mardi 13 août 2024

Pas touche !

« Oui, oui, comme vous pouvez le voir, ils jouissent ici d’une totale liberté. Ils poussent d’abord droits, souvent le long des murs, et nous leur faisons marteler de petites pièces, classiques et simples, pour les habituer aux échos des chambres de musique. Ils sont très jeunes encore, en pleine période Yamaha, leur timbre est clair et un peu fluet. Un peu plus tard, lorsqu’ils deviennent Kawai, Petrof, Erard ou bien Pleyel, on note une mue, l’arrivée d’inflexions plus sonores, plus pesantes. C’est souvent à ce stade qu’un embryon de queue s’ébauche, qu’ils se détachent des murs pour embrasser l’espace, les volumes vides et vibrants, et qu’ils se frottent à des partitions plus épaisses et plus fouillées. Il faut bien les cajoler à ce moment de leur existence, tempérer leur clavier, y aller mollo sur le rubato, ne pas écraser leurs pédales. On a pour cela toute une collection de concerti baroques à leur soumettre, ou même pléthore de sonates romantiques à souhait. Ensuite ? Ensuite vient la maturité. D’un quart, voilà que leur caisse s’allonge davantage, pour devenir demi-queue. Ils s’arrogent toutes nos capacités d’accueil, ils trônent, ils pontifient. Ils arborent de discrets monogrammes, Bösendorfer, Blüthner ou bien Steinway & Sons, et entendent bien le faire savoir. C’est le temps des attaques, sèches et précises, des harmonies lourdes et profondes, des modulations dissonantes ou éthérées de morceaux magistraux. Tout résonne, au-dedans comme au dehors, sous les acclamations d’un public exalté. Et puis, enfin, vient le moment des désaccords, des mécaniques grippées, des touches qui s’écaillent. Ils déménagent alors et viennent occuper les hangars au milieu des machines-outils, pour mourir à petit feu. On prélève un bout de chevalet ou un étouffoir qu’on bouture, pour qu’un nouvel instrument renaisse, le long d’un autre mur. C’est ainsi, c’est le cycle de la vie des pianos d’ici. »  

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