
« On m’appelle Phương, mais Châu Thị Mỹ Phương est mon nom complet. Je suis bien sûr d’origine Minh Hương, comme la plupart des commerçants de la vieille ville, tout autour du marché. J’ai, c’est vrai, un penchant pour la généalogie et ses vieilles lunes, et j’aime bien dérouler, comme mes draps, les événements passés. Ma famille est l’une des premières à avoir accosté dans cet estuaire, ce devait être dans les années 1640, mais les archives ne sont pas très claires à ce sujet. En tout état de cause, les dix premiers clans à avoir posé le pied, d’abord sur les abords de Thanh Hà – l’ancienne capitale des Nguyễn qu’on appelle de nos jours Huế –, puis sur les berges du port de Fai Fo, se désignèrent sous le nom de « 十佬 », les Thập Lão, venus des confins du Fújiàn, au sud de la Chine. Artisans, marchands, paysans, soldats, mandarins ou bien manœuvres, nombreux furent ceux qui bravèrent corsaires et mauvaises mers pour fuir la tyrannie mandchoue des Qing, qui s’abattit sur l’Empire et persécuta tous les partisans de l’ancienne dynastie Ming, désormais défaite. Les premiers à tirer leur épingle du jeu furent les Khổng 孔, durs à la tâche et âpres au gain, qui établirent vite une brasserie de vin de riz et de millet pour éponger la soif des coolies et des voyageurs de passage. Ils devinrent d’ailleurs bien vite si affluents que l’un d’entre eux, Khổng Thiên Như 孔天如, fut même promu au rang de Cai Phủ Tàu, Inspecteur des Douanes sous administration Nguyễn, ce dont ils se gargarisent encore ! Les Dư 余 et les Từ 徐, eux, se firent la main sur le tissage, du chanvre d’abord puis de trames plus fines et délicates, jusqu’à damer le pion aux soies japonaises, de plus en plus rares et onéreuses. Les Nhan 顏 furent moins dégourdis, ou plus avisés, c’est selon, et s’embourbèrent dans le calfatage des sampans, jonques et autres esquifs faisant navettes entre les appontements de la côte, pour ensuite lever flottille et pécher comme des rois. Des Hoàng 黃 et des Trương 張, nous n’en savons pas beaucoup, car tous, ou presque, s’engagèrent aussitôt dans la soldatesque Việt du Đàng Trong, toujours aux prises avec leurs frères ennemis venus du nord. Ainsi disparurent-ils des chroniques tenues sur nos rouleaux, dans leur quête d’une gloire lointaine… Aux Trần 陳, la céramique, aux Thái 蔡 la faïence, si bien que les Lưu 劉 n’eurent plus que de la terre à cuire ! De viles querelles, de la vaisselle cassée, mais au bout du compte, ces trois clans furent longtemps aux fours ensemble et tinrent même registres communs. Quant aux Châu 周, maniant pinceaux, roulant bouliers, ceux-là s’adonnaient autant à la peinture qu’aux écritures, en dilettantes, entre deux actes de vente ou de bons d’achat. Et ces dix clans, aussi dénommés « 前賢 », nos révérés ancêtres fondateurs, furent par la suite rejoints par d’autres, au fil des années et des migrations venus de tous les rivages chinois. Il y eut des Ngụy 魏, des Ngô 吳, des Ngũ 伍 ; et puis des Lê 黎, des Lâm 林, des Khưu 邱, des Vưu 尤, et j’en passe. En tout, vingt-sept tribus débarquèrent en l’espace d’une décade. On commença à se sentir un peu à l’étroit, dans le ghetto, si bien que l’on se mit à l’ouvrage pour gagner sur les eaux du port et étendre l’influence Minh Hương sur les affaires locales. D’abord un pied dans l’administration, un deuxième dans la justice, une main sur les onguents et les potions, l’autre sur les sacrements… De métèques en guenilles venus d’outre-mer, offrant menus services, la communauté prit son essor pour gouverner Hội An en quelques générations, et déploya son ascendance jusqu’à la capitale, par-delà le col des Nuages, là où trône le Mandaté du Ciel ! Ah, merci Tuấn, tenez, voilà du thé vert, servez-vous je vous prie ! J’espère que je ne vous ennuie pas, avec toutes ces fables… Pardon, vous dites ? Le Nihonmachi ? Oh, la concession japonaise n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même lorsque les Chinois débarquèrent. Tout au plus quelques vieux écriteaux, décatis, laissant deviner encore de défuntes entreprises, mais on ne s’encanaillait plus de l’autre côté du pont comme au temps des premiers aventuriers Portugais, non… Il y avait bien la mère Ni Cô Diệu Thành, toujours hautaine et fortunée, veillant au grain et se lamentant sur son amour perdu… Plaît-il ? Eh bien, ce ne sont que des ouï-dire, je ne crois pas qu’il existe des témoignages pour corroborer cette histoire-là, mais au fil des années, devrais-je dire, des siècles, ce qu’on raconte sur elle et son amant – dont vous avez, je présume, visité la tombe, si vous me posez ces questions-là – font partie du folklore. Vous en conviendrez avec moi : quoi de plus poignant qu’une galante esseulée, interrogeant inlassablement les étoiles, les marées, les équipages, gardant espoir jusqu’au bout, jusqu’à cette aube tragique durant laquelle un navire Wakō apparaît sans crier gare, fait escale et la délivre enfin de son sacerdoce… Lui, enfin !, lui, de retour, mais tout froid et inerte, trépassé seulement depuis quelques jours, d’une longue maladie ou d’une blessure mortelle, nul ne le sait ; le voilà, dans une caisse de bois nonchalamment jetée à quai sous l’indifférence de la foule et des sanglots étouffés d’une femme toujours fière et farouche. Oui, pardonnez-moi, je crois que je m’abandonne à un certain lyrisme… Quoiqu’il en soit, cette romance, bien que considérée comme un joli conte pour enfant, fut l’objet au fil du temps de bien des quand dira-t-on. On prêta à cette dame des intentions tantôt bienveillantes, tantôt fourbes et mystérieuses… Après tout, qui attendrait aussi longtemps le retour d’un exilé, fuyant son propre pays à bord d’un vaisseau pirate, pour de vieilles caresses ? N’y aurait-il pas quelque dessein funeste derrière tant d’abnégation ? Bien plus tard, on prétendit même qu’elle n’était autre que l’incarnation de la princesse Liễu Hạn, l’une des quatre Immortelles de nos légendes populaires, ayant fait un pacte avec l’étranger pour obtenir une gemme aux propriétés surnaturelles. Que voulez-vous, on finit toujours par faire preuve d’un peu trop d’imagination, à ressasser des ragots entre mégères ! Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir enterré son bien-aimé, elle se retira par la suite à la cour de Huế pour le restant de ses jours, bien que ses cendres fussent ramenées ici. Son urne funéraire doit encore être parmi toutes celles qui se trouvent dans la pagode Chúc Thánh, à quelques rues d’ici. Si vous souhaitez en savoir davantage sur les coutumes locales, je ne peux que vous encourager d’y aller ! C’est ce que la ville a de meilleur à offrir, en termes de temple bouddhiste. À vous de voir, messieurs, mais je suis au regret de vous dire qu’il se fait tard et que le thé est froid. Revenez demain, j’aurai des ajustements à faire. Tuấn vous fera chercher. D’ailleurs, si vous avez besoin d’un guide et interprète, je ne peux que vous le recommander, c’est un trésor d’ingénuité ! »
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