vendredi 8 août 2025

L'armoire à Seb

Une idée qu'on réplique, cette fois-ci avec portraits en pied, de jour, toujours chez notre hôte gourmet et brocanteur !

mardi 5 août 2025

Ars basilicae

Au dehors un ciel marmoréen. 
L'intérieur n'est qu'or et coloquinte.
Nef emplie de chuchotis, 
de prières et suppliques sussurées sous les voûtes. 

De stratis urbanis

De là-haut, tout peut s’expliquer. Il faut tout expliquer. Depuis la fondation, il y a deux mille ans, de la première cité gallo-romaine sur cette colline de Fourvière jusqu’à la mise en service des tours de refroidissement de la centrale nucléaire du Bugey mille neuf cent quatre-vingts ans plus tard, tout peut être prétexte à récits et palabres, fables et digressions. Le point de vue s’y prête bien sûr, puisque l’on domine la plaine rhodanienne jusqu’aux premiers contreforts occidentaux du massif du Pilat. En regardant autour de soi, sur cette large esplanade arborée, on peut se figurer les formidables banquets que les Ségusiaves, les Éduens et les colons romains organisaient régulièrement en l’honneur du lieu Lug, festins pantagruéliques évidemment, arrosés des meilleures piquettes mises en amphores depuis la narbonnaise ou la péninsule ibérique. C’est qu’il le mérite bien, Lug. Ce n’est pas n’importe quel dieu, n’allez pas croire. Non, Lug, qui a pour aïeux les Dioscures, est Samildanach, l’inventeur de tous les arts, rien de moins, et il est aussi la cause de la levée du soleil et de son coucher. Psychopompe à ses heures, il accompagne les âmes dans l’au-delà, quand ça lui fait plaisir. On aurait tort, donc, de ne pas lui rendre hommage à chaque fête calendaire, nombreuses dans cet oppidum cosmopolite, en exhibant ses emblèmes symboliques : une lance, une harpe, une fronde, ou bien un sanglier, un corbeau, ou plus trivialement une tige, une paille, un fil ou une corde, un crin, un poil, un lien. Il est accommodant, Lug, du moment qu’on ne le compare pas à Mercure. Ainsi donc, inspirés comme il se doit, on ripaille en bonne entente entre Romains et Gaulois, et le commerce fait florès. On élargit le périmètre du bourg, qui déborde de l’autre côté de la Souconna – l’actuelle Saône –, alors que la colline se dote de tous les attributs d’un urbs romana : temple capitolin, curie, thermes, forum, théâtre, odéon, demeures patriciennes, granges, halles, réservoirs, aqueducs. Il y a même un sanctuaire fédéral des trois Gaules – la Lyonnaise, l’Aquitaine et la Belge –, sur le versant opposé, adjoint à un amphithéâtre, pour y honorer l’empereur. Lugdunum attire du chaland, de la piétaille et du pécore, qui vont s’installer hors des murs, à Condate, là où se rejoignent, « au pied d'un mont doré par l'Orient, deux fleuves réunis en un large torrent », comme l’écrit si bien Sénèque. La ville prospère et devient, en 27 av. J.-C., Caput Galliarum. Elle fournit même deux empereurs à Rome, Claude et Caracalla, qui assisteront tous deux – à deux siècles d’écart – à la subreptice et irrépressible diffusion de la parole philanthropique d’un nouvel homme-dieu venu du Levant. Au déclin de l’Empire, la Colonia Copia Lugdunum perd et de son statut et de sa superbe. Le vieux cœur antique voit sa population décroître fortement, en raison du pillage des canalisations en plomb des aqueducs, qui ne parviennent pas à être remis en état par des autorités locales défaillantes. On vient alors s’établir près du fleuve, sous le joug des nouveaux maîtres du territoire, ces Burgondes barbares et barbus buveurs de bières bataves, qui ne sont pas trop regardant, tant qu’il y a de la maille à se faire. C’est qu’elle est idéalement située au carrefour des échanges européens – échanges de biens, d’idées, de cultures -, ce qui favorise l’établissement de nombreuses communautés étrangères, franques, alémaniques, goths, syriennes, grecques, puniques, numides, maures, gétules, avec quelques juifs qui se mêlent à cet agrégat de marchands, de mercenaires, d’artisans et de prêcheurs itinérants. On y encense Mithra, Isis ou Cybèle, qui ont la sapience de la mettre en sourdine. La tendance est à la christianisation menée à croix raccourcie ; la ville basse se débarrasse de ses temples païens pour embrasser la vraie foi, sous la houlette des premiers Pères de l’Eglise qui psalmodient d’étranges hymnes ou résonnent voix de femmes et d’hommes à égale portée. L’un de ces premiers évêques, Sidoine Apollinaire, est un homme au caractère vif et facétieux, prompt à se mettre lui-même souvent dans la mouise, puis à faire amende honorable a coup de panégyriques bien sentis, louvoyant entre de précaires appuis du côté de Rome et ses nombreuses accointances wisigothiques déjà converties. Sa plume, tout aussi poétique que politique, illustre bien l’air de ces temps incertains, ni tout à fait romains, ni tout à fait médiévaux. Le Ve siècle s’achève, tout comme, sans accroc majeur, vont le faire les suivants. La ville, blottie autour des berges serpentines de la Saône, se calfeutre et s’engourdit. Le Haut Moyen Âge égrène ses litiges et ses grabuges entre Burgondes et Francs, et la région tombe entre les mains du roi de Neustrie, qui n’a que faire de cette bourgade pieuse et âpre aux gains. À la renaissance Carolingienne, la ville ne change guère de visage, mais entérine l’importance de son pouvoir religieux. C’est l’époque des archevêques dont les prérogatives terrestres dépassent de loin les enjeux spirituels. Ces mitrés-là dirigent de facto la cité, située trop loin des salles du trône pour que les différents monarques qui l'ont en leur gérance puissent la superviser réellement. Certains se permettent même de s'insérer dans les grands conflits de leur temps, tel un Agobart, qui fricote avec les fils renégats de l’empereur Louis le Pieux, ou bien encore Buchard II, qui dans les années 850 s’enorgueillit d’occuper la charge d’archichancelier pour son demi-frère Rodolphe III, dernier roi des deux Bourgognes. Bref, on s’occupe comme on peut entre glaive et goupillon. Dans la même veine, l’urbain ne se modernise guère. Bien sûr, on se lance dans l’édification d’une manécanterie dans le quartier canonial de Saint-Jean, au pied de Fourvière, là où s’agrègent les bures et les tonsures, on rénove et agrandit les paroisses existantes – l’abbatiale d’Ainay, l’église Saint-Paul –, qu’on enclot de murs bien épais percés çà et là de quelques portes bien gardées. Il faut tout de même attendre le XIe siècle pour que la Saône soit enfin enjambée d’un pont de pierre, ce qui amorce l’essor du bâti sur la presqu’île, surtout autour du quartier de Saint-Nizier. Mais mises à part ces quelques altérations, le paysage reste le même : autour de la bourgade, fermes et champs, vergers, vignes, marécages, bois, forêts. Quelques centaines d’années s’écoulent encore, sans trop d’anicroches. Il faut attendre le XIIIe siècle pour qu’enfin la cité sorte de sa torpeur. Sa population s’accroît alors fortement, comme en témoigne la construction de nombreux hôpitaux, de couvents et de faubourgs qui occupent les rives du Rhône. La complétion du premier pont de bois sur ce large fleuve marque aussi l’ouverture sur de nouvelles pâtures, pour l’heure foulées par quelques croisés ivrognes et colériques en route vers des contrées incultes. L’époque est aussi à l’échafaudage de la Cathédrale Saint-Jean-Baptiste-et-Saint-Étienne, dont on peine encore à voir les premiers arcs brisés, mal étayés par d’inexpérimentés maîtres bâtisseurs locaux, qui ne sont pas aussi versés dans les arcanes gothiques et flamboyants que leurs acolytes rouennais, chartrains ou encore parisiens parviennent à ériger. L’édifice ne sera terminé qu’en 1480 – un peu de patience, que diable ! – et, pendant ce temps, Lyon est le théâtre de luttes intestines entre un siège épiscopal arcbouté sur ses privilèges et des nobliaux avides de charges nouvelles, convoitant surtout l’exercice de la justice séculière. L’Église, sous pression d’ordres mendiants installés depuis peu – Augustins, Bénédictins, Cordeliers, Carmes et Clarisses – finit par lâcher du lest et se soumet aux bons désirs du roi Philippe le Bel qui parvient enfin, le 13 mars 1311, à poser un pied dans la ville, laquelle se place de facto sous tutelle monarchique, rejoignant ainsi le concert des cités vassales où la bourgeonnante bourgeoisie veut pouvoir faire négoce en paix. Drapiers, pelletiers, ferronnier, orfèvres, pinardiers, menuisiers, tous désireux de faire la foire et faire affaires. La presqu’île se peuple en îlots épars, tandis que tournent moults moulins le long des berges du Rhône. C’est là, hors des murs, que l’on trouve les corps de métiers aux relents méphitiques : tanneries, fours à briques et à tuiles, forges, savonneries, teintureries, qui se disputent les grèves les plus meubles, bien en aval des lavoirs et des bains. On vit avec son temps, d’artisanat local, de besoins limités, ce n’est pas très habile ni très recherché. Bref, on vivote toujours. Seuls les aubergistes et les changeurs du coté de Saint-Paul tirent quelques marrons du feu, de ces larrons qui passent de pays avignonnais en territoires tarentais et qui causent en mille patois. Ce sont d’ailleurs ceux-là qui chemin faisant, colportant ont-dits et maladies, transmettent sous leurs brocards la fameuse peste noire. On en meurt beaucoup en 1348. Rebelote en 1361, en 1375, et plus tard en 1451, 1469 et 1494. Ce ne sont pas, bien évidemment, les seules afflictions qui viennent frapper la populace – l’ergot de seigle veille au grain, entre deux tuberculoses – mais de fortune à bon cœur on finit toujours par ne pas y succomber. On aurait tort, d’ailleurs, de s’apitoyer sur son sort, alors que les temps changent. Un procédé révolutionnaire, venu d’outre-Rhin au mitan du XVe siècle, permet la réplication quasi-instantanée des anciens manuscrits et la diffusion de nouveaux écrits. Renaissent ainsi de vieux savoirs, surtout en provenance d’Italie, où l’on se pique de retrouver la sagesse gréco-latine des traités de médecine, d’architecture, de stratégie militaire, d’alchimie, de rhétorique, de musique ou encore de poterie. Lyon profite de sa position avantageuse et voit ainsi fleurir de nouveaux négoces à la faveur des foires et autres grands raouts marchands. Les banquiers – Médicis en tête – ne sont pas en reste et ouvrent officines pour faire fructifier leurs créances, tandis que les premiers ateliers de tissage de soie font leur apparition, encouragée par le roi Louis XI qui, suite à l’engouement de sa cour pour ces trames chamarrées, souhaite contenir la fuite de ses capitaux vers les territoires transalpins. Les boutiquiers lyonnais renâclent. Ils ne veulent pas se mettre à dos leurs fournisseurs. Il faudra attendre la venue d’un certain Stefano Turchetti, artisan piémontais, qui obtient, en 1536, le privilège de la fabrication des étoffes d’or, d’argent et de soie de François 1er en personne, alors que la France est en conflit avec Gênes, grande pourvoyeuse de ces tissus si recherchés. Le succès est immédiat, les bénéfices immenses. Les maîtres de métiers prolifèrent et le savoir-faire se développe, de simples soies unies aux façonnés polychromes. Le tissu urbain, lui, ne s’étend guère. Il se densifie, surtout le long de la Via Mercatoria – l’actuelle rue Mercière – qui relie Saône et Rhône. Durant les guerres de religion, un capitaine cruel, farouche, protestant et dauphinois, le bien nommé François de Beaumont, baron des Adrets, installe ses bouche-à-feu sur les prés de Belle-court et pilonne les murailles qui enserrent les cloîtres des chanoines du côté de Saint-Jean. C’en est enfin fini de la place forte des prieurs de Fourvière. Sur la presqu’île, de nombreuses nécropoles rattachées aux couvents et paroisses sont transformées en places publiques – c’est le cas des Jacobins et des Célestins. Plus bas, l’hôpital de la Charité se construit de 1617 à 1622, ouvrant ses portes sur la large esplanade Bellecour toujours occupée par la troupe. Quant au large fossé des Terreaux situé au pied de la colline de la Croix-Rousse, il est lui aussi comblé pour permettre l’allotissement des basses pentes, encore peu aménagées. Sous l’Ancien Régime la population continue de croître et le bâti de pousser. Nombreux sont les immeubles qui dépassent les cinq étages, rendant certains quartiers suffocants et insalubres. Les Canuts en savent quelque chose, entassés qu’ils sont dans leurs ateliers où claquètent sans discontinuer les métiers à tisser. Par contraste, d’imposantes maisons nobiliaires embellissent les Terreaux et les abords des Cordeliers, desservies par des rues tracées plus au cordeau, aérées de douces brises fluviales. D’ambitieux architectes et ingénieurs tentent de repousser les limites de la ville : ainsi d’Antoine Michel Perrache qui, dans les années 1770, impulse le projet de rendre habitable le sud d'Ainay, en comblant les chenaux pour rallonger la presqu'île. D’une grande complexité, ce plan ne voit pas le jour de la vie de son concepteur, et n'est achevé qu'au XIXe siècle. Un peu plus loin, sur la rive orientale du Rhône s’étend une plaine alluviale très peu occupée, parsemée de broteaux – des îlots, en parler lyonnais – sous la tutelle des hospices civils de Lyon depuis la première moitié du XVIIIe siècle. En 1754, le fleuve en crue sort de son lit et change de cours, asséchant ports et moulins. De grands travaux sont entrepris pour élever une digue qui détourne les flots un peu plus à l’ouest – au niveau du lac du futur parc de la Tête d’or – rendant l’ancien lit du fleuve propice à la fondation de nouveaux quartiers d’agréments, d’industries, d’entrepôts, où il ferait bon baguenauder, si l’on en croit la représentation qu’en fait son promoteur, le peintre architecte Jean-Antoine Morand de Jouffrey. C’est ainsi qu’apparaissent, dès 1765, haies et allées arborées serties de quelques pièces d’eau, mais le bâti se fait attendre. La construction d’un pont de bois sur le Rhône, entre les Terreaux et les Brotteaux, est décidée avec l’accord de la ville en 1767 et celui du conseil du roi en 1771. Conçu par Morand, il est inauguré en 1775. Pour autant, ce nouveau quartier n’attire, quand survient la Révolution, que quelques promeneurs, plutôt insensibles à la Grande Peur. Le XIXe siècle apporte son lot de changements, tant politiques que technologiques, qui modifient l’urbanisme en profondeur. En 1831 sort de terre le Fort des Brotteaux, premier ouvrage fortifié qui constitue, avec la redoute de la Tête d’or, la lunette des Charpennes et la redoute du Haut-Rhône, la ceinture de Lyon : voilà pour la défense orientale de la ville, qui craint que l’Autrichien royaliste ne vienne jouer au revanchard, avec ses mousquets et ses canonnières. Fausse alerte. Tout s’accélère quand les premières locomotives à vapeur ahanent et s’époumonent de gare en gare, depuis Paris jusqu’à Marseille. Ainsi, quand en 1845 le voyageur ferrovipathe veut faire halte à Lyon, il lui faut connaître la géographie de la ville : en provenance de Paris par Saint-Etienne avec la Grand-Central ?, vous arriverez gare du Bourbonnais. Passager de la PL depuis la capitale ? C’est à Vaise que vous débarquerez. Ou bien alors venu des rivages méditerranéens ? Bienvenue à la gare PLM de la Guillotière ! On simplifie tout cela avec la mise en service de la gare de Perrache, parachevée en 1856, grâce à laquelle circulent tous les trains selon un axe Est-Ouest, passant sous les collines et sur le Rhône, pour établir correspondance avec la ligne Lyon-Genève dont le terminus est à la gare des Brotteaux, ouverte en 1859. La cité lyonnaise voit se créer de larges quartiers bourgeois tandis que l'expansion soyeuse et industrielle amène une population ouvrière très importante. L’urbanisme grignote les alentours des Brotteaux vers Bellecombe, de la Guillotière vers Montplaisir, de Vaise à la colline de La Duchère. Sous la férule du maire et préfet Claude-Marius Vaïsse, féru de renouveau haussmannien, on perce sur la presqu’île deux larges avenues, on rénove les ponts, rehausse les quais, dessine parcs et squares, allume des réverbères – question de prestige et surtout de sûreté publique. À l’industrie textile mécanisée grâce au métier Jacquard et à la machine à coudre de Barthélemy Thimonnier viennent s’adjoindre d’autres fleurons de l’inventivité locale : la sidérurgie des frères Frèrejean, le cinéma des frères Lumière, les teintures bleues de Jean-Baptiste Guimet ou la chimie de son fils Emile, dont la « Compagnie des produits chimiques d'Alais et de Camargue » amorcera la création du groupe Pechiney. Bref, ça carbure, et Lyon se fond dans le moule des grandes cités industrielles françaises. Sous la Troisième République, on y poursuit une modernisation à marche forcée, par l’établissement des facultés sur les quais du fleuve, d’un grand lycée près du parc, d’un palais préfectoral, de grandes halles à abattoirs, d’un stade aux dimensions olympiennes et d’un centre hospitalier laïc construit sur les faubourgs de Grange-Blanche. Enfin, on érige au faîte de la colline de Fourvière une basilique sardanapalesque, au style résolument romano-byzantin, à la gloire de la Vierge Marie, dont on loue l’indéfectible protection lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Le monument, terminé en 1884, surplombe toute la ville de sa superbe un rien ostentatoire. Douze ans plus tard, les rivets et poutrelles d’acier de la tour métallique de Fourvière sont tous assemblés, pour certifier aux Lyonnais que leur cité, certes bénie par la bonne maman de Dieu, peut aussi s’avouer fière de proposer un pinacle métallurgique pour couronner l'Exposition universelle, internationale et coloniale de Lyon en 1894. Simple tour d’observation, elle se veut le pendant de la Dame de Fer qui fait depuis cinq les gros titres de la presse à sensations. Au XXe siècle, on consolide. La montée en puissance des groupes industriels - les Berliet, Rochet-Schneider, Gilliard-Monnet-Cartier – prouvent la résilience des capacités ouvrières locales qui, malgré la Grande Dépression et les soubresauts de la montée des périls, tiennent bon, à l’exception des tisserands, dont les affaires périclitent au profit des précipités chimiques et des assemblages de châssis roulants. Lorsqu’en 1939 la France tombe sous la charge teutonne, Lyon hiberne, mais la Résistance y couve. A partir de 1942, on y sabote, on y complote, on y attente à la vie de miliciens et de gestapistes. Lesquels fliquent, intimident, torturent, assassinent. Le climat y est lourd et suspicieux. La Wehrmacht finit par battre en retraite à la fin de l’été 1944, oblitérant derrière elle la plupart des ponts et passerelles, qui seront vite remis sur pied. Alors on reprend souffle, on règle ses comptes en douce, on embraye, on passe l’éponge. Les Trente Glorieuses favorise l’expansion de la ville, qui voit sa population croître d’un tiers. Il faut du logement de masse, que l’on construit en périphérie, à Mermoz, Rillieux, Tassin, Vénissieux. On veut aussi du moderne, de l’efficient. Louis Pradel, maire bâtisseur, met la main en 1957 sur la Part-Dieu, vaste terrain de friches et d’anciennes casernes en marge des Brotteaux. Là, il confie la maîtrise d’ouvrages à son urbaniste en chef, Charles Delfante, qui ne jure que par blocs : sont donc projetés l’élaboration côte à côte d’un pôle culturel, d’un pôle commercial, d’un pôle administratif, garnis d’immeubles de bureaux, de barres d’habitations, et desservis par une grande gare centrale à l’architecture corbuséenne. Ça bétonne. Ça détonne. C’est minéral, ordonné, stérile. Et ça se voit de loin, puisqu’en son cœur est fiché, en 1977, une haute tour cylindrique coiffée d’une pyramide qui domine la ville de ses 165m. Qu’on l’adule ou qu’on l’abhorre, elle fait dorénavant partie du paysage, comme un crayon taillé sur un ciel toujours vierge. À la nuit, ce nouveau quartier scintille de mille lucarnes toutes identiques, en teintes bleues ou orangées. C’est le nouveau visage de ces cités modèles, où tout fonctionne sur courant alternatif, qui provient de la fission de l’atome dans de nouvelles centrales plantées dans les campagnes environnantes. Celle du Bugey qu’on aperçoit fumer nonchalamment fait tourner ses turbines depuis 1972, en tranches nucléaires de plus en plus puissantes. C’est qu’il en faut, du jus, pour faire fonctionner tout ça, ces usines, ces magasins, ces métros, ces funiculaires, ces TER, ces TGV, ces ascenseurs, climatiseurs, ordinateurs, téléviseurs, réfrigérateurs, congélateurs, autocuiseurs, aspirateurs, mixeurs, chauffe-eau, lave-vaisselle, sèche-linge, grille-pain et autres micro-ondes !... Bon. Assez de soliloques, allons plutôt faire un tour, maintenant qu’on sait d’où l’on vient.

mercredi 28 mai 2025

Dans la foulée

En passant, très vite, 
sous les portiques 
de la Cité Pourpre Impériale
le temps d’une escapade.

 

mardi 27 mai 2025

Avant l'orage

Je sais ce qu’il pense quand il regarde vers le nord, quand il regarde cette barrière montagneuse toujours bardée de nuages, et qu’un rictus de rage se dessine sur ses lèvres. Il peut rester comme ça un bon moment, mâchouillant son mégot, accoudé à la balustrade, surplombant les champs d’herbes folles qui s’étendent à nos pieds, les baraquements cintrés de barbelés, les hangars qui prennent la rouille et sous lesquels s’affairent des mécaniciens autour de quelques Hueys dont les rotors ne répondent plus. Le fond de l’air est frais. Les averses sont aussi soudaines qu’éphémères en ce début 71. 
 – Leonard !
 – Yessir !
 – Tu peux me dire ce qu’on est en en train de foutre ici ?
Tout autour du mirador s’activent la 5e division d’infanterie et le 14e bataillon du génie qui déminent, font sauter les bombes et obus encore fichés dans les boues grasses, élaguent et remettent en état la piste d’atterrissage.
 – Le génie vient de me dire que nous ne serons pas prêts à temps, sir. Trop de munitions non explosées. Ça risque de prendre plusieurs jours de plus.
 – J’ai Sutherland et les huiles de Saigon au cul, Leonard. « Dewey Canyon II » doit débuter ce soir. Si vous ne pouvez pas nettoyer ce merdier, prenez un putain d’autre champs pour terrasser une nouvelle piste. Les D7 ont fini de tracer la route depuis Dong Ha, vous pouvez les réquisitionner.
 – Yessir.
 – Ne me « Yessir » pas, Leonard. Tu sais très bien dans quelle mouise on se retrouve. Putain de Khe Sanh ! Ça ne leur a pas suffi, déjà, en 68 ? Faut remettre ça ? Lowell avait raison, Leonard, cette foutue base, elle se trouve au milieu de nulle part. Qu’on la perde ne fera pas la moindre différence. Mais que moi j’y perde encore des gars pour que Nixon se fasse mousser à Washington, ça me fout la gerbe. On sait tous que les VC s’infiltrent par Tchépone pour nous déborder au sud-ouest, on va pas pilonner la moitié du Laos pour débusquer du pyjama ! À ce compte-là, autant aplanir toute l’ancienne Indochine. La partie n’a que trop duré, crois-moi. Bon, trêve de conneries, trouve-moi de quoi faire du café, j’ai entendu dire que les Pa Co en font pousser aux alentours, et qu’il est bien meilleur que le jus de chique qui nous vient de l’Etat-Major. Tu peux disposer.  
 – Aye aye sir.
Je le laisse à ses ruminations, redescends, et avise la première Jeep venue pour une reconnaissance des hameaux qui jouxtent les clôtures de guingois rongées par la végétation. La route est encombrée de camions de ravitaillement qui soulèvent de lourds nuages de poussière rouge, mêlés aux échappements bleu pétrole. Oui, on est bien en train de réactiver Khe Sanh, pour écrire encore un chapitre de plus à cette guerre de merde.    

jeudi 22 mai 2025

À la hussarde

Ça, au moins, on ne peut pas le leur reprocher, aux Habsbourg. Régner, c’est avant tout se faire craindre. Alors, après quelques siècles de domination, on peut se permettre de graver cet axiome dans le marbre. Mais à chaque coin de rue, ça relève du fétichisme. 

Ein Wiener Streifzug

Avant d’y gambader pour quelques heures, il vaut mieux convoquer ses souvenirs de lecture. Le premier qui vient à l’esprit, c’est John Irving qui fait dire à son Garp, selon le Monde dudit, que « [c’] était une ville qui traitait le passé et le présent avec un égal sérieux ; c'était un endroit où les fantômes étaient respectés. » Ou encore Joseph Roth, dans La Marche de Radetzky, pour qui Vienne « sonnait comme une promesse de bonheur. Là-bas, dans la capitale, se trouvait l'Empereur, la source de toute grâce et de toute justice. De là venaient les ordres de l'armée, les décrets, les nominations et les promotions. Là-bas, dans les ministères, siégeaient les conseillers auliques, ces demi-dieux omniscients. Là-bas, c'était le centre du monde. » Plus communément, ce que Frederic Morton note à propos de « la Ringstrasse [qui] était bien plus qu'un boulevard. C'était la scène où se jouait le drame de la modernité viennoise. [...] C'était un théâtre permanent où l'on venait se montrer, dans ses plus beaux attelages et ses plus élégantes toilettes, où l'on venait voir et être vu, où le bourgeois triomphant exhibait sa richesse nouvellement acquise en imitant l'aristocrate. » - in Un frisson d'éternité : Vienne 1888-1889.
Trois citations – on fait dans le concis – qui plantent le décor. Une capitale d’empire éternelle, confite de monumental, imposante et martiale, tout à la fois décadente et d’avant-garde, et dont le plan concentrique rassure celui qui veut y poser le pied. 

D’emblée, donc, au sortir de la gare, sur la Landstraßer Hauptstraße, on distingue tout de suite les canopées du Stadtpark dans lequel on batifole un instant, pour ensuite longer le boulevard Schubertring jusqu’à la Schwarzenbergplatz. Cette mise en jambe permet de prendre la mesure de l’urbain. Les bâtiments sont larges, opulents, sévères, tous tirés au cordeau. Hautes fenêtres, frontons et frontispices, moulures et corniches de circonstance, façades de couleurs pastel. Au sol, trottoirs goudronnés, bitume entaillé d’aiguillages, parterres de buissons touffus. Les tramways roulent en crissant de concert, au milieu des berlines grises et noires. On fait un crochet par la Bösendorferstraße, le temps d’une sonate, avant de retrouver l’Opernring et l’édifice néo-renaissance du Wiener Staatsballett. On se figure quelques ballerines sautillant aux premières notes de l’An der schönen blauen Donau, à moins qu’elles ne valsent sur Die Schönbrunner. Plus loin, on parcourt les allées du Burggarten jusqu’au Hofburg que l’on contourne par la droite. À partir de là, le parcours devient plus abstrus. Ce sont des cours intérieures, d’un côté comme de l’autre, qui se découvrent au détour de vestibules voûtés. On opte pour le sinistre, à travers le Schweizerhof pour sortir sur l’Innerer Burghof, et se faufiler vers la Michaelerplatz. Complètement désorienté, on prend au hasard des rues la Schauflergaße qui nous ramène au Volksgarten. L’Äußeres Burgtor est en vue, qui s’avère un abri bienvenu alors qu’un crachin s’abat sur la ville déjà rincée. La fringale de pompe viennoise passablement rassasiée, on peut franchir la Maria-Theresien-Platz, apprécier tout de même l’allure du Volkstheater un peu plus loin et, par la Burggaße se glisser dans des quartiers plus populaires. Les perspectives enfin s’amenuisent. Les rues rétrécissent mais demeurent cossues. Des venelles pavées reluisent de part et d’autre, s’ouvrant sur des quartiers bohèmes aux bicoques mignonnes. On navigue à vue, attiré par le premier clocheton, la jolie façade, la courette escamotée. On en perd une fois de plus son sens d’orientation – en cause, cette configuration centripète de l’Innere Stadt –, c’est avec soulagement que l’on retrouve ces lignes électriques arrimées aux murs, signe de la présence de ces tramways qui vont et viennent du centre à la périphérie. De retour donc vers le cœur historique, on ne peut manquer la flamboyance néo-gothique de la Votivkirche, qui élance ses flèches juste en face du jardin Sigmund Freud. S’ensuit une déambulation décousue, pleine de virevoltes et de revirements, qui nous emmène de l’église Saint Michel à celle de Saint Pierre, puis, bien sûr à la Cathédrale Saint Stéphane. On s’y repose un temps, le temps de s’égoutter, de psalmodier quelques pensées adressées aux cieux et à ceux qui l’occupent, avant de trouver enfin une brasserie, un comptoir, une bonne pinte d’Ottakringer, de Schladminger ou de Stiegl Goldbräu. Ragaillardi, on peut enfin étouffer un rot de contentement, conclure d’un « Danke für diese wundervolle Reise », retourner en godille à la station des trains express qui filent vers l’aéroport international pour s’envoler vers l’Orient. 

On nous y attend.

mercredi 21 mai 2025

Fratertellement

Après quatre étages en ascenseur, vous avez une dernière volée d’escalier à gravir, pour aboutir sur un palier ouvert à tous vents qui domine la cour. 

La porte, à droite, ne paye pas de mine. L’appartement, sous les combles, est grand et lumineux. R. a toute de suite pris possession de la plus grande chambre, celle avec vasistas et salle de bain, me laissant le choix des autres pièces qui donnent sur la salle à manger. C’est un arrangement qui nous sied à tous les deux. À lui la tanière indépendante, à moi les dépendances. Pour le ménage, on s’arrangera. Ainsi débute notre vie en commun. Chacun a ses obligations. Pour lui la fac de droit à la Manufacture des Tabacs, à moi les amphithéâtres du Campus de Bron pour y causer littérature. Les premières semaines, on se croise sans chichis, souvent à la cuisine. Un constat s’impose à nous, presto : Nous ne partageons ni les mêmes goûts culinaires, ni les cadences de nos ersatz de repas.  Qu’à cela ne tienne. On fait popote séparée – à lui les petit-pois-carottes, à moi le riz pilaf – qu’on nettoie quand ça nous chante. On déchante. On apprend de l’autre qu’il est tout aussi inepte à la vie en commun. Alors on se chicane, on se sermonne, on fait amende honorable. Je me conforme vite à ses routines : le pèlerinage hebdomadaire au Carrefour de La Part-Dieu est un grand moment de communion. Je porte le sac à dos, lui son écharpe. Nous empruntons toujours le même itinéraire, lui devant, marchant au rythme chaloupé du coureur de fond. Nous sommes économes, de paroles, de ressources : nous connaissons par cœur les rayonnages et la liste des denrées qu’il nous faut pour la semaine. Parfois, on s’octroie un petit plaisir. Quand il revient avec plus de pain de mie et de gruyère que de coutume, ça me contrarie : il va falloir compresser tout ça, le sac pouvant contenir tout juste ce qui est nécessaire. Et puis nous revenons du même pas élancé, ignorant les chimères commerciales de ce centre du monde, pour une nouvelle semaine de vie chiche et étudiante. 

Qu’étudions-nous, vraiment, de lui à moi et vice-versa ? 
 
Je le savais toujours auditeur fidèle d’émissions radio, de match de foot ou de tennis, de courses cyclistes, de musiques classiques. Souvent, au beau milieu du jour, c’était un premier mouvement de symphonie autrichienne qui retentissait par-delà sa porte pourtant fermée, interrompant toute tentative de concentration ou de conversation. 
Car oui, cet appartement-là résonnait de conversations, de réunions, d’apartés. C’est que je lui menais la vie dure, à mon frère aîné, à ses manies, ses lubies et son emmurement obstiné. J’opposais à sa solitude de chanoine une sociabilité exacerbée, brouillonne, et bruyante aussi. À ses assauts subit de cordes, de cuivres et de percussions, j’encourageais mes hôtes en brouhahas qui duraient jusqu’à la nuit. S’il s’en plaignait, je redoublais d’hospitalités, pour lui faire sentir le besoin de se frotter au monde. Il m’en savait gré, parfois. Il apparaissait alors tout soudain, et se plantait là au milieu d’un débat, pour corriger un fait, un lieu, une date, un nom. Il avait bien sûr toujours raison, se caressait un instant l’arête du nez, la main dans la poche, hésitant entre rester parmi nous pour affronter la contradiction, ou bien se réfugier de nouveau dans son antre. Je souriais de ces petites victoires, et lui servais une tasse de thé qu’il ne buvait jamais. C’était cela, la vie d’avec R., la vie et R., qui se répétait de jour en jour, dans l’entrebâillement de nos portes.

dimanche 30 mars 2025

La nuit dernière

Lorsqu’il fera jour, tout sera terminé.

Les couloirs et les portes sans fin. Les salutations du personnel de chambre. Les lits trop grands. Les baignoires insubmersibles. Les rideaux insensés. Les lampes et leurs interrupteurs. Les gros boutons blancs dans l’ascenseur. Les atours apportés prêts à être portés. Le feulement des chaussures sur ces tapis bordeaux. Le sentiment d’inconnu de ne pas savoir dans quelle direction, sur ce trottoir, se tourner. Se trouver sur ces avenues bondées. Rire de tout cela. S’entendre dire que l’on sait où l’on va. Lever les yeux au ciel, avoir du nez. Un compas. Choisir une table et s’attabler. Trinquer plusieurs fois à la nuit qui s’avance. Rire encore. Retrouver l’équilibre. Régler l’addition. Revenir sur ses pas, ne pas savoir pourquoi.

Si. Oh, si.

Car lorsqu’il fera jour, tout sera terminé.

Aviser valets, concierges, réceptionnistes et réceptionnés. Leur dire bonsoir, leur dire à demain, s’incliner sans se plier. Appeler l’ascenseur. Pousser du doigt le 7ème bouton blanc. Sortir sur la terrasse. Inspirer. Expirer. S’y reprendre à deux fois. S’adosser à la rambarde, fumer, respirer l’air du fleuve. Contempler les lumières de la ville. Compter les fenêtres éclairées. Se tromper, recommencer. Se laisser distraire. Suivre du regard les phares du trafic. Dodeliner. Réprimer un bâillement. Vouloir savoir l’heure. Se raviser. Ne pas vouloir savoir l’heure. Se demander quel est le numéro de sa chambre. Vérifier le médaillon attaché à la clef. Profiter encore de la vue sur la ville nocturne. Reprendre l’ascenseur. Se perdre dans les couloirs sans fin. Parvenir enfin à la porte marquée 319. Se glisser dans la chambre. Chercher l’interrupteur. Faire chou blanc. Se résoudre à tâtonner vers le lit. S’allonger. Laisser le plafond tourner. Garder les yeux ouverts. Soupirer. Tendre l’oreille aux bruits de l’hôtel. S’assoupir par intermittence. 

Voir poindre derrière ces rideaux insensés les premiers feux du jour. 

Finir par se lever. Remplir cette baignoire. S’y couler.

Tout sera terminé.

dimanche 2 février 2025

Nhà của ngư dân

Dans les faubourgs de Tuy Hoa, les hameaux de pêcheurs se désertifient. Restent les corps d’habitation, souvent de même facture, maison de plain-pied, trois – parfois quatre – pièces en enfilade, qui s’ouvrent sur une galerie qui donne sur la cour. En voilà quelques-unes, photographiées à la volée, en se baladant à bicyclette…

samedi 1 février 2025

Les effarés

Des braséros, oui, des brasiers, des tisons qu’on alimentait de bois secs tant que la saison était bonne. Ça se voyait de loin, surtout aux nuits sans lune. Aux vents mauvais, tu penses, on rentrait. Mais il y en avait toujours qui la tentaient, la sortie de trop, qui risquaient la mer alors qu’on savait tous qu’ils ne reviendraient pas, ou peut-être. C’était un mystère ça, cet entêtement à la vouloir, la dernière pêche, celle dont on savait très bien qu’elle ne valait pas le coup. Mais un pêcheur, c’est souvent mutin, persistant, cabochard, et il écoute juste ce qu’il veut bien entendre. Il pense les connaître suffisamment, les vents, les nuées, les hauts-fonds, les récifs, les courants, les marées, et d’avoir assez retenu les leçons des anciens, et puis des fois il est chanceux, il rentre au bercail, et des fois pas. C’est ainsi. Et nous donc, pour ces dernières têtes de nœud-là, fallait rester là à se cailler les miches sous les bourrasques pour que le feu tienne encore, juste encore un peu, que ça leur serve de signal, de repère, et qu’on profite d’une dernière salaison avant la longue drache de la mousson. Alors oui, tu t’imagines bien, quand il y a maintenant quelques années les premiers long-becs ont pointé le bout de leur barbe par chez-nous, tout engoncés dans leur drôle de tunique à boutons, on a d’abord joué les taciturnes, les revêches, les primitifs. Bon, c’était pas très malin, on a eu l’heur de le découvrir bien assez tôt quand ils nous ont embarqué, moi et quelques chefs de villages d’alentour, dans un attelage tiré par de beaux buffles bien placides, pour nous conduire pas loin de la petite ville de Phan Thiết, au cap de Kê Gà, y admirer leur dernière machinerie prodigieuse. Figure-toi une haute tour de pierre, plus haute que nos plus hautes pagodes, fichée sur des rochers battus par la mer, et dont le sommet brille d’une très forte lumière qui tourne sur elle-même, et qu’on peut apercevoir le soir à des dizaines de lý ! De quoi permettre à n’importe quel navire de deviner la côte même depuis le grand large ! Au retour, ces satrapes gourmés nous ont tancé dans leur langue peu amène et nous mis devant le fait accompli : là, sur la pointe de Mũi Điện, on devait prêter main forte à l’édification d’une tour similaire, au sommet de la crête qui domine l’anse sableuse de Bãi Môn. On nous intima donc de trouver un bon filon rocheux pas trop loin pour y creuser une carrière, puis établir un débarcadère pour acheminer les matériaux de construction : pierres taillées, mortier, gravier, poutres, planches, grue, palans, poulies, tout ça à dos d’hommes sur des sentiers abrupts. Le chantier progressa à marche forcée. Terrassement, montée des assises, parement des murs, assemblage de l’escalier, de la plateforme de la couronne, sous le soleil, sous la pluie, pendant presqu’une année. Pour la coiffe, on nous laissa tranquille. Une brigade d’hommes venus d’ailleurs, secs et noueux, s’attelèrent à la tâche et travaillèrent la forge et le feu sous bonne garde. On regarda ça de loin et, crois-moi, ça valait bien la peine ! Un jour apparut une caisse mystérieuse, que ces étranges ferroniers manipulèrent avec la plus grande des précautions. Ils la firent monter tout en haut de la tour, déjà enclose de verres transparents, et y restèrent une bonne semaine, à y bricoler on ne sait quel mécanisme. Enfin, un soir, passées les dernières lueurs et reflets du crépuscule s’alluma la coupole, qui projeta ses feux jusqu’à l’horizon. On l’avait donc aussi, notre phare, surplombant le cap qu’on devait dorénavant appeler Varella. L'époque de nos brasiers à ciel ouvert était ainsi révolue, et on verrait encore de nombreux pêcheurs croire en leur bonne fortune, braver les tempêtes et faire toujours naufrage sous l’étincellement de cette vigie des temps nouveaux.

vendredi 31 janvier 2025

Brushed night

Ça n'nuit à rien, d'vouloir s’amuser
À longues traces sur l’asphalte.
Soir d'esquisses, après l'basalte,
Moteurs, repos, clichés. 

Un certain folklore

Le littoral de la province de Phú Yên offre des contours remarquablement contrastés. Aux plages d’un sable granuleux qui s’étendent en droite ligne jusqu’à l’horizon, battus de formidables rouleaux, viennent prendre appui d’étranges contreforts rocheux qui rendent la navigation hasardeuse, adjointes en sus d’îles cisaillées sur un ciel bien changeant. Bref, c’est de la côte normande façon annamite, de la Cornouailles indochinoise, piégeuse et sauvage, qui vaut tous les détours. Pour preuve, cette dorsale érodée et abrupte qui se dresse à quelques encâblures du rivage rocailleux de Hòn Yến, dont les pêcheurs du village aux alentours eurent tôt fait d’en conjecturer l’origine. 
 
C’était il y a fort longtemps, bien sûr, au temps des tout premiers foyers et des premières lunes. Une jeune femme belle et jeune, bien sûr, vivait avec son mari – un marin lui aussi, bien sûr – dans une hutte un peu en retrait du reste du petit hameau. Lui devait partir chaque jour en mer, rapporter de quoi vendre ou vivre. Un jour, bien sûr, une terrible tempête éclata. Tandis que les autres embarcations revinrent saines et sauves, celle de son mari, bien sûr, ne revint pas. Refusant bien sûr de croire qu'il était mort, l'épouse éplorée grimpa chaque jour au sommet de la plus haute falaise. Elle y restait des heures, scrutant l'horizon, priant pour apercevoir la voile de son mari revenant au port. Les jours devinrent des semaines, les semaines des mois. Elle ne perdit jamais, bien sûr, espoir. Les villageois admiraient sa foi et son inébranlable dévotion. Finalement, épuisée par le chagrin et les éléments, elle mourut sur cette falaise. Les cieux, touchés bien sûr par sa loyauté et son amour profonds, la transformèrent en une grande pierre immuable, dressée pour l'éternité sur le bord du cap, attendant à jamais son époux. De là les milliers d’hirondelles qui commencèrent à nicher dans ses falaises – spirituelles messagères – appelant bien sûr encore la mer au secours de cet amour défunt.

Rondeaux et pipeaux

Au vu de ces formations basaltiques, nul doute qu’un bon griot trouverait matière à fabulation. Peut-être pourrait-il commencer de la sorte : Aux nuits de lune claire et sous la brise douce se révèle un paysage idyllique aux contours pittoresques. Séduites par cet idéal tableau, les voilà qui descendent sur terre, sans un soupir, toutes ces divinités qui occupent le Ciel. Elles viennent ici-bas partager ambroisie, discuter poésie. Ces êtres célestes apportent tout ce qu’il faut à leurs agapes paradisiaques : coupes d'or à foison et mille plateaux de jade pour ce festin festif. Vite enivrés par l'arôme du vin, ils se dissipent et finissent par s'aventurer vers d'autres sites splendides pour continuer à festoyer, s'absorbant tant dans leurs divertissements qu'ils en oublient leurs piles d'assiettes et de ciboires, qui finissent par se pétrifier avec le temps. Ainsi de ces prismes rocheux qui subissent le ressac, depuis toujours et pour l’éternité. 

Béate étude

Pour dépatouiller tout ça, il va nous falloir faire quelques pas chassés, trois en arrière, deux en avant peut-être, à moins qu’il ne faille progresser à cloche-pied. De la paroisse originelle, nous n’avons que de lointaines conjectures sur l’édification d’une chapelle à l’orée de la christianisation du Đại Việt, que l’on doit à la princesse Ngọc Liên, épouse du Commandeur de la garnison de Trấn Biên, fraîchement baptisée en 1636 par les premiers missionnaires portugais qui se signent à tout va. Cette zélote prend le nom de Marie-Madeleine et commence son travail d’évangélisation de la troupe et des paysans du cru, aidée peut-être en cela par les pères Francesco Buzomi et Francisco de Pina, qui s’expriment fort intelligiblement dans la langue gazouillante des Annamites. Le lieu prend de l’importance et fait sourciller les potentats locaux. L’un d’entre eux, le mandarin Ông Nghè Bô, voit d’un très mauvais œil la diffusion d’une doctrine miséricordieuse qui va a l’encontre des préceptes confucéens, et fait tout son possible pour chasser ces étrangers barbichus et tonsurés du territoire dont il a questure. À ce stade du récit apparaît un protagoniste dont il nous faut étayer un peu le portrait : issu d’une famille juive aragonaise ayant fui l’inquisition espagnole, le jeune Alexandre Rueda naît en Avignon au printemps 1591, fête ses 18 ans du côté de Rome en devenant Jésuite, montre très vite de fabuleux talents de polyglotte, et embarque depuis Lisbonne pour les Indes Orientales en 1618. À Goa il se morfond, tombe malade, et voit ses chances de partir au Japon fondre comme écume sur le sable. Il passe alors par Malacca, puis Macao, où la Compagnie de Jésus l’enjoint de se rendre en Cochinchine, dans le port de Tourane pour y assister Gaspar do Amaral, Antonio Barbosa, Christoforo Borri, Pedro Marquez et de Pina dans la transcription romanisée et phonétique de la langue vietnamienne. Il s’y colle avec grâce et publie, après de nombreuses années de labeur, le Dictionarium Annamiticum Lusitanum et Latinum en 1651, ouvrage qui inscrira son nom pour la postérité. Mais pour l’heure, en cet été 1644, Alexandre n’en mène pas large. Il est aux prises avec les autorités provinciales de Ran Ran, qui lui notifient sans ménagement le caractère non grata de son auguste personne. Qu’à cela ne tienne, il fait fi de ces remontrances et navigue en sous-marin, rend visite à quelques catéchistes persécutés, et, pour la peine, assiste au martyre d’un jeune fidèle, André de Phú Yên, dont il conservera la tête pour la transférer au Vatican. La région connaît de nombreux soubresauts dans les décades qui suivent, entre révoltes, contre-insurrections, mise au pas colonial et campagnes d’intimidation envers ces Chrétiens irréductibles du village de Hội Phú, qui entretiennent la mémoire du jeune André. La visite, en 1892, du prêtre Joseph Lacassagne, émissaire des Missions Etrangères de Paris, permet à la communauté de financer la construction d’une église, dans le plus pur style néogothique, qui abrite encore aujourd’hui de précieuses reliques, dont la première édition du Cathechismus in octo dies divisus, autre ouvrage majeur de monseigneur de Rhodes, lui aussi daté de 1651. De quoi pouvoir déchiffrer quelques belles oraisons en chữ quốc ngữ fleuri, bien qu’un peu desuet. 

jeudi 30 janvier 2025

S’y mettre

S’introduire à Tuy Hoa, contourner la colline et les crénelages de sa tour Cham, se diriger vers le front de mer, longer l’avenue de l’Indépendance, aboutir sur l’esplanade municipale et contempler les flûtes minérales de la tour Nghinh Phong. Prendre la première photo du périple, sous le ciel déjà obscur de cette soirée de reconnaissance.

mercredi 29 janvier 2025

祝蛇年到來!

Bien sûr qu’en cette année il sussure ses serments, ce Serpent-ci. Tout Chinois le sait : pour assurer sa sixième place au Panthéon des animaux du zodiaque asiatique, ce zozo s’immisce sur le sabot du Cheval, lequel traverse sans effort le large ruisseau céleste. Las ! dès l’onde passée, le reptile saute à terre, effraie son salvateur et serpente fissa vers sa réussite, tout satisfait de sa forfaiture. C'est un succès. On le juge alors apte à symboliser certaines qualités : sagesse, charme, intuition, enrobées d’une indéniable élégance. Pour qui sait persifler, c’est assurément juste ! Qu’on se le dise donc, c’est un Têt sans souci. C'est lui qui le dit...

dimanche 8 décembre 2024

Saigon Sérénades

Saluer, pour quelques dernières fois, la ville en contrebas.


Tạm biệt, Masteri T5 A3712