De l’autre côté, c’est toujours le déluge. On patauge dans ces rues vénitiennes, sous les vagues de véhicules qui barbotent en fumant. Ne sachant où aller, on prend racine au coin des rues Yết Kiêu et Tôn Thất Thiệp, sous un balcon aussi décoré que décati. « Ơi ! You ! Xích lô, you ! », entend-on inopinément. C’est notre cyclo, tout ragaillardi d’avoir réussi son coup, qui nous harangue de plus belle. Il relève, clément, sa cape de pluie et nous nous y blottissons, tremblants cette fois sans malice. Ça tambourine ma non troppo et l’averse semble se calmer, pendant que nous glissons sur les eaux de quartier en quartier, de canaux en étangs, lentement, en quête de notre destination. C’est une maison d’angle à l’architecture moderniste, aux brise-soleils en allumettes de béton blanchi. Cau et Tuấn nous y attendent, transis et toujours maculés, dans la pénombre du patio.
Sitôt dit, et nous investissons les lieux avec toute l’élégance de ballerines en guenilles. La salle d’eau, derrière la cuisine, s’ouvre à nous pour un dépeçage d’oripeaux, un toilettage de bas en haut, un calfeutrage de plaies et bosses. On en ressort tout rose et tout poupin. Rhabillés pour la nuit, nous grimpons en colimaçon à l’étage, où nous attendent théière en faïence marbrée de bleu et carafe de liqueur ambrée, sur un guéridon encombré de bouquins. C’est une chambre aux airs d’antre historienne et estudiantine, striée de rayonnages galbés sous le poids des reliures. On s’assoit sur le lit, qui s’enfonce en geignant, en attendant nos hôtes. On se sert, qui thé fumant et parfumé, qui spiritueux poivré, pour dodeliner entre deux bâillements. Enfin, Cậu et Tuấn nous rejoignent, proprets et rafraîchis, pour que nous tenions conseil.
- « Le ciel fait rarement naître ensemble l’homme qui veut et l’homme qui peut. », oui, c’est du Chateaubriand, pour qui vous avez un certain penchant, et je vais me faire l’insigne plaisir ce soir de lui donner raison. Car il est temps, messieurs, de conter les grands pouvoirs et vouloirs de messire Quang Trung, incomparable chef de guerre et empereur adulé, dont le règne fut aussi bref que flamboyant. Sa renommée n’est évidemment plus à faire. Il occupe, avec les sœurs Trưng, le prince Trần Hưng Đạo et l’empereur Lê Lợi, une place de choix à l’apex du panthéon des héros vietnamiens. Né Hồ Thơm – Huệ pour ses parents –, plébéien, huitième enfant d’une famille paysanne venue du septentrion, il grandit donc à Tây Sơn, humble hameau blotti au fond d’une crique sauvage, et se révèle garçon espiègle, vif et précoce. Certes, il ne nage ni très vite, ni très loin. Il ne sera pas marin, mais sa dextérité aux armes lui vaut l’admiration de ses pairs. Jeune homme, il est opiniâtre, assidu, endurci. Lorsque la révolte éclate contre l’usurpateur Trương Phúc Loan, il suit les pas de son frère aîné, Nhạc, qui galvanise des cohortes pastorales pour monter sur Phú Xuân. D’escarmouches en embuscades, puis en affrontements de plus en plus féroces, le voilà tacticien, puis stratège. Etablir séant la liste de ses victorieuses campagnes n’est point notre propos. Tout au plus dois-je insister sur le fait qu’il sera la Némésis des Seigneurs Nguyễn qui tenteront de s’extraire du guêpier vers le Sud, pour rejoindre Sài Gòn, d’abord par des voies détournées à travers les montagnes, et, voyant la route impraticable, prendront la mer jusqu’à Biên Hòa. Ils courront à leur perte ; ce jeune guerrier lance ses escadrons à leur trousse et ne se satisfera que d’une reddition assassine. C’est peut-être là qu’il faut conjecturer quelque tractation entre chasseur et proies. Ou bien alors, c’est d’exécution qu’il s’agit, et d’un butin qu’on accapare. Pour autant, le « Đại Nam Thực Lục », compilation de chroniques que l’on pourrait traduire par « Véritables Annales du Grand Sud », n’est que peu prolixe à ce sujet. Et, à ce point-là de mes élucubrations, je souhaiterai vous formuler de fragiles spéculations : sitôt la dynastie Nguyễn réduite à néant, Huệ se voit doté de splendides talents quasi-divinatoires. Il défait une contre-offensive siamoise visant à déstabiliser le delta du Mékong nouvellement adjoint à son emprise. Il joue merveilleusement de fluctuantes alliances pour reconquérir le Nord du pays, se débarrassant enfin de ces Trịnh toujours factieux et intrigants. A Thăng Long, dont il a mainmise – il anticipe l’irrémédiable invasion chinoise – celle des Qing cette fois. Frasques et fresques a son honneur, et encore il remporte, encore il boute l’ennemi dehors. Sa lame et ses arquebuses sont partout. Même de rixes fraternelles il en ressort vainqueur. Le voilà donc intronisé Quang Trung, récipiendaire d’une dynastie si courte, et empereur si éclairé. Et que pouvons-nous en retenir, messieurs ? De ce règne, une capitale tombée dans l’oubli, peuplée d’officiels aux titres obsolètes et abscons ; une armée qui manie mieux la poudre que le sabre ; un barème de taxes privilégiant la paysannerie ; un registre d’identité sur plaquettes de bois portatives ; la diffusion d’un système d’écriture propre à ce pays qui doit se raconter lui-même, une fois de plus. Au faîte de sa gloire, alors qu’il ourdit une contre-insurrection en Chine du Sud, avec l’appui de tous les Wakō des côtes de Aynam, il tombe, foudroyé. C’est le cœur, dit-on. Ou bien les esprits malins des Seigneurs Nguyễn qui obtiennent vengeance. Il n’a pas quarante ans, il n’est plus, et tout s’éteint avec lui. Fascinante trajectoire, ne trouvez-vous pas ? Mais pour moi plus étrange encore, cette mention furtive dans cette anthologie du Grand Sud, faisant état d’une blessure à la mâchoire, que le jeune Huệ aurait subie lors de la bataille de Đông Sơn. Rages de dents pour rage au ventre, cela ne l’empêche pas de mener combat et causer pertes et fracas. Oserai-je le dire, oui, il est d’humeur massacrante. Or, comme je vous l’ai conté auparavant, tout change après son pugilat éradiquant les fuyards Nguyễn à Sài Gòn. Epars sont les fragments de poèmes et de fabliaux qui dépeignent notre fougueux conquérant après cet épisode, mais on peut glaner, ici ou là, de fugaces éclairs. Voyez plutôt…
« Là, messieurs, ces mots de la poétesse Hồ Xuân Hương :
Phải chăng đó, người ban trao ánh quang nụ cười.
Loin, une ligne de crête, une silhouette,
Dont on devine, comme solaire, l’aube d’un sourire affectueux,
Nụ cười ai chở ánh long lanh
Long lanh ánh sáng như huyền hoặc
Như mở như đưa hy vọng tràn.
Mais quand il ouvre la bouche
Scintille une étoile d’espoir
Rắp hoà tứ hải quần chu,
Não phiền rũ sạch, oán thù rửa không
Par quelle luminescence, quel effet, quelle essence
Ce verbe-là, ne sais-je, mais il brille,
M’illumine et me guide.
Et
Không nói làm sao được hào quang chói nơi nơi.
Comment ne rien dire de ces lumières,
Vues lorsque je l’entendis, alors qu’il ne me parlait pas.
Je ne saurai bien sur exonérer la licence poétique de nos bardes et nos rhapsodes, mais le motif se répète, si bien qu’il m’est permis de concevoir ceci : cette pierre mystérieuse, qu’il récupère sur la dépouille de Nguyễn Phúc Thuần n’aurait-elle pu lui servir de remède au mal qui le ronge, comme une sorte de prothèse dentaire, lui conférant prompte guérison, prescience et sagacité, avant de le consumer à l’apogée de son œuvre ? »
On fait silence, pour siroter un thé maintenant bien trop infusé. Le carafon de liqueur, lui, est vide. Evidemment.
- On serait donc à la poursuite, non plus d’un bout de gravier enchanté, mais d’un chicot incrusté dans la gueule d’un macchabée prognathe ?, bougonne mon voisin, visiblement aigri et déshydraté.
- C’est ce que je présage, messieurs, avec toute la pondération qui me caractérise. Tuấn, pourrais-tu descendre nous chercher du remontant ? Car si je tire le fil de ce récit passablement alambiqué, alors je butte sur une énigme tout aussi nébuleuse. Ecoutez plutôt : La restauration de la dynastie Nguyễn se réalise grâce à un faisceau d’influences catholiques et françaises, sous l’égide d’un diplomate à la mitre pontificale, son Excellence Pigneau de Béhaine, ainsi que d’anciens officiers de l’armée royale de feu le décapité Louis XVI. C’est une reconquête lente et laborieuse, qui permet au dernier survivant, Sire Nguyễn Ánh, de se rasseoir sur le trône de Phú Xuân, désormais rebaptisée Huế. Et que fait-il tout de suite, ce jeune souverain ? Il ordonne à ce que soient exhumés, puis désacralisés les restes des frères Tây Sơn, dont les sépultures ne sont pas si loin. Son diktat ? Que leurs os, sur lesquels il pisse, soient moulus puis dispersés aux quatre vents. Mais de leurs crânes, il en conçoit une telle rancune, par bravade ou superstition, qu’il les place sous séquestre, dans des jarres de terre cuite scellées, d’abord à la maison d’arrêt Do Ngoai, puis dans le bastion Khac Duong, au Nord-Ouest de la citadelle. C’est à un jet de pierre d’ici, mais il ne sert à rien de s’y rendre. Car ces jarres-là, enchaînées au sol, sous bonne garde de la soldatesque impériale, sous le sceptre de Gia Long, Minh Mang jusqu’au malheureux Ham Nghi, se volatilisèrent dans la nuit du 22 au 23 mai de l'an du Coq 1885, alors que des soulèvements populaires fomentés contre l’occupant colonial secouaient l’Annam. Une rumeur prétend que la fameuse, la très convoitée poterie contenant le crâne de Quang Trung aurait été escamotée par un insurgé du nom de Phan, lequel l’aurait rapporté dans le hameau de Thủy Thanh, près du pont de tuile de Thanh Toàn, à l’Est de la cité. C’est, à cette heure bien avancée, la seule piste que je vous propose. La nuit porte conseil, dit-on, et cette chambre est la vôtre. Reposez-vous, nous tirerons cela au clair demain.
Fi de promiscuité, on s’écrase côte à côte sur ce matelas plaintif. Paupières lourdes, souffles lents, et ça ronfle illico.
Les aurores, sous les tropiques, sont affaires trop matinales pour nos sommeils plombés. Le soleil est déjà haut, la température déjà chaude lorsque nous sortons du lit, encore moulus de la veille. Nous descendons à la cuisine, toujours en pyjama, où nous attend un Tuấn trépignant d’excitation. Nous n’avons même pas le temps de siroter nos cà phê đen đá qu’il s’écrie :
« Ông ơi ! Chú ơi ! Elle était là, encore, elle m’attendait ! Sous les toits du pont Thanh Toàn, où je suis allé tôt ce matin en éclaireur. La Petite Prêtresse, toujours habillée pareil, toujours aussi douce et gentille, qui ne me dit rien, mais me serre de nouveau dans ses bras, me sourit, et me donne ceci. »
Dans ces mains, une enveloppe bouffie, parcheminée et jaunie, au rabat mangé de moisissures.
On peut y distinguer quelques caractères tracés au pinceau, d’une encre presque sympathique.
谷弥次郎兵衛
Je cache ma joie. C’est ardu.
Tani, vieux roublard, quelle surprise !
Quelles cachotteries as-tu donc à nous confier, à cette heure avancée ?
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