mercredi 28 mai 2025

Dans la foulée

En passant, très vite, 
sous les portiques 
de la Cité Pourpre Impériale
le temps d’une escapade.

 

mardi 27 mai 2025

Avant l'orage

Je sais ce qu’il pense quand il regarde vers le nord, quand il regarde cette barrière montagneuse toujours bardée de nuages, et qu’un rictus de rage se dessine sur ses lèvres. Il peut rester comme ça un bon moment, mâchouillant son mégot, accoudé à la balustrade, surplombant les champs d’herbes folles qui s’étendent à nos pieds, les baraquements cintrés de barbelés, les hangars qui prennent la rouille et sous lesquels s’affairent des mécaniciens autour de quelques Hueys dont les rotors ne répondent plus. Le fond de l’air est frais. Les averses sont aussi soudaines qu’éphémères en ce début 71. 
 – Leonard !
 – Yessir !
 – Tu peux me dire ce qu’on est en en train de foutre ici ?
Tout autour du mirador s’activent la 5e division d’infanterie et le 14e bataillon du génie qui déminent, font sauter les bombes et obus encore fichés dans les boues grasses, élaguent et remettent en état la piste d’atterrissage.
 – Le génie vient de me dire que nous ne serons pas prêts à temps, sir. Trop de munitions non explosées. Ça risque de prendre plusieurs jours de plus.
 – J’ai Sutherland et les huiles de Saigon au cul, Leonard. « Dewey Canyon II » doit débuter ce soir. Si vous ne pouvez pas nettoyer ce merdier, prenez un putain d’autre champs pour terrasser une nouvelle piste. Les D7 ont fini de tracer la route depuis Dong Ha, vous pouvez les réquisitionner.
 – Yessir.
 – Ne me « Yessir » pas, Leonard. Tu sais très bien dans quelle mouise on se retrouve. Putain de Khe Sanh ! Ça ne leur a pas suffi, déjà, en 68 ? Faut remettre ça ? Lowell avait raison, Leonard, cette foutue base, elle se trouve au milieu de nulle part. Qu’on la perde ne fera pas la moindre différence. Mais que moi j’y perde encore des gars pour que Nixon se fasse mousser à Washington, ça me fout la gerbe. On sait tous que les VC s’infiltrent par Tchépone pour nous déborder au sud-ouest, on va pas pilonner la moitié du Laos pour débusquer du pyjama ! À ce compte-là, autant aplanir toute l’ancienne Indochine. La partie n’a que trop duré, crois-moi. Bon, trêve de conneries, trouve-moi de quoi faire du café, j’ai entendu dire que les Pa Co en font pousser aux alentours, et qu’il est bien meilleur que le jus de chique qui nous vient de l’Etat-Major. Tu peux disposer.  
 – Aye aye sir.
Je le laisse à ses ruminations, redescends, et avise la première Jeep venue pour une reconnaissance des hameaux qui jouxtent les clôtures de guingois rongées par la végétation. La route est encombrée de camions de ravitaillement qui soulèvent de lourds nuages de poussière rouge, mêlés aux échappements bleu pétrole. Oui, on est bien en train de réactiver Khe Sanh, pour écrire encore un chapitre de plus à cette guerre de merde.    

jeudi 22 mai 2025

À la hussarde

Ça, au moins, on ne peut pas le leur reprocher, aux Habsbourg. Régner, c’est avant tout se faire craindre. Alors, après quelques siècles de domination, on peut se permettre de graver cet axiome dans le marbre. Mais à chaque coin de rue, ça relève du fétichisme. 

Ein Wiener Streifzug

Avant d’y gambader pour quelques heures, il vaut mieux convoquer ses souvenirs de lecture. Le premier qui vient à l’esprit, c’est John Irving qui fait dire à son Garp, selon le Monde dudit, que « [c’] était une ville qui traitait le passé et le présent avec un égal sérieux ; c'était un endroit où les fantômes étaient respectés. » Ou encore Joseph Roth, dans La Marche de Radetzky, pour qui Vienne « sonnait comme une promesse de bonheur. Là-bas, dans la capitale, se trouvait l'Empereur, la source de toute grâce et de toute justice. De là venaient les ordres de l'armée, les décrets, les nominations et les promotions. Là-bas, dans les ministères, siégeaient les conseillers auliques, ces demi-dieux omniscients. Là-bas, c'était le centre du monde. » Plus communément, ce que Frederic Morton note à propos de « la Ringstrasse [qui] était bien plus qu'un boulevard. C'était la scène où se jouait le drame de la modernité viennoise. [...] C'était un théâtre permanent où l'on venait se montrer, dans ses plus beaux attelages et ses plus élégantes toilettes, où l'on venait voir et être vu, où le bourgeois triomphant exhibait sa richesse nouvellement acquise en imitant l'aristocrate. » - in Un frisson d'éternité : Vienne 1888-1889.
Trois citations – on fait dans le concis – qui plantent le décor. Une capitale d’empire éternelle, confite de monumental, imposante et martiale, tout à la fois décadente et d’avant-garde, et dont le plan concentrique rassure celui qui veut y poser le pied. 

D’emblée, donc, au sortir de la gare, sur la Landstraßer Hauptstraße, on distingue tout de suite les canopées du Stadtpark dans lequel on batifole un instant, pour ensuite longer le boulevard Schubertring jusqu’à la Schwarzenbergplatz. Cette mise en jambe permet de prendre la mesure de l’urbain. Les bâtiments sont larges, opulents, sévères, tous tirés au cordeau. Hautes fenêtres, frontons et frontispices, moulures et corniches de circonstance, façades de couleurs pastel. Au sol, trottoirs goudronnés, bitume entaillé d’aiguillages, parterres de buissons touffus. Les tramways roulent en crissant de concert, au milieu des berlines grises et noires. On fait un crochet par la Bösendorferstraße, le temps d’une sonate, avant de retrouver l’Opernring et l’édifice néo-renaissance du Wiener Staatsballett. On se figure quelques ballerines sautillant aux premières notes de l’An der schönen blauen Donau, à moins qu’elles ne valsent sur Die Schönbrunner. Plus loin, on parcourt les allées du Burggarten jusqu’au Hofburg que l’on contourne par la droite. À partir de là, le parcours devient plus abstrus. Ce sont des cours intérieures, d’un côté comme de l’autre, qui se découvrent au détour de vestibules voûtés. On opte pour le sinistre, à travers le Schweizerhof pour sortir sur l’Innerer Burghof, et se faufiler vers la Michaelerplatz. Complètement désorienté, on prend au hasard des rues la Schauflergaße qui nous ramène au Volksgarten. L’Äußeres Burgtor est en vue, qui s’avère un abri bienvenu alors qu’un crachin s’abat sur la ville déjà rincée. La fringale de pompe viennoise passablement rassasiée, on peut franchir la Maria-Theresien-Platz, apprécier tout de même l’allure du Volkstheater un peu plus loin et, par la Burggaße se glisser dans des quartiers plus populaires. Les perspectives enfin s’amenuisent. Les rues rétrécissent mais demeurent cossues. Des venelles pavées reluisent de part et d’autre, s’ouvrant sur des quartiers bohèmes aux bicoques mignonnes. On navigue à vue, attiré par le premier clocheton, la jolie façade, la courette escamotée. On en perd une fois de plus son sens d’orientation – en cause, cette configuration centripète de l’Innere Stadt –, c’est avec soulagement que l’on retrouve ces lignes électriques arrimées aux murs, signe de la présence de ces tramways qui vont et viennent du centre à la périphérie. De retour donc vers le cœur historique, on ne peut manquer la flamboyance néo-gothique de la Votivkirche, qui élance ses flèches juste en face du jardin Sigmund Freud. S’ensuit une déambulation décousue, pleine de virevoltes et de revirements, qui nous emmène de l’église Saint Michel à celle de Saint Pierre, puis, bien sûr à la Cathédrale Saint Stéphane. On s’y repose un temps, le temps de s’égoutter, de psalmodier quelques pensées adressées aux cieux et à ceux qui l’occupent, avant de trouver enfin une brasserie, un comptoir, une bonne pinte d’Ottakringer, de Schladminger ou de Stiegl Goldbräu. Ragaillardi, on peut enfin étouffer un rot de contentement, conclure d’un « Danke für diese wundervolle Reise », retourner en godille à la station des trains express qui filent vers l’aéroport international pour s’envoler vers l’Orient. 

On nous y attend.

mercredi 21 mai 2025

Fratertellement

Après quatre étages en ascenseur, vous avez une dernière volée d’escalier à gravir, pour aboutir sur un palier ouvert à tous vents qui domine la cour. 

La porte, à droite, ne paye pas de mine. L’appartement, sous les combles, est grand et lumineux. R. a toute de suite pris possession de la plus grande chambre, celle avec vasistas et salle de bain, me laissant le choix des autres pièces qui donnent sur la salle à manger. C’est un arrangement qui nous sied à tous les deux. À lui la tanière indépendante, à moi les dépendances. Pour le ménage, on s’arrangera. Ainsi débute notre vie en commun. Chacun a ses obligations. Pour lui la fac de droit à la Manufacture des Tabacs, à moi les amphithéâtres du Campus de Bron pour y causer littérature. Les premières semaines, on se croise sans chichis, souvent à la cuisine. Un constat s’impose à nous, presto : Nous ne partageons ni les mêmes goûts culinaires, ni les cadences de nos ersatz de repas.  Qu’à cela ne tienne. On fait popote séparée – à lui les petit-pois-carottes, à moi le riz pilaf – qu’on nettoie quand ça nous chante. On déchante. On apprend de l’autre qu’il est tout aussi inepte à la vie en commun. Alors on se chicane, on se sermonne, on fait amende honorable. Je me conforme vite à ses routines : le pèlerinage hebdomadaire au Carrefour de La Part-Dieu est un grand moment de communion. Je porte le sac à dos, lui son écharpe. Nous empruntons toujours le même itinéraire, lui devant, marchant au rythme chaloupé du coureur de fond. Nous sommes économes, de paroles, de ressources : nous connaissons par cœur les rayonnages et la liste des denrées qu’il nous faut pour la semaine. Parfois, on s’octroie un petit plaisir. Quand il revient avec plus de pain de mie et de gruyère que de coutume, ça me contrarie : il va falloir compresser tout ça, le sac pouvant contenir tout juste ce qui est nécessaire. Et puis nous revenons du même pas élancé, ignorant les chimères commerciales de ce centre du monde, pour une nouvelle semaine de vie chiche et étudiante. 

Qu’étudions-nous, vraiment, de lui à moi et vice-versa ? 
 
Je le savais toujours auditeur fidèle d’émissions radio, de match de foot ou de tennis, de courses cyclistes, de musiques classiques. Souvent, au beau milieu du jour, c’était un premier mouvement de symphonie autrichienne qui retentissait par-delà sa porte pourtant fermée, interrompant toute tentative de concentration ou de conversation. 
Car oui, cet appartement-là résonnait de conversations, de réunions, d’apartés. C’est que je lui menais la vie dure, à mon frère aîné, à ses manies, ses lubies et son emmurement obstiné. J’opposais à sa solitude de chanoine une sociabilité exacerbée, brouillonne, et bruyante aussi. À ses assauts subit de cordes, de cuivres et de percussions, j’encourageais mes hôtes en brouhahas qui duraient jusqu’à la nuit. S’il s’en plaignait, je redoublais d’hospitalités, pour lui faire sentir le besoin de se frotter au monde. Il m’en savait gré, parfois. Il apparaissait alors tout soudain, et se plantait là au milieu d’un débat, pour corriger un fait, un lieu, une date, un nom. Il avait bien sûr toujours raison, se caressait un instant l’arête du nez, la main dans la poche, hésitant entre rester parmi nous pour affronter la contradiction, ou bien se réfugier de nouveau dans son antre. Je souriais de ces petites victoires, et lui servais une tasse de thé qu’il ne buvait jamais. C’était cela, la vie d’avec R., la vie et R., qui se répétait de jour en jour, dans l’entrebâillement de nos portes.

dimanche 30 mars 2025

La nuit dernière

Lorsqu’il fera jour, tout sera terminé.

Les couloirs et les portes sans fin. Les salutations du personnel de chambre. Les lits trop grands. Les baignoires insubmersibles. Les rideaux insensés. Les lampes et leurs interrupteurs. Les gros boutons blancs dans l’ascenseur. Les atours apportés prêts à être portés. Le feulement des chaussures sur ces tapis bordeaux. Le sentiment d’inconnu de ne pas savoir dans quelle direction, sur ce trottoir, se tourner. Se trouver sur ces avenues bondées. Rire de tout cela. S’entendre dire que l’on sait où l’on va. Lever les yeux au ciel, avoir du nez. Un compas. Choisir une table et s’attabler. Trinquer plusieurs fois à la nuit qui s’avance. Rire encore. Retrouver l’équilibre. Régler l’addition. Revenir sur ses pas, ne pas savoir pourquoi.

Si. Oh, si.

Car lorsqu’il fera jour, tout sera terminé.

Aviser valets, concierges, réceptionnistes et réceptionnés. Leur dire bonsoir, leur dire à demain, s’incliner sans se plier. Appeler l’ascenseur. Pousser du doigt le 7ème bouton blanc. Sortir sur la terrasse. Inspirer. Expirer. S’y reprendre à deux fois. S’adosser à la rambarde, fumer, respirer l’air du fleuve. Contempler les lumières de la ville. Compter les fenêtres éclairées. Se tromper, recommencer. Se laisser distraire. Suivre du regard les phares du trafic. Dodeliner. Réprimer un bâillement. Vouloir savoir l’heure. Se raviser. Ne pas vouloir savoir l’heure. Se demander quel est le numéro de sa chambre. Vérifier le médaillon attaché à la clef. Profiter encore de la vue sur la ville nocturne. Reprendre l’ascenseur. Se perdre dans les couloirs sans fin. Parvenir enfin à la porte marquée 319. Se glisser dans la chambre. Chercher l’interrupteur. Faire chou blanc. Se résoudre à tâtonner vers le lit. S’allonger. Laisser le plafond tourner. Garder les yeux ouverts. Soupirer. Tendre l’oreille aux bruits de l’hôtel. S’assoupir par intermittence. 

Voir poindre derrière ces rideaux insensés les premiers feux du jour. 

Finir par se lever. Remplir cette baignoire. S’y couler.

Tout sera terminé.

dimanche 2 février 2025

Nhà của ngư dân

Dans les faubourgs de Tuy Hoa, les hameaux de pêcheurs se désertifient. Restent les corps d’habitation, souvent de même facture, maison de plain-pied, trois – parfois quatre – pièces en enfilade, qui s’ouvrent sur une galerie qui donne sur la cour. En voilà quelques-unes, photographiées à la volée, en se baladant à bicyclette…

samedi 1 février 2025

Les effarés

Des braséros, oui, des brasiers, des tisons qu’on alimentait de bois secs tant que la saison était bonne. Ça se voyait de loin, surtout aux nuits sans lune. Aux vents mauvais, tu penses, on rentrait. Mais il y en avait toujours qui la tentaient, la sortie de trop, qui risquaient la mer alors qu’on savait tous qu’ils ne reviendraient pas, ou peut-être. C’était un mystère ça, cet entêtement à la vouloir, la dernière pêche, celle dont on savait très bien qu’elle ne valait pas le coup. Mais un pêcheur, c’est souvent mutin, persistant, cabochard, et il écoute juste ce qu’il veut bien entendre. Il pense les connaître suffisamment, les vents, les nuées, les hauts-fonds, les récifs, les courants, les marées, et d’avoir assez retenu les leçons des anciens, et puis des fois il est chanceux, il rentre au bercail, et des fois pas. C’est ainsi. Et nous donc, pour ces dernières têtes de nœud-là, fallait rester là à se cailler les miches sous les bourrasques pour que le feu tienne encore, juste encore un peu, que ça leur serve de signal, de repère, et qu’on profite d’une dernière salaison avant la longue drache de la mousson. Alors oui, tu t’imagines bien, quand il y a maintenant quelques années les premiers long-becs ont pointé le bout de leur barbe par chez-nous, tout engoncés dans leur drôle de tunique à boutons, on a d’abord joué les taciturnes, les revêches, les primitifs. Bon, c’était pas très malin, on a eu l’heur de le découvrir bien assez tôt quand ils nous ont embarqué, moi et quelques chefs de villages d’alentour, dans un attelage tiré par de beaux buffles bien placides, pour nous conduire pas loin de la petite ville de Phan Thiết, au cap de Kê Gà, y admirer leur dernière machinerie prodigieuse. Figure-toi une haute tour de pierre, plus haute que nos plus hautes pagodes, fichée sur des rochers battus par la mer, et dont le sommet brille d’une très forte lumière qui tourne sur elle-même, et qu’on peut apercevoir le soir à des dizaines de lý ! De quoi permettre à n’importe quel navire de deviner la côte même depuis le grand large ! Au retour, ces satrapes gourmés nous ont tancé dans leur langue peu amène et nous mis devant le fait accompli : là, sur la pointe de Mũi Điện, on devait prêter main forte à l’édification d’une tour similaire, au sommet de la crête qui domine l’anse sableuse de Bãi Môn. On nous intima donc de trouver un bon filon rocheux pas trop loin pour y creuser une carrière, puis établir un débarcadère pour acheminer les matériaux de construction : pierres taillées, mortier, gravier, poutres, planches, grue, palans, poulies, tout ça à dos d’hommes sur des sentiers abrupts. Le chantier progressa à marche forcée. Terrassement, montée des assises, parement des murs, assemblage de l’escalier, de la plateforme de la couronne, sous le soleil, sous la pluie, pendant presqu’une année. Pour la coiffe, on nous laissa tranquille. Une brigade d’hommes venus d’ailleurs, secs et noueux, s’attelèrent à la tâche et travaillèrent la forge et le feu sous bonne garde. On regarda ça de loin et, crois-moi, ça valait bien la peine ! Un jour apparut une caisse mystérieuse, que ces étranges ferroniers manipulèrent avec la plus grande des précautions. Ils la firent monter tout en haut de la tour, déjà enclose de verres transparents, et y restèrent une bonne semaine, à y bricoler on ne sait quel mécanisme. Enfin, un soir, passées les dernières lueurs et reflets du crépuscule s’alluma la coupole, qui projeta ses feux jusqu’à l’horizon. On l’avait donc aussi, notre phare, surplombant le cap qu’on devait dorénavant appeler Varella. L'époque de nos brasiers à ciel ouvert était ainsi révolue, et on verrait encore de nombreux pêcheurs croire en leur bonne fortune, braver les tempêtes et faire toujours naufrage sous l’étincellement de cette vigie des temps nouveaux.

vendredi 31 janvier 2025

Brushed night

Ça n'nuit à rien, d'vouloir s’amuser
À longues traces sur l’asphalte.
Soir d'esquisses, après l'basalte,
Moteurs, repos, clichés. 

Un certain folklore

Le littoral de la province de Phú Yên offre des contours remarquablement contrastés. Aux plages d’un sable granuleux qui s’étendent en droite ligne jusqu’à l’horizon, battus de formidables rouleaux, viennent prendre appui d’étranges contreforts rocheux qui rendent la navigation hasardeuse, adjointes en sus d’îles cisaillées sur un ciel bien changeant. Bref, c’est de la côte normande façon annamite, de la Cornouailles indochinoise, piégeuse et sauvage, qui vaut tous les détours. Pour preuve, cette dorsale érodée et abrupte qui se dresse à quelques encâblures du rivage rocailleux de Hòn Yến, dont les pêcheurs du village aux alentours eurent tôt fait d’en conjecturer l’origine. 
 
C’était il y a fort longtemps, bien sûr, au temps des tout premiers foyers et des premières lunes. Une jeune femme belle et jeune, bien sûr, vivait avec son mari – un marin lui aussi, bien sûr – dans une hutte un peu en retrait du reste du petit hameau. Lui devait partir chaque jour en mer, rapporter de quoi vendre ou vivre. Un jour, bien sûr, une terrible tempête éclata. Tandis que les autres embarcations revinrent saines et sauves, celle de son mari, bien sûr, ne revint pas. Refusant bien sûr de croire qu'il était mort, l'épouse éplorée grimpa chaque jour au sommet de la plus haute falaise. Elle y restait des heures, scrutant l'horizon, priant pour apercevoir la voile de son mari revenant au port. Les jours devinrent des semaines, les semaines des mois. Elle ne perdit jamais, bien sûr, espoir. Les villageois admiraient sa foi et son inébranlable dévotion. Finalement, épuisée par le chagrin et les éléments, elle mourut sur cette falaise. Les cieux, touchés bien sûr par sa loyauté et son amour profonds, la transformèrent en une grande pierre immuable, dressée pour l'éternité sur le bord du cap, attendant à jamais son époux. De là les milliers d’hirondelles qui commencèrent à nicher dans ses falaises – spirituelles messagères – appelant bien sûr encore la mer au secours de cet amour défunt.

Rondeaux et pipeaux

Au vu de ces formations basaltiques, nul doute qu’un bon griot trouverait matière à fabulation. Peut-être pourrait-il commencer de la sorte : Aux nuits de lune claire et sous la brise douce se révèle un paysage idyllique aux contours pittoresques. Séduites par cet idéal tableau, les voilà qui descendent sur terre, sans un soupir, toutes ces divinités qui occupent le Ciel. Elles viennent ici-bas partager ambroisie, discuter poésie. Ces êtres célestes apportent tout ce qu’il faut à leurs agapes paradisiaques : coupes d'or à foison et mille plateaux de jade pour ce festin festif. Vite enivrés par l'arôme du vin, ils se dissipent et finissent par s'aventurer vers d'autres sites splendides pour continuer à festoyer, s'absorbant tant dans leurs divertissements qu'ils en oublient leurs piles d'assiettes et de ciboires, qui finissent par se pétrifier avec le temps. Ainsi de ces prismes rocheux qui subissent le ressac, depuis toujours et pour l’éternité. 

Béate étude

Pour dépatouiller tout ça, il va nous falloir faire quelques pas chassés, trois en arrière, deux en avant peut-être, à moins qu’il ne faille progresser à cloche-pied. De la paroisse originelle, nous n’avons que de lointaines conjectures sur l’édification d’une chapelle à l’orée de la christianisation du Đại Việt, que l’on doit à la princesse Ngọc Liên, épouse du Commandeur de la garnison de Trấn Biên, fraîchement baptisée en 1636 par les premiers missionnaires portugais qui se signent à tout va. Cette zélote prend le nom de Marie-Madeleine et commence son travail d’évangélisation de la troupe et des paysans du cru, aidée peut-être en cela par les pères Francesco Buzomi et Francisco de Pina, qui s’expriment fort intelligiblement dans la langue gazouillante des Annamites. Le lieu prend de l’importance et fait sourciller les potentats locaux. L’un d’entre eux, le mandarin Ông Nghè Bô, voit d’un très mauvais œil la diffusion d’une doctrine miséricordieuse qui va a l’encontre des préceptes confucéens, et fait tout son possible pour chasser ces étrangers barbichus et tonsurés du territoire dont il a questure. À ce stade du récit apparaît un protagoniste dont il nous faut étayer un peu le portrait : issu d’une famille juive aragonaise ayant fui l’inquisition espagnole, le jeune Alexandre Rueda naît en Avignon au printemps 1591, fête ses 18 ans du côté de Rome en devenant Jésuite, montre très vite de fabuleux talents de polyglotte, et embarque depuis Lisbonne pour les Indes Orientales en 1618. À Goa il se morfond, tombe malade, et voit ses chances de partir au Japon fondre comme écume sur le sable. Il passe alors par Malacca, puis Macao, où la Compagnie de Jésus l’enjoint de se rendre en Cochinchine, dans le port de Tourane pour y assister Gaspar do Amaral, Antonio Barbosa, Christoforo Borri, Pedro Marquez et de Pina dans la transcription romanisée et phonétique de la langue vietnamienne. Il s’y colle avec grâce et publie, après de nombreuses années de labeur, le Dictionarium Annamiticum Lusitanum et Latinum en 1651, ouvrage qui inscrira son nom pour la postérité. Mais pour l’heure, en cet été 1644, Alexandre n’en mène pas large. Il est aux prises avec les autorités provinciales de Ran Ran, qui lui notifient sans ménagement le caractère non grata de son auguste personne. Qu’à cela ne tienne, il fait fi de ces remontrances et navigue en sous-marin, rend visite à quelques catéchistes persécutés, et, pour la peine, assiste au martyre d’un jeune fidèle, André de Phú Yên, dont il conservera la tête pour la transférer au Vatican. La région connaît de nombreux soubresauts dans les décades qui suivent, entre révoltes, contre-insurrections, mise au pas colonial et campagnes d’intimidation envers ces Chrétiens irréductibles du village de Hội Phú, qui entretiennent la mémoire du jeune André. La visite, en 1892, du prêtre Joseph Lacassagne, émissaire des Missions Etrangères de Paris, permet à la communauté de financer la construction d’une église, dans le plus pur style néogothique, qui abrite encore aujourd’hui de précieuses reliques, dont la première édition du Cathechismus in octo dies divisus, autre ouvrage majeur de monseigneur de Rhodes, lui aussi daté de 1651. De quoi pouvoir déchiffrer quelques belles oraisons en chữ quốc ngữ fleuri, bien qu’un peu desuet. 

jeudi 30 janvier 2025

S’y mettre

S’introduire à Tuy Hoa, contourner la colline et les crénelages de sa tour Cham, se diriger vers le front de mer, longer l’avenue de l’Indépendance, aboutir sur l’esplanade municipale et contempler les flûtes minérales de la tour Nghinh Phong. Prendre la première photo du périple, sous le ciel déjà obscur de cette soirée de reconnaissance.

mercredi 29 janvier 2025

祝蛇年到來!

Bien sûr qu’en cette année il sussure ses serments, ce Serpent-ci. Tout Chinois le sait : pour assurer sa sixième place au Panthéon des animaux du zodiaque asiatique, ce zozo s’immisce sur le sabot du Cheval, lequel traverse sans effort le large ruisseau céleste. Las ! dès l’onde passée, le reptile saute à terre, effraie son salvateur et serpente fissa vers sa réussite, tout satisfait de sa forfaiture. C'est un succès. On le juge alors apte à symboliser certaines qualités : sagesse, charme, intuition, enrobées d’une indéniable élégance. Pour qui sait persifler, c’est assurément juste ! Qu’on se le dise donc, c’est un Têt sans souci. C'est lui qui le dit...