- Tu charries ?
- Ça, tu vois, c’est tout toi. Un manque criant de projection. Ne ratiocinons pas, très cher, et prête-moi attention, ça te durcira le bulbe. J’ai pu potasser un peu le sujet, aux petites heures, après ma cuite et la ronflette d’hier. Ouvre donc tes esgourdes, car me voilà d’humeur diserte. Quand notre veuve éplorée, désormais estampillée Gardienne de la Pierre de Soleil, rien que ça, rapplique à la mi-17ème siècle, c’est encore pleine cambrousse ici.
- Oui, et d’ailleurs…
- Tutut, motus, t’ai-je dit. Je te plante la déco. On dégoisera de la mère Ni Co tantôt.
Sur ce, mon vieux briscard marque un temps.
L’esplanade, devant nous, déroule ses dalles de pierres, blanchies sous le soleil déjà haut en ce matin bleu. Nulle ombre ne vient strier la perspective qui s’offre à notre regard. À senestre, le fort, qu’on pourrait gravir de degrés en degrés, et au sommet duquel est fichée cette hampe blanche, si longue, en haut de laquelle flapit un drapeau fier d’y être. Plus loin, en pointillé, l’eau lourde de la Rivière des Parfums. Des barcasses et des vapomoteurs y poutpoutent pour qui revient, pour qui s’en va, au fil du courant. Quelques cyclo-pousses défilent au loin, le long de la voie Ích Khiêm. À dextre, la Cité Pourpre Impériale se cache, alanguie, derrière ses murailles de briques rouillées.
Nous sommes aux aguets.
Nous nous savons épiés.
Nous attendons la première salve, qui, dans ce bleu matin, ne semble pas venir.
- Reprenons. Suite à des bisbilles entre aristos dont je te passe les détails, ça intrigue, ça trahit, usurpe, assassine et empoisonne à tour de bras du côté Nord du vieux pays Việt, là où se trouve le strapontin céleste, dans la capitale Thăng Long – aujourd’hui joliment rebaptisée Hà Nội. Avant d’y passer lui aussi, le dernier pacha en date de la smala Nguyễn se débine pour se mettre au vert dans le coin, ayant subjugué de nouveaux territoires sur l’ancien royaume des Chams, charmants autochtones olivâtres aux mœurs hindouistes dont l’éradication sera aussi tragique qu’implacable. Fai Fo commence à se faire un nom, on l’a vu, et les emplettes y font florès. Y a de la maille à se faire en taxant le chaland, et les coffres se remplissent. De quoi lever du fantassin et faire sécession d’avec l’ancien monde, celui de la vieille lignée de la Maison Lê et de leurs valets Trịnh, qui ne s’en laissent pas conter et déclarent tout de go les hostilités. Rien que du classique, tu me diras, on a eu les mêmes chamailleries par chez nous, à coups d’Habsbourg et de Bourbons. Pour la faire courte, le premier Sire Nguyễn à la jouer finaud, Hoàng de son ptit nom, s’installe dans un bourg qu’il décore de quelques fanfreluches, à quelques lieues d’ici, mais il n’en reste pas grand-chose. Son sixième rejeton lui succède, le bien nommé Phúc Nguyên, et c’est à lui qu’on doit l’âge d’or des trafics en Mer de Chine, la fondation de cette pittoresque ville de Huế, alors Phú Xuân, la guerre ouverte avec les cousins nordistes et l’extension domaniale au Sud. Tout ça lui rapporte gros, disais-je, et cela se traduit par une razzia sur les canonnières et autres arquebuses portugaises, pour le plus grand plaisir d’amiraux carapaçonnés, friands d’épiques et fumeuses boucheries. Cette partition un tantinet bourrine dure quelques décades, pendant lesquelles l’hérédité Nguyễn s’étiole, se corrompt et finit par se prendre rouste sur rouste sur fond de révoltes paysannes, car les pécores en ont leur claque de se faire dépouiller pour de vaines querelles. Au printemps 1773, enfin, trois frères d’un patelin appelé Tây Sơn sonnent le glas. On lève houes, piques et pioches pour décarrer du monarque. Sire Phúc Thuần, dernier en lice, quitte Huế sans vivats et parvient à se réfugier à Gia Định – l’actuelle Sài Gòn –, cité fraîchement inscrite sur les cartes, où il mourra encerclé, écartelé même, mais entouré des siens, dans un tableau style reine Margot. Seul un jeune neveu y réchappe, se carapate en direction du Siam et tombe clopin-clopant sur une mission catholique régie par un vieillard malingre et chenu, malin et velu, qui le prend sous son aube. Il s’agit de Monsignore Pierre Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran, qui a baladé sa maigre bedaine sous de nombreuses latitudes, avant de s’établir sur ces confins du Mékong pour y évangéliser peinard. Ce cénobite sent la bonne occase. Il tope avec le jeune fugitif : je t’aide à remonter sur ce trône qui t’est échu, tu me donnes pleine licence pour ériger des clochers où je veux. On opine, on trinque, on bisouille des bagouzes. Des plis partent tous azimuts, transmis par-dessus les eaux, pour rameuter du mercenaire. Ça passe de Versailles à Madras et la reconquista prend forme. À Poulo Condore, d’anciens déserteurs français de la Navale se pignolent en rêvant de conquêtes et d’aventures. Parmi eux, Philippe Vannier, Jean Baptiste Chaigneau, Olivier de Puymanel et Jean-Marie Dayot seront les recrues les plus affûtées. Tous doctes ès ars militaris, ils ont bachoté leur Suffren, leur Vallière et, surtout, leur Vauban. Parachutés à Gia Định laissée en gâtine, vivotant de combines entre Khmers et Minh Hương, on les retrouve à la manœuvre pour édifier une exotique place forte, toute d’angles à vifs, de douves avides, de glacis meurtriers, et pour former des bataillons à la gâchette facile. Vais pas t’embabouiner avec le conte de leur campagne pour restaurer du Kaiser, mais leur marche vers Huế, de 1790 au tournant du nouveau siècle, verra pousser moult forts en forme de porc-épic, qui sont encore debout, et qui sont autant de gages d’épiques bastons. De ces reîtres-là appâtés qu’ils sont de gains et gloires rapides, certains tomberont, d’autres fileront pendant les années de lutte, avant que Nguyễn Phúc Ánh ne pose finalement son illustre cul sur du coussin royal, après trente ans d’exil, en 1802. Il est connu par ici sous l’alias Gia Long, révéré comme il se doit, car souverain, enfin, d’un pays réunifié. Ce ghetto du gotha que tu aperçois là, déjà joli pour du pompeux gratin, on le fignolera à chaque nouveau rejeton au sang bleu, un pavillon par-ci, une cour d’honneur par-là, si bien qu’il finira par avoir une sacrée gueule. Même nous, colons cupides et imbus, nous nous sommes gargarisés de ces vieilles pierres et les avons soigneusement conservées. Faudra attendre les yankees pour en ratiboiser une bonne partie quand viendra leur tour de foutre le bordel, mais quand bien même, nous avons de quoi farfouiller : vestiges impériaux, temples, mausolées, cénotaphes, ruines, décombres, bref, tout ce qui jonche le sol et ressemble à de la caillasse.
Nouvelle pause.
Nouveau tour d’horizon.
Rien à signaler.
Le matin bleu, la hampe, le drapeau, la rivière, les murailles de briques qui brunissent sous la chaleur.
Nous deux, à découvert, déjà ensuqués, comme de bien entendu.
- En piste, camarade, faut qu’on s’agite du bocal pour savoir où la gueuse et son galet stellaire se sont escamotés, et sans que ça fasse tache cette fois ! Puis-je te suggérer d’abord la visite d’une localité voisine du nom de Kim Long ? Primo, c’est de ce côté que les anciens sieurs Nguyễn, Hoàng en tête, avaient coutume de se délasser, avant de se rebouffer le nez avec leurs adversaires Trịnh. Deuxio, ça colle avec l’éphéméride : on pouvait certainement s’y consoler dans les années 1650, avec un brin d’entregent et quelques moyens… Tu valides ?
Je consens.
Reste à retrouver Tuấn, qui a cette heure doit trouver le temps long. Nous l’avons laissé à ses obligations familiales, ainsi qu’à la tâche délicate de nous dégoter encore de l’aïeul volubile, candide et amateur de charades capillotractées, pour de nouvelles incroyables mésaventures !
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