mercredi 28 mai 2025
mardi 27 mai 2025
Avant l'orage
– Leonard !
– Yessir !
– Tu peux me dire ce qu’on est en en train de foutre ici ?
Tout autour du mirador s’activent la 5e division d’infanterie et le 14e bataillon du génie qui déminent, font sauter les bombes et obus encore fichés dans les boues grasses, élaguent et remettent en état la piste d’atterrissage.
– Le génie vient de me dire que nous ne serons pas prêts à temps, sir. Trop de munitions non explosées. Ça risque de prendre plusieurs jours de plus.
– J’ai Sutherland et les huiles de Saigon au cul, Leonard. « Dewey Canyon II » doit débuter ce soir. Si vous ne pouvez pas nettoyer ce merdier, prenez un putain d’autre champs pour terrasser une nouvelle piste. Les D7 ont fini de tracer la route depuis Dong Ha, vous pouvez les réquisitionner.
– Yessir.
– Ne me « Yessir » pas, Leonard. Tu sais très bien dans quelle mouise on se retrouve. Putain de Khe Sanh ! Ça ne leur a pas suffi, déjà, en 68 ? Faut remettre ça ? Lowell avait raison, Leonard, cette foutue base, elle se trouve au milieu de nulle part. Qu’on la perde ne fera pas la moindre différence. Mais que moi j’y perde encore des gars pour que Nixon se fasse mousser à Washington, ça me fout la gerbe. On sait tous que les VC s’infiltrent par Tchépone pour nous déborder au sud-ouest, on va pas pilonner la moitié du Laos pour débusquer du pyjama ! À ce compte-là, autant aplanir toute l’ancienne Indochine. La partie n’a que trop duré, crois-moi. Bon, trêve de conneries, trouve-moi de quoi faire du café, j’ai entendu dire que les Pa Co en font pousser aux alentours, et qu’il est bien meilleur que le jus de chique qui nous vient de l’Etat-Major. Tu peux disposer.
– Aye aye sir.
Je le laisse à ses ruminations, redescends, et avise la première Jeep venue pour une reconnaissance des hameaux qui jouxtent les clôtures de guingois rongées par la végétation. La route est encombrée de camions de ravitaillement qui soulèvent de lourds nuages de poussière rouge, mêlés aux échappements bleu pétrole. Oui, on est bien en train de réactiver Khe Sanh, pour écrire encore un chapitre de plus à cette guerre de merde.
dimanche 25 mai 2025
jeudi 22 mai 2025
À la hussarde
Ein Wiener Streifzug
Trois citations – on fait dans le concis – qui plantent le décor. Une capitale d’empire éternelle, confite de monumental, imposante et martiale, tout à la fois décadente et d’avant-garde, et dont le plan concentrique rassure celui qui veut y poser le pied.
D’emblée, donc, au sortir de la gare, sur la Landstraßer Hauptstraße, on distingue tout de suite les canopées du Stadtpark dans lequel on batifole un instant, pour ensuite longer le boulevard Schubertring jusqu’à la Schwarzenbergplatz. Cette mise en jambe permet de prendre la mesure de l’urbain. Les bâtiments sont larges, opulents, sévères, tous tirés au cordeau. Hautes fenêtres, frontons et frontispices, moulures et corniches de circonstance, façades de couleurs pastel. Au sol, trottoirs goudronnés, bitume entaillé d’aiguillages, parterres de buissons touffus. Les tramways roulent en crissant de concert, au milieu des berlines grises et noires. On fait un crochet par la Bösendorferstraße, le temps d’une sonate, avant de retrouver l’Opernring et l’édifice néo-renaissance du Wiener Staatsballett. On se figure quelques ballerines sautillant aux premières notes de l’An der schönen blauen Donau, à moins qu’elles ne valsent sur Die Schönbrunner. Plus loin, on parcourt les allées du Burggarten jusqu’au Hofburg que l’on contourne par la droite. À partir de là, le parcours devient plus abstrus. Ce sont des cours intérieures, d’un côté comme de l’autre, qui se découvrent au détour de vestibules voûtés. On opte pour le sinistre, à travers le Schweizerhof pour sortir sur l’Innerer Burghof, et se faufiler vers la Michaelerplatz. Complètement désorienté, on prend au hasard des rues la Schauflergaße qui nous ramène au Volksgarten. L’Äußeres Burgtor est en vue, qui s’avère un abri bienvenu alors qu’un crachin s’abat sur la ville déjà rincée. La fringale de pompe viennoise passablement rassasiée, on peut franchir la Maria-Theresien-Platz, apprécier tout de même l’allure du Volkstheater un peu plus loin et, par la Burggaße se glisser dans des quartiers plus populaires. Les perspectives enfin s’amenuisent. Les rues rétrécissent mais demeurent cossues. Des venelles pavées reluisent de part et d’autre, s’ouvrant sur des quartiers bohèmes aux bicoques mignonnes. On navigue à vue, attiré par le premier clocheton, la jolie façade, la courette escamotée. On en perd une fois de plus son sens d’orientation – en cause, cette configuration centripète de l’Innere Stadt –, c’est avec soulagement que l’on retrouve ces lignes électriques arrimées aux murs, signe de la présence de ces tramways qui vont et viennent du centre à la périphérie. De retour donc vers le cœur historique, on ne peut manquer la flamboyance néo-gothique de la Votivkirche, qui élance ses flèches juste en face du jardin Sigmund Freud. S’ensuit une déambulation décousue, pleine de virevoltes et de revirements, qui nous emmène de l’église Saint Michel à celle de Saint Pierre, puis, bien sûr à la Cathédrale Saint Stéphane. On s’y repose un temps, le temps de s’égoutter, de psalmodier quelques pensées adressées aux cieux et à ceux qui l’occupent, avant de trouver enfin une brasserie, un comptoir, une bonne pinte d’Ottakringer, de Schladminger ou de Stiegl Goldbräu. Ragaillardi, on peut enfin étouffer un rot de contentement, conclure d’un « Danke für diese wundervolle Reise », retourner en godille à la station des trains express qui filent vers l’aéroport international pour s’envoler vers l’Orient.
On nous y attend.mercredi 21 mai 2025
Fratertellement
La porte, à droite, ne paye pas de mine. L’appartement, sous les combles, est grand et lumineux. R. a toute de suite pris possession de la plus grande chambre, celle avec vasistas et salle de bain, me laissant le choix des autres pièces qui donnent sur la salle à manger. C’est un arrangement qui nous sied à tous les deux. À lui la tanière indépendante, à moi les dépendances. Pour le ménage, on s’arrangera. Ainsi débute notre vie en commun. Chacun a ses obligations. Pour lui la fac de droit à la Manufacture des Tabacs, à moi les amphithéâtres du Campus de Bron pour y causer littérature. Les premières semaines, on se croise sans chichis, souvent à la cuisine. Un constat s’impose à nous, presto : Nous ne partageons ni les mêmes goûts culinaires, ni les cadences de nos ersatz de repas. Qu’à cela ne tienne. On fait popote séparée – à lui les petit-pois-carottes, à moi le riz pilaf – qu’on nettoie quand ça nous chante. On déchante. On apprend de l’autre qu’il est tout aussi inepte à la vie en commun. Alors on se chicane, on se sermonne, on fait amende honorable. Je me conforme vite à ses routines : le pèlerinage hebdomadaire au Carrefour de La Part-Dieu est un grand moment de communion. Je porte le sac à dos, lui son écharpe. Nous empruntons toujours le même itinéraire, lui devant, marchant au rythme chaloupé du coureur de fond. Nous sommes économes, de paroles, de ressources : nous connaissons par cœur les rayonnages et la liste des denrées qu’il nous faut pour la semaine. Parfois, on s’octroie un petit plaisir. Quand il revient avec plus de pain de mie et de gruyère que de coutume, ça me contrarie : il va falloir compresser tout ça, le sac pouvant contenir tout juste ce qui est nécessaire. Et puis nous revenons du même pas élancé, ignorant les chimères commerciales de ce centre du monde, pour une nouvelle semaine de vie chiche et étudiante.
Qu’étudions-nous, vraiment, de lui à moi et vice-versa ?
Car oui, cet appartement-là résonnait de conversations, de réunions, d’apartés. C’est que je lui menais la vie dure, à mon frère aîné, à ses manies, ses lubies et son emmurement obstiné. J’opposais à sa solitude de chanoine une sociabilité exacerbée, brouillonne, et bruyante aussi. À ses assauts subit de cordes, de cuivres et de percussions, j’encourageais mes hôtes en brouhahas qui duraient jusqu’à la nuit. S’il s’en plaignait, je redoublais d’hospitalités, pour lui faire sentir le besoin de se frotter au monde. Il m’en savait gré, parfois. Il apparaissait alors tout soudain, et se plantait là au milieu d’un débat, pour corriger un fait, un lieu, une date, un nom. Il avait bien sûr toujours raison, se caressait un instant l’arête du nez, la main dans la poche, hésitant entre rester parmi nous pour affronter la contradiction, ou bien se réfugier de nouveau dans son antre. Je souriais de ces petites victoires, et lui servais une tasse de thé qu’il ne buvait jamais. C’était cela, la vie d’avec R., la vie et R., qui se répétait de jour en jour, dans l’entrebâillement de nos portes.
dimanche 30 mars 2025
La nuit dernière
Les couloirs et les portes sans fin. Les salutations du personnel de chambre. Les lits trop grands. Les baignoires insubmersibles. Les rideaux insensés. Les lampes et leurs interrupteurs. Les gros boutons blancs dans l’ascenseur. Les atours apportés prêts à être portés. Le feulement des chaussures sur ces tapis bordeaux. Le sentiment d’inconnu de ne pas savoir dans quelle direction, sur ce trottoir, se tourner. Se trouver sur ces avenues bondées. Rire de tout cela. S’entendre dire que l’on sait où l’on va. Lever les yeux au ciel, avoir du nez. Un compas. Choisir une table et s’attabler. Trinquer plusieurs fois à la nuit qui s’avance. Rire encore. Retrouver l’équilibre. Régler l’addition. Revenir sur ses pas, ne pas savoir pourquoi.
Si. Oh, si.
Car lorsqu’il fera jour, tout sera terminé.
Aviser valets, concierges, réceptionnistes et réceptionnés. Leur dire bonsoir, leur dire à demain, s’incliner sans se plier. Appeler l’ascenseur. Pousser du doigt le 7ème bouton blanc. Sortir sur la terrasse. Inspirer. Expirer. S’y reprendre à deux fois. S’adosser à la rambarde, fumer, respirer l’air du fleuve. Contempler les lumières de la ville. Compter les fenêtres éclairées. Se tromper, recommencer. Se laisser distraire. Suivre du regard les phares du trafic. Dodeliner. Réprimer un bâillement. Vouloir savoir l’heure. Se raviser. Ne pas vouloir savoir l’heure. Se demander quel est le numéro de sa chambre. Vérifier le médaillon attaché à la clef. Profiter encore de la vue sur la ville nocturne. Reprendre l’ascenseur. Se perdre dans les couloirs sans fin. Parvenir enfin à la porte marquée 319. Se glisser dans la chambre. Chercher l’interrupteur. Faire chou blanc. Se résoudre à tâtonner vers le lit. S’allonger. Laisser le plafond tourner. Garder les yeux ouverts. Soupirer. Tendre l’oreille aux bruits de l’hôtel. S’assoupir par intermittence.
Voir poindre derrière ces rideaux insensés les premiers feux du jour.
Finir par se lever. Remplir cette baignoire. S’y couler.
Tout sera terminé.
dimanche 2 février 2025
Nhà của ngư dân
samedi 1 février 2025
Les effarés
vendredi 31 janvier 2025
Brushed night
À longues traces sur l’asphalte.
Soir d'esquisses, après l'basalte,
Moteurs, repos, clichés.
Un certain folklore
Rondeaux et pipeaux
Béate étude
jeudi 30 janvier 2025
S’y mettre
mercredi 29 janvier 2025
祝蛇年到來!
Bien sûr qu’en cette année il sussure ses serments, ce Serpent-ci. Tout Chinois le sait : pour assurer sa sixième place au Panthéon des animaux du zodiaque asiatique, ce zozo s’immisce sur le sabot du Cheval, lequel traverse sans effort le large ruisseau céleste. Las ! dès l’onde passée, le reptile saute à terre, effraie son salvateur et serpente fissa vers sa réussite, tout satisfait de sa forfaiture. C'est un succès. On le juge alors apte à symboliser certaines qualités : sagesse, charme, intuition, enrobées d’une indéniable élégance. Pour qui sait persifler, c’est assurément juste ! Qu’on se le dise donc, c’est un Têt sans souci. C'est lui qui le dit...
mercredi 1 janvier 2025
dimanche 8 décembre 2024
mercredi 23 octobre 2024
Tōkyō Transfer
Aoki, pauvre Aoki.
Je n’ai pas voulu que tu m’accompagnes plus loin, alors je t’ai demandé, à mi-voix, de descendre à Akabane et je suis resté là, debout contre les portes, te voir disparaître dans l’enchevêtrement des vestes, des parapluies, des escaliers, des panneaux numérotés, tandis que le train reprenait de la vitesse pour s’engouffrer dans le tunnel qui m’emmènerait vers Ueno et ses mille correspondances.
Je savais bien que tu te ferais un sang d’encre à me savoir tout seul dans cet agglomérat de béton et de pierres, de verre et d’acier, de bois et de papier. Que tu te figurerais, à mon silence obstiné, les tristes jours, les douloureuses semaines, les mois monotones de petits boulots et de tâches ingrates qu’il me faudrait endurer pour me faire une petite place dans un petit gourbi quelconque – entre Kasai et Myōden –, pas trop loin de la baie et des odeurs de fioul, d’iode et de saumure.
Tu t’en doutes bien, Aoki, que je suis resté bien tout seul et bien silencieux à me casser les reins et les genoux, de sous-sols en arrière-salles. La ville ne manque pas de cuisines à récurer, de plonges à expédier, de comptoirs à briquer, de futs de bière à échanger, de camionnette à manœuvrer, de clients à rabattre, de services à finir. Mais au moins là, aux petites heures de mes jours d’épuisement, je peux goûter à mon insignifiance nouvelle, à la banalité de ces quelques mots échangés entre lampistes abrutis de fatigue, alors que j’emprunte à vélo les ruelles encore désertes de Suna, de Horie, de Shioyaki.
J’ai bien tenté de te les expliquer, toutes ces raisons qui m’ont poussé à ce déracinement ; cet étouffement à la vue de ces versants abrupts couverts de cyprès sinistres et drus ; cet ostracisme vécu depuis que nous étions petits, toi comme moi, derniers rejetons de la maison familiale ; cette vieille maison accrochée à ses champs et ses vieux privilèges ; ces histoires toujours radotées, ces commérages recueillis, révisés au gré des convenances, ces qu’en-dira-t-on réverbérés du haut en bas de la vallée ; ce nom bien trop lourd à porter, bien trop dur à écrire, qui nous a précédé où que nous allions, de nos premiers babils jusqu’à la remise de nos certificats d’étude ; ce nom à faire frémir, ce nom à faire taire, ce nom dont je cherche l’annulation, ici, au milieu des foules ordinaires.
Aoki, sage Aoki…
Je ne voulais pas que tu m’accompagnes parce que pour tenter de m’absoudre, il fallait bien que je t’oublie aussi. Alors, de la même manière que je brouillais mes jours et mes nuits de corvées sans relâche, je me suis employé avec zèle à ton effacement, trait par trait, touche par touche, pour ne plus avoir que ces quelques syllabes, des échos d’une voix perdue, le souvenir fugace d’une épaule qu’on effleure. Malgré tout, tu te rappelles encore à moi aux moments les plus singuliers, sur l’enseigne d’un café, dans les paroles d’une chanson, entre deux rayonnages où j’aperçois une écharpe, un bonnet, le sac que tu portais. Aussi terne, aussi morne que je la conçoive, cette ville est toujours trop pleine de suggestions impromptues, d’éclats furtifs de mémoires enfouies.
Je me cantonne, quand je suis désœuvré, à mes environs immédiats. Je ne m’aventure que rarement par-delà la rivière Sumida. Les quartiers centraux qui dotent la ligne Yamanote ne m’attirent pas beaucoup. Ils m’apparaissent comme des îlots d’opulence et de fatuité, d’ostentation forcée. Je suis trop frugal, trop fruste sans doute, pour succomber à ces charmes de néons et d’écrans. J’ai l’impression d’y faire intrusion, de jurer dans ce décor trop lisse, trop apprêté. J’ai besoin de guingois, de tôles ondulées, de rouilles et de mousses, de vieux shōtengai aux boutiques mi-closes. Même ici, tu vois, dans cette plaine aux mille teintes beiges et anthracites, je suis enclin à vivre dans les marges.
Tu n'as, d’aussi loin que je me souvienne, jamais vu la mer. Moi non plus. Ou du moins, pas vraiment. La mer, à Tōkyō, semble comme obstruée, son horizon comme escamoté. Je ne me suis pas encore approché d’assez près pour en entendre le ressac, en apprécier la magnitude, mais je crois qu’on ne lui accorde pas assez de place pour s’épandre. La mer ? C’est une arrière-pensée, une composante accessoire, une quantité négligeable. Pour le montagnard que je suis, c’est déconcertant. Décevant, devrais-je plutôt te dire. J’avais depuis longtemps rêvé de pouvoir y plonger, m’y laver de pensées lourdes et noires. Il faudra, une autre fois, trouver d’autres rivages pour des ablutions salées que j’espère curatives.
Je m’emmure désormais dans ma solitude et ma routine, oublieux des raisons qui m’ont poussé à cette lente apathie. Je n’appelle personne, personne ne m’interpelle, Je trime, m’abîme, m’obstine encore, sur mon vélo, sur mes rotules et mes poings. J’ai une échine qui ploie bien. Soir ou matin, je rentre, je sors, incognito, enfin.
Aoki, chère Aoki !
J’aurais tant voulu que tu m’accompagnes, pour vivre au moins une fois ensemble cette expérience, cette sensation si étrange, si étourdissante ! Je l’ai enfin ressentie, la dissolution, l’ultime étreinte, la grande annihilation !
C’est arrivé un matin de janvier, froid et humide.
Représente-toi donc la scène : une livraison, un courrier urgent, une inattention, un écart, et mon vélo foutu. Un accident stupide, une chute et quelques égratignures. Mais le pli n’attend pas, il me faut repartir. Pour une fois que je transporte léger ! C’est encore loin pourtant. Alors courir ? Prendre un bus, un train, un métro ? Je ne suis pas au fait du réseau de transport, et les alentours ne me sont pas familiers. J’hésite, encore pantelant. Le flux des passants, intermittent, me fait croire à la proximité d’une station quelque part. J’attache mon biclou tordu à la va-vite – le retrouverai-je seulement ? –, et je pars au petit trot.
L’avenue Hakozaki-Minatobashi. Le pont Minato. Oui, là, à gauche, une bouche de métro. Kayabachō. Un « H » cerclé de gris clair, un « T » de bleu ciel : Les lignes Hibiya et Tōzai. Je dégringole l’escalier, détale dans les couloirs, me plante devant les distributeurs de tickets. Je mets un bon moment avant de comprendre, devant ce drôle de gribouillis, qu’il me faut payer 180 yen et passer outre. Sur le quai, du monde s’agglutine, s’arrange en files qui s’étirent. Je me faufile, j’attends le convoi prochain, je calcule déjà mon retard. À Kagurazaka j’aviserai. Il est 7:39, l’horloge qui nous surplombe est formelle.
Un carillon retentit. Le métro arrive, déjà bien rempli. Je me glisse parmi les passagers. Debout au milieu du wagon, j’observe la foule silencieuse. Hommes et femmes d’âges tendres ou d’âges mûrs, en manteaux et costumes sombres, assis, debout, dodelinant, ballotés au gré des méandres du tracé souterrain, absorbés dans des rêves diffus. Une annonce enjouée nous prévient d’un arrêt imminent à Nihombashi. Un frémissement se fait sentir, tout le monde semble soudain sur le qui-vive. La rame ralentit, s’immobilise, les portes s’ouvrent et s’ensuit le prodige : c’est un bref appel d’air, alors que disparaissent quelques usagers, vite suppléé par une cohue sans précédent. Je m’agrippe à ma poignée alors que se pressent de tous côtés coudes et bras, dos et poitrines, épaules, hanches, cuisses et genoux, un enserrement de nylon, de gabardine, de lainage, une contiguïté de visages fermés, impassibles, un concert en sourdine de souffles courts et retenus. Le métro repart et mes pieds ne touchent plus terre. Comprimé, compacté, mon corps chiffonné n’est plus qu’appui, que jointure. Je ferme les yeux, je ne respire plus. Je m’abandonne lentement à cette communion, cette fusion qui, jusqu’à la prochaine station, me consume tout entier.
Depuis cette écrasante révélation, tu t’imagines bien que je ne suis plus tout à fait pareil. Ma rancœur et ma peine se sont comme allégées et, même si mes conditions de vie sont toujours aussi spartiates et solitaires, je me prends parfois à songer qu’il me faudrait construire un avenir meilleur. Un avenir plus affable. Un avenir où je n’aurais pas à me soucier de te savoir ailleurs, où je pourrais peut-être un jour retourner dans la vallée pour t’offrir quelques fleurs.
J’ai récupéré mon vélo que j’ai pu retaper ! Je suis toujours coursier, ou bien livreur, ou bien commis. Ou encore autre chose.
J’ai cette envie, désormais régulière, de m’abolir encore. Alors, quand le temps le permet, je cherche les trains les plus bondés, aux heures les plus chargées, pour de nouvelles compressions salutaires. Je commence à connaître quelques rames qui sont particulièrement prisées. Il y a, sur la Chiyoda, entre Machiya et Nezu, la voiture 4 de 8:11, toujours pleine à craquer. La Marunouchi est aussi digne d’intérêt, avec un tronçon bien peuplé, surtout à 7:52 entre Myōgadani et Ochanomizu. J’y goûte des étaux fermes et puissants, surtout en voiture de tête. Si je veux profiter du ciel matinal, les lignes JR peuvent également faire l’affaire, d’autant qu’elles offrent des trains plus longs, qui présentent des choix plus délicats. Les pressages sur la Chūō-Sobu sont mémorables, surtout de Kinshichō à Akihabara, et parfois aussi du côté de Yoyogi le dimanche en fin d’après-midi.
J’en ressort rincé, repassé, transi.
Aoki, où que tu sois, sache-le : ton frère, enfin, revit !
















