- Tous les Empires terrestres ?
- Tous, oui Ông, tous.
- Merde… Ça fait du monde au portillon… Et il s’en sort à la fin ?
- On ne sait pas encore, Ông. On fait une pause pour voir si tu vas bien. Tu as fini toutes tes bières ?
- Toutes, Tuấn ! Et j’ai réussi à coucher nos trois soudards ! Tu les entends, ces ronflements, sous le tac-tac ?... Et j’ai la dalle, Tuấn ! T’as un truc à mastiquer ? Des brochettes ! Et du riz ! Nickel. J’avale ça et je viens vous rejoindre… Après un petit somme… La digestion, tu comprends…
- Oui, Ông, je comprends. C’est la route des nuages. Repose-toi en paix, je reviens te voir bientôt.
Le train louvoie, entre montagne et mer, le long de la côte escarpée.
D’une latitude à l’autre, nous basculons au versant nord du Pays.
Après l’adret, l’ubac, où le ciel se fait plus lourd.
Plus gris.
Plus sévère, aussi, sur les affaires que l’on remue par mégarde.
Il reste du thé, bien infusé.
« La tonsure, Anjin-sama, la tonsure ! De tous les commandements, celui-là ne m’est que pénitence injustifiée ! Que Frater Akira veuille s’y tenir, mais il finira à la Denma-chō Rōyashiki, encore, et, s’il ne quitte pas le pays, il y succombera, pendu, crucifié ou écorché vif ! Est-ce cela qu’il désire ? Ne provoquons pas l’ire du Bakufu, ils ne leur restent que leurs coiffes pour seul atour, et personne ne survit sous le fil d’un katana ou d’un tantō pour une ridicule histoire de capillarité. Pour l’amour de Dieu ! Sire William ! »
J’avais dix-sept ans, ou croyais les avoir. Je connaissais désormais ses accents latins, portugais, anglais, et les inflexions si particulières, qu’il n’avouait jamais, de son japonais archaïque et lancinant de l’île des Neufs Royaumes.
Mes imprécations le laissaient froid.
Lui, barbe et cheveux au vent, ne faisait que scruter, depuis l’auréole du vieux volcan Ōmuro, l’avancée des travaux. Jamais chantier d’une telle ampleur n’avait eu lieu, tout ce que la péninsule de Izu, convergeant sur Itō, comptait de rabots, de scies et de maillets à l’ouvrage pour, sous sa gouverne, tailler étraves et quilles, arrimer brions et étambots, et de carlingues en coques, faire flotter des navires aux cales rondes et généreuses, rapides et agiles sous tous les vents, à la manière des galions espagnols dont il m’avait si souvent décrits les incroyables manœuvres, à grands moulinets adressés à ces zéphyrs rugissants qui le hantaient toujours. J’aimais beaucoup voir Mukai Tadakatsu, l’inflexible amiral en charge des opérations, toujours circonspect devant de telles démonstrations – si étrangères à sa nature placide –, dont l’œil s’allumait alors d’une étincelle amusée et, oserai-je l’écrire ?, presque déférente. Anjin-sama avait certes mandat de bâtir une flotte moderne, mais la vieille aristocratie du Yamato ne voyait pas d’un œil bienveillant l’influence d’un étranger venir bousculer les traditions séculaires de la construction des vaisseaux à fond plat qui assuraient jusque-là cabotage et rares expéditions vers le continent. Lui balayait cela d’une main, tout comme il avait pardonné aux Jésuites portugais leurs sourdes machinations, alors qu’il avait échoué voilà plus de douze ans auparavant sur les côtes sauvages des abords de Miyazaki, si loin au Sud, et que les quelques missionnaires catholiques qui eurent vent de l’affaire jouèrent d’influence auprès des chefs de clans d’alors pour le faire disparaître, lui et son équipage de gabiers hollandais, coupables à leurs yeux d’appartenir à une autre secte chrétienne. « Tes dieux, Tani, sont en toutes choses, et en nombre infini. Le mien, à qui j’adresse toutes mes prières, est tout seul et embrasse l’univers. D’une croyance à l’autre, crois-tu vraiment que ce soit si différent ? Je laisse cet épineux débat aux scolastiques de ton pays et du mien. Enfant, je t’ai choisi car tu me semblais singulièrement vif, agile dans l’eau et sur terre ferme ; je t’ai fait baptiser pour que tu appartiennes à la communauté de Jésus, alors que notre Christ était déjà assimilé à l’un de vos kamis – il serait même boddhisattva, si l’on en croit les rouleaux des moines Shingon ! Tu vois, donc, que l’orthodoxie ne me sied guère, mais je me dois de conserver certaines apparences, la tienne, en l’occurrence... Non, je sillonne, je louvoie, je préfère l’œcuménisme des navires marchands, et de la latitude qu’ils m’offrent… Regarde ici-bas ! Dès lors que cette première modeste nef est achevée, nous en construirons d’autres, plus grosses, et nous ouvrirons de nouvelles routes. Nous avons besoin de voiles gonflées, de mâts et de ponts qui craquent, et je dois t’emmener à Hirado, où se disputent déjà des capitaineries lucratives, accaparées – évidemment – par toutes ces couronnes européennes avides d’autorités à asseoir et de registres à tenir !» Tels étaient alors les écueils entre lesquels Anjin-sama semblait toujours trouver parade avec une aisance et un aplomb qui me renvoyait à mon humble stature de truchement bizarrement rasé, malhabile et pétri d’incertitudes.
Le Shōgun se déplaça en personne et exprima satisfaction. La petite caravelle filait sous les rafales venues de l’Est, et sa voile blanche disparut au large du cap de Kawanazaki. On célébra cette première embarcation en grande pompe, et le chantier reprit de plus belle. Cette fois, il fallait viser plus haut qu’une simple mâture. Anjin-sama avait déjà dessiné les plans d’une caraque à trois mâts, jaugeant cent cinquante tonneaux, pouvant, d’après lui, filer quinze nœuds et accueillir quarante hommes. Un tel navire pourrait franchir les océans, et permettre au Fils du Ciel et à notre Empire de rayonner par-delà l’horizon ! Le temps pressait, et, malgré les menaces de la saison des pluies, on redoubla d’effort. L’entreprise était galvanisante : d’abord, décharger ces grumes charriées depuis les collines ; les équarrir, les scier, puis tailler, sculpter, ajuster, retrouver ce jeu d’épine dorsale, de vertèbres et de thorax, d’anatomie marine et d’architecture humaine, dans un ballet syncopé et braillard, de gestes furieux et d’outils affûtés, pour qu’enfin s’enveloppe l’armature, en bordage à clin de bois clairs striés de veines ambrées. À flot juste avant l'hiver, le navire fut ensuite gréé, d’écoutes et de poulies, de vergues et de bômes, tandis que la charpente des ponts supérieurs, en proue et en poupe, dessinait une silhouette de plus en plus massive. Anjin-sama mit un soin particulier à la sélection du coton pour le tramage des voiles, qu’il fallut faire venir depuis le fief de Mikawa. L’opération fut longue et complexe, car il fallut tisser de nombreuses pièces aux larges et inhabituelles dimensions, puis les enduire d’une décoction d’écorces de chêne bouillies afin d’empêcher qu’elles ne pourrissent à l’usage. Presque une année venait de s’écouler depuis notre installation à Itō, et l’impatience de reprendre la mer rendait mon mentor irascible. La caraque avait certes fière allure, mais de nombreuses finitions manquantes nous empêchaient de lever l’ancre, au premier rang desquelles notre figure de proue, svelte naïade déjà délicatement ciselée, faisant pied de grue devant notre baraquement, attendant l’aval des autorités impériales, peu amènes à l’idée d’accorder telle licence à ce vaisseau amiral. Il fallut tout le tact de Tanaka Shōsuke, riche négociant en métaux et armuriers à ses heures, venu de la lointaine Kyōto pour nous livrer arquebuses et bouches à feu, qui finit par convaincre les prêtres Shintō du bien-fondé de cette protectrice un peu trop dénudée, dont les charmes certains pouvaient sûrement amadouer Ōwatatsumi-no-kami, ses narvals, ses baleines et ses poulpes géants.
Le jour de l’appareillage arriva, enfin, au début du mois de Minazuki pendant lequel, dans toutes les campagnes, les digues sont rompues pour remplir les rizières. Un air encore frais, légèrement parfumé, remontait depuis le Sud, et ces doux alizés balayaient un ciel dégagé. Nous devions d’abord suivre la côte jusqu’à Fukude, puis piquer droit sur la baie de Ise. Un tel itinéraire permettrait à Anjin-sama d’éprouver le navire, en cabotage puis en haute mer. « Te voilà enfin en eaux profondes, Tani ! N’aie crainte, nous gardons le rivage à vigie sur tribord, mais nos focs veulent en découdre ! Je te veux promptement en second. Suis donc chacun de mes gestes, observe et apprends. Le plus important désormais, c’est le vent. Et la forme des nuages. Les étoiles et le soleil viennent ensuite. Quant à la lune, tu la connais… » Oui, la Lune, je la connaissais bien, Sire William. Et sous les étoiles, et sous le soleil, je suivis chacun de vos gestes, je vous observais comme j’observais les nuages, et retins vos murmures, vos imprécations, vos prières et vos ordres lancés depuis la barre pour profiter au mieux des souffles divins et fendre les vagues de plus en plus vite. À tous les crépuscules, filant plein Ouest, je me demandais pourtant si vous saviez que nous nous dirigions en plein cœur du foyer éblouissant de la Déesse, Mère de toutes choses en Yamato, et dont vous sembliez ignorer jusqu’à l’existence.
- Jolie palette, j’avoue. La tombée du jour, par ici, est une affaire vite pliée, mais avec classe ! Rouges et ors, vert-de-gris, bleus maritimes, blancs de blancs, une voiture bar pour vous seuls, et vous en êtes toujours au thé ? Allons, faut pas se laisser abattre ! Tuấn ! Une binouze, et fraîche celle-là, s’il te plaît ! Alors, ce feuilleton, il avance ? On en est où, côté résolution ?
- Ça marine sec. On est en vue de Ise. Et à Ise…
- Encore des contes de batellerie, je parie. Et nos zigues, ils ont enfin mis la main sur du concret ? C’est bien beau, tous ces journaux de bord, mais on va pas s’enquiller les œuvres complètes du godelureau en burnous – paix à son âme – pour pogner un caillou. Ah, merci gamin, rien de mieux pour combattre une gueule de bois. Faut se réhydrater, c’est le secret ! Bon, notre tortillard, là, il est pittoresque, mais c’est pas du Corail. A cette cadence, on n’est pas rendu. T’as une idée de l’heure où on arrive ?
Entre chien et loup, le ciel obscurci découpe, à gauche la ligne de crête de la cordillère d’Annam, à droite l’horizon océanique piqué de quelques coques. Nous parviendrons à Huế à la nuit, en catimini, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il me reste quelques feuillets à finir, et nous avons un autre puzzle à résoudre, que Tuấn a pris soin d’emballer dans son sac. On termine tranquillement nos breuvages, bercés par le trot lancinant du train.
De retour dans notre compartiment, une surprise nous attend. De nos trois lurons, plus aucune trace, ni de leurs bagages et des agapes passés. Sur la tablette en formica trône une dernière bouteille vide. Au goulot, et à l’envers, une capsule. Dedans, une boulette de papier, bien mâché. C’est tout chiffonné, griffonné maladroitement, au bic. « Vous nous avez bien plu, on a bien ri, bien bu, bien dormi. Vos bouts de cailloux, remis debout, signifient : 祝日光石守護者平安. On les a repris, pour les retourner à Madame. Comprenez, ce n’est pas bien de soustraire bénédiction aux morts. On garde un œil sur vous, depuis les nuages. Continuez, vous êtes sur la bonne voie. Chúc sức khỏe ! »
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