Assis en tailleur dans cette minka aux toits pentus, nous faisons cercle
autour de l’âtre. La vallée au dehors est brumeuse, pluvieuse, et toute la
maison sent le bois, le chaume et le thé parfumé. On nous a attifés comme on a
pu, lui en retraité montagnard, moi en salary man, et nos hôtes forment un
groupe de révolutionnaires rigolards et un tantinet frappadingues. Celui qui
nous a conduits jusqu’ici semble être le chef, ou, tout du moins, le
propriétaire des lieux. Dodelinant, et la tête rasée, il porte la tunique des
bonzes et des tatouages mafieux. Une idiosyncrasie de bon aloi, pour sûr.
Il me tape sur l’épaule.
- Vous êtes deux drôles d’oiseaux mes gaillards ! Vous avez de la
chance d’avoir quelqu’un comme Keiko pour veiller sur vous ! Elle était
sous le choc, la petiote, quand elle nous a alertés pour venir à la rescousse. Oh,
Elle ? Pas d’inquiétude. La demoiselle ne devrait pas tarder, je pense, après
sa tournée des hôpitaux de la périphérie pour y faire admettre discrètement les
plus amochés d’entre nous… Ah ! Belle mêlée, je dois dire. Et content
d’avoir pu déraciner quelques bonsaïs chez ce salopard de Maeda ! J’espère
qu’il écume de rage maintenant, devant le naufrage de ses mers de graviers éparpillées
aux quatre coins, et de son antre de vieux samouraï flapi ouvert aux quatre
vents. Que son orgueil de coupe-papier d’opérette
l’étouffe ! Tous pareils, tous détestables, ces vieux débris de l’ancien
monde, et nous qui leur faisons la nique. Et ça dure, ça dure comme ça depuis
des siècles maintenant.
Je le regarde, un peu torve, sans trop savoir quoi dire.
- Pardonnez mon ignorance mais… Vous êtes qui au juste ?
- Nous ? Ce qui reste des 一向一揆.
- Plaît-il ?
- Des Ikkō-ikki ! Okay, okay, vous n’êtes pas du coin, donc une
explication s’impose. Je vais essayer de la faire courte, mais c’est pas gagné.
Bon. D’abord, sachez que nous suivons l’enseignement de Rennyo, notre chef
spirituel, grand prêtre de la secte bouddhiste Jōdo Shinshū. Il vécut
au XVème siècle ici, dans notre bonne province de Kaga. Ce Vénéré consolida
autour de ses temples des communautés de gens de basses classes, artisans, marchands
et paysans pour la plupart, qui formèrent des collectivités auto-défendues et régulées,
hors du contrôle des daimyos. Des sortes de micro-sociétés autonomes, si vous
voulez, qui vivaient du fruit de leur labeur et de la vente de leurs produits,
et qui luttaient pour leur droit à l’autodétermination, quitte à bousculer
l’ordre établi par les seigneurs de guerre et le Shōgun lui-même. Comme vous
pouvez l’imaginer, ça ne passa que moyennement auprès des aristos. Les gueux,
ils ferment leur gueule et ils crèvent, ils ne s’organisent pas en syndicats
pseudo-religieux pour faire chier avec des revendications populistes et vivoter
de leurs trafics. Et donc, ce qui devait arriver arriva, et, au lendemain de la
bataille de Sekigaraha, les sbires du clan Tokugawa fondirent sur Kaga pour y
éradiquer toute velléité de gouvernement populaire. Les Ikkō-ikki furent exterminés et l’ensemble
de la région mis sous tutelle shogunale. Sauf que ! Sauf que quelques irréductibles
bonzes et pécores réussirent à se faufiler entre les pics et les lames, et à
gagner les montagnes du Gifu. Et là, ils attendirent leur heure, déterminés à
se venger de l’annihilation sanglante de leur idéaux. Je passe sur les détails,
hein, sinon on y est encore demain. Toujours est-il que, sitôt la restauration
de Meiji proclamée, on recommença a entendre des « Namu Amida Butsu ! »
retentir dans le pays, d’abord dans les villages, puis au cœur même de Kanazawa.
C’est que les Ikkō, réorganisés en cellules clandestines, les Kakure Nenbutsu,
reprirent du poil de la bête, et voulurent montrer aux autorités, encore et toujours
à la botte de l’empereur, que la populace n’était pas aussi docile qu’on pouvait
le croire… Bon, il y eut un petit problème d’ajustement historique, parce que,
du début XXème à la fin de la guerre, hurler en pleine foule « Celui qui
avance est sur d’être sauvé, celui qui recule sera damné ! A moi Bouddha Amida ! » vous
envoyait directement en première ligne, en Russie, Mongolie ou en Chine, ce
qui, stratégiquement, n’était pas vraiment le but de la politique maison. C’est
ça, aussi, avec les exaltés. Ils fermentent trop longtemps, et, dès qu’ils sont
à l’air libre, faut qu’ils fassent gaffe, niveau réflexion et comprenette.
Bref. A la fin des années soixante, la concomitance des idées anars et marxistes
qui agitent les universités ravirent bien des ikkō, qui infiltrèrent les rangs
estudiantins, mais la lutte fit long feu. Le Japon était déjà entré de plain-pied
dans le consumérisme à outrance – en était même le premier moteur – et ces
vieilles lunes de communautés autogérées n’intéressaient plus grand monde…
Alors on prit le parti de rester dans nos montagnes et de s’y planquer peinard.
Mais de répondre à l’appel, le cas échéant, dès que l’un d’entre nous a maille à
partir avec les sicaires des anciens féodaux, ça oui ! Surtout de ces vicieux
de Maeda !... Et aussi, bien sûr, de leurs affiliés, milices fachos et
yakuzas compris. A ce propos, nous sommes plutôt fiers de notre stratagème.
Hein, Miyamoto !
Là, un bonhomme en salopette, au visage serti d’une belle moustache à l’italienne,
sur notre gauche, opine du chef, goguenard.
- C’est lui qui a eu cette idée en premier, maquiller sa camionnette en gaisensha
pour tromper l’ennemi. On conduit tranquille, bien bariolés de conneries
ringardes, haut-parleurs à fond hurlant les insanités d’usage sur le Japon inviolable
et éternel, et le miracle se produit : Les flics tournent le dos, les
habitants ferment leurs fenêtres et se bouchent les écoutilles, et on peut opérer
tranquille en matraquant à qui mieux mieux toutes ces stupides têtes dures à la
solde des clans médiévaux. Recette éprouvée encore aujourd’hui ! Ah, par
contre, désolé pour vos fringues. J’espère que ce que vous avez laissé
derrière, vous n’y teniez pas particulièrement. Je dois admettre, on fait dans plutôt
dans l’extraction musclée, hein, pas dans la frappe chirurgicale.
Il s’interrompt alors. Un vrombissement de voiture se rapproche, et l’on
devine une manœuvre pour se garer tout contre la maison. Un tour de clef, et la
pluie reprend son concert sourd et lancinant. Un claquement de portière, et Keiko
fait son apparition sur le seuil, sous les vivats de la confrérie, encore plus
rigolarde maintenant. Elle est décidément charmante. Pas la confrérie, Keiko.
Qui vient nous prendre à partie, pour nous avertir :
- Restez planqués ici quelques jours, le temps que ça se tasse. Shirakawago
est un endroit tranquille. Je reviendrai sitôt que j’en saurai plus sur ces familles
aux noms riants. Quatre noms, sept adresses au moins, et surement quelqu’un
pour se souvenir d’un peintre écervelé…
Elle sourit.
- Vous avez ainsi fait connaissance avec tous ces joyeux drilles ! Ils
sont tous un peu mes parrains, ces roublards, et ils ne manquent jamais une
occasion pour descendre en ville y jouer les trouble-fêtes… Je suis sûre qu’ils
se sont dépeints en sorte de justiciers un peu coco sur les bords, avec un compte
à rendre avec les anciennes familles de samouraïs, non ? Au bout du
compte, ce sont tous des zélés serviteurs d’une cause perdue depuis longtemps. Mais
ils sont loyaux : quand j’ai compris à qui nous avions affaire, ils ont pu
rappliquer en vitesse, avant que vous ne soyez en trop mauvaise posture…
Elle jauge notre nouvel accoutrement, puis reprend :
- J’espère, en tout cas, que vous n’avez pas laissé trop de plumes dans cet
épisode, et que vous ne garderez pas un mauvais souvenir de votre courte visite
à Kanazawa !
Je minaude. Mon compagnon de cordée maugrée :
- Dites, ça va aller oui ? Toi, dès qu’elle ouvre la bouche, tu baves
des yeux et tu lui reluques toute l’avant-scène. On a tous remarqué qu’y avait
du monde au balcon, mais faut te ressaisir, garçon. Et lui faire remarquer
qu’on s’est fait dépouiller comme des bleu-bites, et qu’il faudrait peut-être
envisager une seconde visite de courtoisie chez les croque-mitaines pour
récupérer ton étui et ce qu’il y a dedans, avant que l’autre vieillard
cacochyme ne décide d’y tailler du pictogramme pour tout foutre en l’air !
Il a raison, comme d’habitude. Je traduis son désarroi. Elle reconsidère la
situation pendant que je regarde ailleurs. Puis elle nous confie :
- Je suis repassée discrètement devant la résidence Maeda. Des flics
partout, mais l’endroit a semble-t-il été déserté et le patriarche a battu en
retraite. C’est un vieux filou qui possède de nombreuses planques, éparpillées
dans la cité, reliquats de la mainmise de son clan sur toutes les
affaires louches. Ça m’étonnerait qu’on arrive à le déterrer facilement.
Le mieux, pour le moment, c’est de suivre la piste Imube. Ça le fera peut-être
sortir de sa tanière, si on lève un lièvre conséquent. Je vous promets de faire
vite !
Dans l’intérim, on profite de l’hospitalité de ce village pittoresque, aux maisons
de toits pentus, niché au creux d’une vallée brumeuse et pluvieuse, à boire du thé
alors que les arbres rougissent une dernière fois avant l’hiver, et que tous
les gars du coin sont sympas, mais un tantinet fêlés du bocal.
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