jeudi 26 octobre 2017

鸛の物語 十


Assis en tailleur dans cette minka aux toits pentus, nous faisons cercle autour de l’âtre. La vallée au dehors est brumeuse, pluvieuse, et toute la maison sent le bois, le chaume et le thé parfumé. On nous a attifés comme on a pu, lui en retraité montagnard, moi en salary man, et nos hôtes forment un groupe de révolutionnaires rigolards et un tantinet frappadingues. Celui qui nous a conduits jusqu’ici semble être le chef, ou, tout du moins, le propriétaire des lieux. Dodelinant, et la tête rasée, il porte la tunique des bonzes et des tatouages mafieux. Une idiosyncrasie de bon aloi, pour sûr.

Il me tape sur l’épaule.

 - Vous êtes deux drôles d’oiseaux mes gaillards ! Vous avez de la chance d’avoir quelqu’un comme Keiko pour veiller sur vous ! Elle était sous le choc, la petiote, quand elle nous a alertés pour venir à la rescousse. Oh, Elle ? Pas d’inquiétude. La demoiselle ne devrait pas tarder, je pense, après sa tournée des hôpitaux de la périphérie pour y faire admettre discrètement les plus amochés d’entre nous… Ah ! Belle mêlée, je dois dire. Et content d’avoir pu déraciner quelques bonsaïs chez ce salopard de Maeda ! J’espère qu’il écume de rage maintenant, devant le naufrage de ses mers de graviers éparpillées aux quatre coins, et de son antre de vieux samouraï flapi ouvert aux quatre vents.  Que son orgueil de coupe-papier d’opérette l’étouffe ! Tous pareils, tous détestables, ces vieux débris de l’ancien monde, et nous qui leur faisons la nique. Et ça dure, ça dure comme ça depuis des siècles maintenant.

Je le regarde, un peu torve, sans trop savoir quoi dire.

 - Pardonnez mon ignorance mais… Vous êtes qui au juste ?
 - Nous ? Ce qui reste des 一向一揆.
 - Plaît-il ?
 - Des Ikkō-ikki ! Okay, okay, vous n’êtes pas du coin, donc une explication s’impose. Je vais essayer de la faire courte, mais c’est pas gagné. Bon. D’abord, sachez que nous suivons l’enseignement de Rennyo, notre chef spirituel, grand prêtre de la secte bouddhiste Jōdo Shinshū. Il vécut au XVème siècle ici, dans notre bonne province de Kaga. Ce Vénéré consolida autour de ses temples des communautés de gens de basses classes, artisans, marchands et paysans pour la plupart, qui formèrent des collectivités auto-défendues et régulées, hors du contrôle des daimyos. Des sortes de micro-sociétés autonomes, si vous voulez, qui vivaient du fruit de leur labeur et de la vente de leurs produits, et qui luttaient pour leur droit à l’autodétermination, quitte à bousculer l’ordre établi par les seigneurs de guerre et le Shōgun lui-même. Comme vous pouvez l’imaginer, ça ne passa que moyennement auprès des aristos. Les gueux, ils ferment leur gueule et ils crèvent, ils ne s’organisent pas en syndicats pseudo-religieux pour faire chier avec des revendications populistes et vivoter de leurs trafics. Et donc, ce qui devait arriver arriva, et, au lendemain de la bataille de Sekigaraha, les sbires du clan Tokugawa fondirent sur Kaga pour y éradiquer toute velléité de gouvernement populaire.  Les Ikkō-ikki furent exterminés et l’ensemble de la région mis sous tutelle shogunale. Sauf que ! Sauf que quelques irréductibles bonzes et pécores réussirent à se faufiler entre les pics et les lames, et à gagner les montagnes du Gifu. Et là, ils attendirent leur heure, déterminés à se venger de l’annihilation sanglante de leur idéaux. Je passe sur les détails, hein, sinon on y est encore demain. Toujours est-il que, sitôt la restauration de Meiji proclamée, on recommença a entendre des « Namu Amida Butsu ! » retentir dans le pays, d’abord dans les villages, puis au cœur même de Kanazawa. C’est que les Ikkō, réorganisés en cellules clandestines, les Kakure Nenbutsu, reprirent du poil de la bête, et voulurent montrer aux autorités, encore et toujours à la botte de l’empereur, que la populace n’était pas aussi docile qu’on pouvait le croire… Bon, il y eut un petit problème d’ajustement historique, parce que, du début XXème à la fin de la guerre, hurler en pleine foule « Celui qui avance est sur d’être sauvé, celui qui recule sera damné !  A moi Bouddha Amida ! » vous envoyait directement en première ligne, en Russie, Mongolie ou en Chine, ce qui, stratégiquement, n’était pas vraiment le but de la politique maison. C’est ça, aussi, avec les exaltés. Ils fermentent trop longtemps, et, dès qu’ils sont à l’air libre, faut qu’ils fassent gaffe, niveau réflexion et comprenette. Bref. A la fin des années soixante, la concomitance des idées anars et marxistes qui agitent les universités ravirent bien des ikkō, qui infiltrèrent les rangs estudiantins, mais la lutte fit long feu. Le Japon était déjà entré de plain-pied dans le consumérisme à outrance – en était même le premier moteur – et ces vieilles lunes de communautés autogérées n’intéressaient plus grand monde… Alors on prit le parti de rester dans nos montagnes et de s’y planquer peinard. Mais de répondre à l’appel, le cas échéant, dès que l’un d’entre nous a maille à partir avec les sicaires des anciens féodaux, ça oui ! Surtout de ces vicieux de Maeda !... Et aussi, bien sûr, de leurs affiliés, milices fachos et yakuzas compris. A ce propos, nous sommes plutôt fiers de notre stratagème. Hein, Miyamoto !

Là, un bonhomme en salopette, au visage serti d’une belle moustache à l’italienne, sur notre gauche, opine du chef, goguenard.

 - C’est lui qui a eu cette idée en premier, maquiller sa camionnette en gaisensha pour tromper l’ennemi. On conduit tranquille, bien bariolés de conneries ringardes, haut-parleurs à fond hurlant les insanités d’usage sur le Japon inviolable et éternel, et le miracle se produit : Les flics tournent le dos, les habitants ferment leurs fenêtres et se bouchent les écoutilles, et on peut opérer tranquille en matraquant à qui mieux mieux toutes ces stupides têtes dures à la solde des clans médiévaux. Recette éprouvée encore aujourd’hui ! Ah, par contre, désolé pour vos fringues. J’espère que ce que vous avez laissé derrière, vous n’y teniez pas particulièrement. Je dois admettre, on fait dans plutôt dans l’extraction musclée, hein, pas dans la frappe chirurgicale.



Il s’interrompt alors. Un vrombissement de voiture se rapproche, et l’on devine une manœuvre pour se garer tout contre la maison. Un tour de clef, et la pluie reprend son concert sourd et lancinant. Un claquement de portière, et Keiko fait son apparition sur le seuil, sous les vivats de la confrérie, encore plus rigolarde maintenant. Elle est décidément charmante. Pas la confrérie, Keiko. Qui vient nous prendre à partie, pour nous avertir :
 - Restez planqués ici quelques jours, le temps que ça se tasse. Shirakawago est un endroit tranquille. Je reviendrai sitôt que j’en saurai plus sur ces familles aux noms riants. Quatre noms, sept adresses au moins, et surement quelqu’un pour se souvenir d’un peintre écervelé…
Elle sourit.
 - Vous avez ainsi fait connaissance avec tous ces joyeux drilles ! Ils sont tous un peu mes parrains, ces roublards, et ils ne manquent jamais une occasion pour descendre en ville y jouer les trouble-fêtes… Je suis sûre qu’ils se sont dépeints en sorte de justiciers un peu coco sur les bords, avec un compte à rendre avec les anciennes familles de samouraïs, non ? Au bout du compte, ce sont tous des zélés serviteurs d’une cause perdue depuis longtemps. Mais ils sont loyaux : quand j’ai compris à qui nous avions affaire, ils ont pu rappliquer en vitesse, avant que vous ne soyez en trop mauvaise posture…

Elle jauge notre nouvel accoutrement, puis reprend :
 - J’espère, en tout cas, que vous n’avez pas laissé trop de plumes dans cet épisode, et que vous ne garderez pas un mauvais souvenir de votre courte visite à Kanazawa !
Je minaude. Mon compagnon de cordée maugrée :
 - Dites, ça va aller oui ? Toi, dès qu’elle ouvre la bouche, tu baves des yeux et tu lui reluques toute l’avant-scène. On a tous remarqué qu’y avait du monde au balcon, mais faut te ressaisir, garçon. Et lui faire remarquer qu’on s’est fait dépouiller comme des bleu-bites, et qu’il faudrait peut-être envisager une seconde visite de courtoisie chez les croque-mitaines pour récupérer ton étui et ce qu’il y a dedans, avant que l’autre vieillard cacochyme ne décide d’y tailler du pictogramme pour tout foutre en l’air !

Il a raison, comme d’habitude. Je traduis son désarroi. Elle reconsidère la situation pendant que je regarde ailleurs. Puis elle nous confie :
 - Je suis repassée discrètement devant la résidence Maeda. Des flics partout, mais l’endroit a semble-t-il été déserté et le patriarche a battu en retraite. C’est un vieux filou qui possède de nombreuses planques, éparpillées dans la cité, reliquats de la mainmise de son clan sur toutes les affaires louches. Ça m’étonnerait qu’on arrive à le déterrer facilement. Le mieux, pour le moment, c’est de suivre la piste Imube. Ça le fera peut-être sortir de sa tanière, si on lève un lièvre conséquent. Je vous promets de faire vite !



Mouais.

Dans l’intérim, on profite de l’hospitalité de ce village pittoresque, aux maisons de toits pentus, niché au creux d’une vallée brumeuse et pluvieuse, à boire du thé alors que les arbres rougissent une dernière fois avant l’hiver, et que tous les gars du coin sont sympas, mais un tantinet fêlés du bocal.

Aucun commentaire: