On avait dit onze heures, pourtant.
Sur le quai de la gare de Trà Kiệu, perdue dans la plaine à quelques encâblures de Hội An, il n’y a pas foule. Tout au plus quelques poules, un cochon, un buffle, et deux commis voyageurs. Le convoi dans lequel nous nous promettons d’embarquer n’est, il est vrai, pas attendu avant midi et des brouettes, mais nous commençons à nous faire du mouron.
Tati Phương nous l’avait pourtant assuré, avec tout l’aplomb d’une détaillante tatillonne et un brin chiffonnée, dùng rồi, que je vous confie Tuấn pour quelques jours ? et tout à votre charge ? pour qu’il vous guide là-bas, dans les ruelles de la Citadelle ? dùng rồi, il connaît bien la ville, nous y avons de la famille, savez-vous ? dùng rồi, je l’ai envoyé faire son barda, il vous retrouvera à la station de train pour vous accompagner à Huế, dùng rồi, oh, ça ? ce ne sont que quelques sbires Khổng qui m’ont un peu secouée, partez, c’est mieux, dùng rồi, et dites-lui de m’appeler quand vous parviendrez à destination, cảm ơn, dạ, hẹn gặp lại, dạ, dạ…
À la demie, une averse soudaine vient s’abattre sur l’auvent sous lequel nous nous abritons. D’un frémissement de tôle, la pluie s’alourdit en un tambourinement qui va crescendo, pour finir en fracas assourdissant. On n’y voit goutte. Sous les trombes, voilà qu’une silhouette se dessine au loin en tons de gris. Hésitante, semblant ployer d’un côté, de l’autre, elle avance par à-coups, péniblement. Se révélant à mesure, elle dessine les contours ronds et nuageux d’un bibendum monté sur un vélo. Qui se rapproche lentement, tandis que le ciel s’ouvre. Encapuchonnée, ruisselante, elle manque de se manger le muret du parvis, dérape et s’arrête, pantelante.
Théâtral, voilà notre intriguant archiviste qui se découvre sous une longue cape de pluie, avec un Tuấn tout dégoulinant sur son porte-bagage.
« De biens belles giboulées, et chaque fois aux moments les plus inopportuns, voyez ! Même Cristoforo Borri en fait part, dans une autre de ses publications, le « Tratada da arte de navegar », si, si, première édition de Coïmbre sur chiffon hollandais, 1633 si je ne m’abuse, oh, je ne saurai le reciter par cœur, mais son inimitable style sonnait à peu près ainsi, « as monções que atingem o país por seis meses tornam difícil navegar », voyez ? Ces moussons qui viennent rendre la navigation difficile… Je peux en témoigner, j’ai bien failli me perdre mille fois dans le dédale des chemins pour parvenir jusqu’ici ! Heureusement, j’ai avec moi un précieux compagnon, calé en géographie, et qui semble bien vous connaître. Je l’ai alpagué au sortir de l’église, alors que se terminait notre tierce office. Il avait maille à partir avec un groupe de jeunes nervis, vociférant à son encontre injures et menaces. Homme de paix je suis, mais téméraire aussi, voyez ! Je m’interpose. Le temps de comprendre la situation, de sermonner vertement ces malandrins, de faire un détour par mon étude pour y récupérer ma bicyclette et quelques affaires, et nous voilà, trempés, mais à pied d’œuvre ! »
Notre jeune ami, encore secoué, opine.
« Tuấn m’a raconté vos déboires en ville, et je tiens à vous assurer que vous serez toujours les bienvenus à Hội An. Peut-être avez-vous froissé certaines susceptibilités, et il vous faudra attendre un peu que les esprits s’apaisent, voyez, mais je suis sûr que les choses finiront par se tasser. Je pourrai intercéder en votre faveur auprès des vieilles familles Minh Hương, si vous le souhaitez. Notre paroisse, bien que modeste, a toujours su garder de bonnes relations auprès des différentes communautés. Après tout, nous sommes ici depuis fort longtemps, avant même que Fai Fo ne devienne Hội An… Ah, voyez, voilà votre train qui arrive, dépêchons-nous, vous avez bien vos billets ? Tuấn, ton sac, oui, et n’oublie pas ce que je t’ai dit, si vous avez besoin d’un coup de pouce là-haut. Messieurs, ce fut un plaisir, si, si. Tenez, en gage de ma bonne foi, voici, c’est ce que j’ai réussi à glaner après quelques recherches dans nos archives. Encore une fois, pardonnez ma plume hésitante et mes tournures maladroites, j’ai traduit cela du latin entre vigiles et laudes, pensant que cela pourrait vous être utile, voyez ? »
C’est une serviette en plastique translucide – heureusement imperméable – qu’il nous tend de son geste désormais habituel, martial et conspirateur. On peut y deviner quelques feuillets couverts d’une écriture fine et serrée. Cette pochette luit sous le soleil, alors que rugit le moteur diesel de la locomotive, crachant son panache noirâtre dans l’immensité bleue d’un ciel délavé.
La longue plainte grinçante des freins vient s’éteindre sous les stridulations des champs alentour.
Fait alors irruption, par des coulisses à jamais inexpliquées, le ballet bariolé, roulant et chantant des vendeuses de fruits, de boissons, de beignets frits ou de brochettes, aguichant, fenêtre après fenêtre, ces bras avides, impatients et bavards qui agitent billets neufs ou bien fripés.
Un coup d’œil sur nos billets et nous cherchons, à l’avenant, le numéro de notre voiture, inscrit sur de petites plaques mangées par la rouille. À la 7ème, on procède à l’ascension risquée d’un marchepied aux échelons raides et de guingois, pour parvenir, en quelques sauts de moutons par-dessus colis et baluchons, au compartiment qui nous est imparti. Lequel est joyeusement beuglard et enfumé, occupé qu’il est déjà par trois lascars se tapant cartons, caisses de bières et monceaux de graines de pastèques. Rouges et hilares à la vue de notre équipage impromptu, ils nous invitent à prendre notre part à leurs agapes ferroviaires avec toute l’assurance d’une biture soignée, un chouia emporté, mais de bon aloi. Les capsules ont tôt fait de voler de concert, sous les soubresauts du convoi qui repart sous les huées de dernières transactions vite conclues.
- Ba ba ba ?
- Ông ơi, c’est ta bière, c’est comme ça qu’elle s’appelle ! Pour trinquer, tu lèves ta bouteille et tu cries « một hai ba dô » ! Essaye ! Mais attention, ici, c’est cul-sec à chaque tournée ! Ông, je suis sûr que tu peux leur montrer comment les Français savent boire, non ?
- Mon coco, dis à tes zigues qu’on va célébrer ça façon Micheline sur la PLM… De la 333, export, et tiède, hein ? Parfait. On s’en colle trois fois trois fois trois, et tout ça avant la treizième heure ! Rien de mieux qu’un bon apéro pour briser la glace et ouvrir l’appétit ! Quant à toi, tu déclines avec grâce et t’en va feuilleter dans ton coin. Faut bien qu’on partage les tâches, et t’as encore de quoi jouer le cérébral. À la bonne tienne ! Reviens avec de quoi becqueter, quand j’aurais pieuté nos joyeux drilles, qu’on profite du confort de cette cabine comme il se doit !
Je lui donne absolution, et fais signe à Tuấn de venir se réfugier en voiture de queue, là où, on l’espère, est servi du bon thé, au jasmin ou au chrysanthème. Sitôt attablés, je regarde un instant la campagne défiler, en une palette d’infinie variation de verts et de bruns. Rizières bordées de cocotiers, chemins de terre, huttes au toit de chaume et maisons de plain-pied, clôtures, jardins. Campagne d’Asie, déroulant ce paysage immémorial. La pochette, devant moi, reflète l’email vieux et moiré du plafond.
Un soupir, que j’emprunte à ma nostalgie, et je m’y colle.
De mes primes années, je ne me souviens que de ces douloureuses et interminables heures passées entre brimades et crochetages, triages, nettoyages, filetages, doigts gourds et paumes écorchées, dans cet éternel parfum d’iode et de saumure ; avec, le soir venu, toujours de fantastiques histoires contées par mes grands frères près du foyer, sur les hauts faits de quelque samouraï du clan des Tokugawa sur leurs ennemis Ashikaga, dans la plaine désormais mythique de Sekigahara. De quoi alimenter l’imagination fertile d’un enfant tel que moi, timide, chétif et facilement impressionnable.
Ma courte existence prit un tour nouveau un jour d’automne, alors que, avec d’autres gamins du village, nous nous prîmes à ce jeu habituel, à la fin du jour, pour savoir qui d’entre nous nagerait le plus vite depuis les bateaux amarrés dans la baie jusqu’à la plage. Une course à laquelle je m’étais engagé plus par esprit de bande que par goût de la victoire, car je n’étais pas – loin s’en faut – le mieux versé pour louvoyer entre courants, écume des vagues et piqûre de méduses. Au coup sec du ko-daiko, une bonne douzaine de galopins plongea pour parcourir la trentaine de jō qui nous permettrait de reprendre pied. Sitôt immergé et à ma grande surprise, je pus sentir l’impulsion de mes jambes et de mes bras à l’unisson, et ma respiration en cadence. L’eau filait, les vagues me portaient et, gardant mes yeux ouverts malgré la brûlure du sel, je voyais le rivage s’approcher à vive allure. Un jeu d’épaules et de hanches – tout étranger à débile carrure – me permit d’éviter un enchevêtrement de filaments à la morsure cruelle et, prenant appui sur un récif couvert d’algues glissantes, je me propulsais de plus belle vers les eaux brouillées de la plage aux galets ronds et doux qui faisaient le lit du ressac permanent de cette anse que je connaissais si bien. Exténué, soufflant à grande peine, je fus – pour cette épreuve à l’issue séraphique – un vainqueur providentiel.
C’est, du moins, ce que je conjecture maintenant, à l’aune de ce qui s’ensuivit.
Nul alors n’avait vu cet étrange équipage qui observait, depuis le promontoire au-dessus des pins, la scène avec attention. Nul ne l’avait jamais vu, lui, surtout, avec cette barbe longue aux couleurs d’érable et aux mèches grises. Il descendit à pied, nonchalamment, avec à sa suite un aréopage bigarré, vêtu d’étoffes riches en couleurs et de carapaces de cuirs et d’écailles, et s’arrêta devant moi, encore tout pantelant. Je n’étais plus tout seul, d’autres m’avaient rejoint, mais son regard hypnotique, d’un bleu indéfinissable, restait fixé sur ma personne. Un « Oï ! » éructé figea la scène, et nous nous prosternâmes dans un silence anxieux, seulement rompu par le cri moqueur de quelques albatros cerclant le ciel pâle et crayeux. Les doyens du village furent dépêchés pour jurer fidélité à leur nouveau Hatamoto, Sire Miura Anjin, se soumettre à son autorité et lui payer tribut. Notre effroi, mêlée d’une excitation contagieuse et juvénile, devant l’allure imposante de ce Nanbanjin, portant armure de banneret emblasonnée des trois asarets Tokugawa, nous valut d’être prestement renvoyés à nos pénates, alors que toute la populace vint se presser aux abords du petit sanctuaire Shintō où allaient se tenir cérémonie d’apaisement de nos Kamis et conseil des sages.
Revenu, le cœur encore battant, dans le giron familial, je ne pouvais supprimer cette extraordinaire apparition de mon esprit, cette étrange silhouette évoquant Susanō no Mikoto et ces pupilles couleur d’océan. Je restais là, prostré, ne sachant que penser, alors que mes tantes et ma mère commentaient les évènements en logorrhées inquiètes et incrédules. On ne fit pas grand cas de notre dîner ce soir-là. Tout au plus un brouet délayé de riz et de crevettes bien insipide, avec une pointe de miso pour relever le tout. On m’envoya dormir sur ma natte sitôt le crépuscule éteint alors que, sans sommeil aucun, je ressassais les événements de la journée. Pourtant, je m’endormis bien vite, assommé sans nul doute par cette épreuve qui détermina mon destin.
L’aube croulait sous les pleurs et les intempéries. Mon exploit involontaire de la veille me valut d’être sommé au service personnel de Anjin-sama, que je devais accompagner à Edo, toutes affaires cessantes. Sous le choc, mes parents protestèrent auprès de notre chef de clan, vitupérèrent, m’admonestèrent : une bouche à nourrir de moins, certes, mais qui pour me remplacer à l’éviscération ? aux maillages des filets ? à la vigie ? Et pourquoi cette injonction ? Pourquoi moi et pas l’un de mes frères, plus gaillard, plus vaillant, plus brave, et moins scrupuleux de ses devoirs d’apprenti pécheur ? On me vit ainsi quitter Uraga l’âme tourmentée, coupable de partir et soucieux de remplir mes nouvelles obligations.
Quelles seraient-elles, d’ailleurs ?
Cet exode vers la nouvelle capitale de l’Empire, s’il ne dura que deux jours, me laissa un souvenir de grandiose odyssée. La vue de mes premiers chevaux, leur harnachement, et les chausses que l’on me confia pour la marche. Le chemin, que je n’avais parcouru que jusqu’aux dernières de nos parcelles cultivées. Le pays, qui se révélait lentement, de criques fabuleuses en falaises fantastiques, de collines boisées en dolines spongieuses, jusqu’à cette immense plaine parsemée de hameaux, de rizières biscornues, couturée d’un inextricable réseau de chemins, de canaux et d’écluses. Ces rencontres aussi. De quelques marcheurs itinérants croisés de temps en temps, artisans volubiles ou bien moines ânonnant, nous rencontrâmes de plus en plus souvent de petites caravanes, des troupes aux costumes étranges, des escouades furtives et trapues. Jusqu’à ce moment où, soudain, nous débouchâmes sur la Tōkaidō. La foule devint alors multitude ; litières, charriots et piétaille se bousculant le long de cette route gravelée, bordée de part et d’autre de mille bâtiments aux usages mystérieux, bardés de fanions, de lanternes, d’enseignes aux caractères indéchiffrables. Les faubourgs de la cité s’étendaient à perte de vue, d’abord en campements emmurés de parpaings blanchis, puis en quartiers quadrillés de ruelles pavées. Nous progressions lentement, de machi en machi, jusqu’au Nihonbashi, aux arches d’un bois si noir et si poli qu’il me rappela l’obsidienne de nos fonds marins. Nous enjambâmes ce pont légendaire au-dessus d’eaux épaisses, huileuses et fétides. On pouvait deviner à son faîte, par-delà cette mer de toits de tuiles grises, toujours dans le lointain, toujours sous une brume âcre et brune, le donjon inexpugnable du Maître du Pays.
Nous contournâmes cette imposante place-forte par l’Est, le long de la rivière Ō, pour parvenir dans les quartiers populaires, où toutes les catégories de Shomin semblaient cohabiter : marchands, menuisiers, papetiers, potiers, tisserands, forgerons, vanniers, tous affairés, s’interpellant, hélant passantes et badauds, en une cacophonie étourdissante. Enfin, au détour d’une étroite venelle, au lieu-dit Torigoe du bourg de Asakusa apparut notre destination, un étrange édifice de briques rouges, sur deux niveaux, aux larges fenêtres, et doté d’une curieuse cheminée rehaussée d’un mât sans drapeau, en forme de croix.
Nous fûmes accueillis par un groupe de bonzes énigmatiques, vêtus d’une longue tunique de couleur brune ceinturée à la taille d’une simple corde de chanvre. Tous étaient curieusement rasés sur le haut du crâne. Anjin-sama mit pied à terre et, sans cérémonie aucune, fit accolade avec le plus vieux d’entre eux, un autre Nanbanjin à la barbe grise et aux pommettes écarlates. Ils discutèrent un bon moment, ponctuant leurs propos de grands gestes des mains, dans une langue bizarre et inconnue, aux accents tour à tour chantants et rocailleux. Leur attention, soudain, se porta sur moi. Seul enfant parmi toutes ces grandes personnes à l’allure exotique, perdu dans une ville immense et sans espoir de retour au bercail, je n’en menais pas large. Ce vieil homme s’approcha, s’agenouilla, et fit alors tout son possible pour m’amadouer et apaiser mes craintes. Je faisais désormais partie, dit-il d’une voix douce, pénétrante et compréhensive, d’une communauté fraternelle, dévouée aux œuvres pacifiques et charitables. Je fus confié à un jeune homme, lui aussi accoutré à leurs manières, qui se présenta à moi sous le nom de Frère Akira.
C’est lui qui me servit de gardien et de confident lors des premiers jours de ma nouvelle existence, moi, Yajirobei Tani, du village de Uraga, dans la péninsule de Miura, pas encore membre de l’Eglise, et encore ignorant du rôle que l’on me préparait, petit pion insignifiant sur cet échiquier divin, où se disputent sans relâche religion, politique et commerce entre tous les Empires terrestres.
1 commentaire:
Ah ouais ? L'épisode s'arrête comme ça ? Remboursez ! Hi hi !
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