Nous sautons sur la rive alors que surgissent deux pirogues lestées de malabars. Ça hurle et invective. Quatre à quatre, nous grimpons sur la butte et pénétrons dans la première cour du temple. Notre déconcertante meneuse, bien que d’apparence frêle et délicate, se meut comme à tire d’aile, déjà bien devant, et nous ouvre les portes du premier pavillon. On s’y engouffre dare-dare, un brin essoufflés, alors qu’elle en rabat les battants d’un geste ferme. « Đi thôi ! Lối này ! », nous enjoint-elle, filant vers le fond de la pièce, quadrillée de piliers de bois massif. Là, dans la pénombre, une trappe coulisse en grinçant, et sa silhouette mauve s’escamote sous le plancher. On procède de même, à tâtons, alors que Tuấn, fermant la marche, réussit en un tour de main à en refermer le volet. Une volée de barreaux et nous voilà tous sous terre, en grappe, sous les coups sourds d’un ramdam furieux au-dessus de nos têtes. La fluette lueur d’une lampe torche illumine soudain l’entrée d’un boyau étroit. « Lối này ! Lối này ! » et la voilà qui s’insinue dans le tunnel, nous abandonnant dans l’obscurité.
- Tuấn, j’espère que la toile de tes costards est facile à essanger, parce qu’à se vautrer dans la glaise, tu vois, ça ne va pas arranger ma garde-robe ! Allez, faufile-toi devant avec Cậu, faut que je m’assouplisse un chouïa !
On progresse à l’aveugle et les entrailles souterraines, poisseuses et glissantes, obliquent et serpentent semble-t-il sans répit. On chuinte, on ahane, on renâcle, on se prend talonnettes, coups de tête, crampes et mal au bide. Nos doigts, déjà gourds à force de sonder ces parois, s’écorchent et griffent racines et rocs. Nous perdons toute notion de temps et d’espace. Seuls nous enveloppent souffles rauques et saccadés, plaintes étouffées, vite ravalées, et jurons de circonstances. Après d’interminables contorsions, nous aboutissons enfin dans une cave voûtée qu’éclaire un ventail haut perché. Toujours impeccable dans les plis de ses tissus moirés, notre énigmatique maîtresse nous considère d’un air attendri. Chtoniens apeurés à quoi nous sommes réduits, on courbe l’échine et tombe de fatigue. Sa voix, quand elle interpelle Tuấn, est si douce et envoûtante que nous en oublions nos plaies. Elle lui parle longuement, ponctuant parfois ses phrases de rires cristallins. Enfin, après une caresse dans ses cheveux plastronnés d’argile, elle se lève et révèle une issue dérobée, dont elle ouvre le battant. La clarté du jour nous éblouit, et nous restons coi, un peu hagards encore, à humer un air chargé de senteurs appétissantes, citronnelle, coriandre, crevette, haricot mungo, et par-dessus tout cela, le fumet d’un bouillon de bœuf. Il n’en faut pas plus pour ranimer nos sens et nous remettre d’équerre. On émerge à flanc d’une colline boisée, dans les marmites d’une cuisine à ciel ouvert. Un peu plus loin, sous couvert de quelques tôles rouillées que supportent des troncs vite équarris, une grappe de tabourets de plastique bleu font siège devant deux tables en inox. Quatre bols fumants n’attendent qu’un assaut concerté de baguettes et cuillères. Nous nous gargarisons de ces succulents bún bò Huế, pour le plus grand plaisir de la taulière, aucunement surprise de voir quelques golems s’en mettre plein la panse. Les alentours sont champêtres et verdoyants. Nul écho des sicaires du clan Khổng, mais ils ne sont certainement pas loin.
- Y’a pas à dire, ça requinque ! Bon alors, mon ptit biquet, tu nous mets au jus, qu’on sache à qui on a affaire ?
- Ông ơi, jamais je n’ai entendu de voix aussi câline ! C’était comme dans un rêve. Elle m’a dit qu’elle était une des Cô Bé Thượng Ngàn, les Petites Prêtresses des montagnes et des forêts, au service des Thánh Mẫu, les Déesses Mères des quatre Palais Célestes. Que nous sommes sous son charme et que, pour le moment, nous sommes en sécurité. Elle a été avertie de notre venue par les Trois Vénérés, oui, ceux qui ont bien bu avec toi dans le train. Elle savait que nous finirions par venir à la pagode Thiên Mụ. Thiên Mụ, d’ailleurs, était aussi Petite Prêtresse, révérant Mẫu Địa Phủ, Déesse Mère de la Terre. Elle a vécu dans une grotte au creux de cette colline, pas loin, attendant le jour où une pagode serait enfin construite selon sa prévision. Et puis, son devoir accompli, elle est retournée là-haut dans le giron de sa Maîtresse. Quelques années plus tard, elle a dû redescendre à l’appel d’une très riche et très triste vieille dame qui pleurait son amant perdu et qui avait un objet de grande valeur à lui confier. Une pierre de soleil, venue de l’Est par-delà les mers, aux pouvoirs mystérieux. Cette pierre, ce sont les Seigneurs Nguyễn de Phú Xuân qui l’ont ensuite conservée bien à l’abri des regards. On ne sait pas ce qu’ils en ont fait, ou à quoi elle pouvait bien servir…
- Vu la manière dont leur lignée est partie en eau de boudin, je doute qu’ils en aient pigé le mode d’emploi !
Un claquement de langue et nous sursautons de concert. Son index et sa barbiche tremblotent un peu, mais lorsqu’il prend la parole, de sa voix veloutée, ferme et grave, Cậu intime silence et gravité.
- « La chute des grands hommes rend les médiocres et les petits importants. Quand le soleil décline à l'horizon, le moindre caillou fait une grande ombre et se croit quelque chose », a dit Victor Hugo. Loin de moi l’appétence du grand monsieur, mais je vous trouve bien hâtif en besogne pour juger des insuffisances de nos illustres ancêtres, aussi cupides et pleutres fussent-ils. Que ne considérez-vous pas comme exemplaire la gouvernance d’un Nguyễn Hoàng ou d’un Phúc Nguyên, entre campagnes militaires, expansion d’un domaine royal, apaisement de voisins belliqueux et ouverture de ports francs ? Ou bien alors, à l’instar d’un Phúc Lan n’êtes-vous point sensibles à l’édification de murailles défensives, aux arcanes diplomatiques d’unions métissées, aux manœuvres fracassantes de canonnières navales ? Alors oui, bien sûr, tout arbre vieillissant en vient à perdre sève et vigueur, et de ses vertes pousses il en vient à produire branches sèches et mortes. C’est ainsi que l’on gangrène et corrompt un nom, un sang, une race. Vous évoqueriez le funeste cas du régent Trương Phúc Loan et je vous en saurai gré ! Glouton, perfide, ce félon précipite à lui seul la chute de la Maison Nguyễn. Fut-il séduit par de malignes puissances, fit-il usage d’amulettes impies ? On peut le concevoir. Toujours est-il que, sur le terreau sanglant de sa ruine s’élevèrent des héros à la gloire désormais légendaire. Trois frères, Nhạc, Huệ, Lữ, qui, d’une modeste jacquerie aux confins des terres du Sud, saisirent leur destin et subjuguèrent l’empire de leur prouesses guerrières. À mon sens, messieurs, c’est à ce moment-là de notre histoire qu’il faut interroger les astres, ne le pensez-vous pas ?
- Vous en citez comme ça souvent, du Victor Hugo ? Ça claque, hein, très classe !
- Cậu, tu sais, la dame, c’est ce qu’elle m’a dit aussi. Que si on voulait suivre la trace de cette pierre, alors il nous faudrait chercher des signes de son existence dans les exploits des rebelles Tây Sơn, et de Huệ en particulier. Tu as tellement de livres dans ton bureau, Cậu ! On pourrait s’y refugier quelques temps, après un bon nettoyage, pour fouiller dans tes vieux récits de l’ancien Annam.
Cậu, index argileux toujours pointé et sourcils circonflexes, marque une pause. Puis il opine, matois :
- « Qu'est-ce l'histoire, sinon une fable sur laquelle tout le monde est d'accord ? »
- Chateaubriand ? Flaubert ? Stendhal ? Zola ?
- Vous n’y êtes pas, messieurs. Du valeureux, du preux, du majestueux ! Louis-Napoléon Bonaparte, enfin !
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