Au sortir de la
gare, on avise un taxi. C’est une voiture toute noire, aux sièges recouverts de
coton blanc, polie comme au premier jour. Je donne la carte au chauffeur. Il
est jeune, la trentaine peut-être, et porte, outre le costume-cravate réglementaire, casquette de capitaine et gants blancs. Il
hoche la tête une fois. Deux fois. Le troisième hochement est bien plus
circonspect. Finalement :
- Je suis
infiniment désolé. Cette adresse… je ne la connais pas. Je crois que c’est un
peu en dehors de la ville, dans la montagne. Vous êtes sûrs que c’est là ou
vous voulez vous rendre ?
On entend un
ronflement sourd, qui monte lentement en volume. Il cuve encore, après toutes
ces heures de berceuses ferroviaires. Balaise.
- Allez-y. On verra
sur place.
On sort des
faubourgs. C’est rapide. La ville est petite. Les toits des bâtiments
municipaux et des temples de cette
vieille capitale restent visibles un temps, au-dessus des frondaisons, puis ils
disparaissent. Même celui du Todai-ji, oui, même celui-là. La forêt et la
pente, tout se prononce, degré par degré.
- Vous savez, je
dis pour le rassurer, il y a seulement deux sortes de passagers dans un taxi…
Le ronflement résonne
plus fort encore. Puis s’interrompt.
J’en profite :
- Enfin, non.
Trois. Le premier, il est assis au fond de la banquette. Il se tait tout le
long du trajet, à l’écoute du cliquetis du compteur. C’est plus fort que lui.
Il regarde la route, et le compteur, et la route, et le compteur. Il se dit,
bientôt, on arrive, ça va me coûter tant. Toute la course, il reste à l’affût.
Il calcule. Il est poli, mais sur la réserve. Vous le déposez devant chez lui,
c’est un soulagement. Il vous paye comptant. Fin de l’histoire. Au pire, il
vous laisse une odeur de pet, quand il se relâche à destination. Le deuxième, il
parle au chauffeur, il voudrait tout savoir, il peut même vous faire faire un détour
si ça lui chante. Des fois, il a mauvaise haleine, ou il ne s’est pas douché de
la veille, ses vêtements sont tout froissés. Mais le compteur, il en rien à
foutre. Essentiellement, il veut que la course lui serve à quelque chose. Souvent,
il ne sait pas trop où il va, et il voudrait probablement que le taxi soit provisoirement sa chose, voiture et chauffeur, le temps de trouver
ce qu’il cherche. A la fin, il donne généralement
un généreux pourboire, pour tous ces kilomètres superflus. En plus, il se souvient qu’il lui faudra
revenir sur ses pas. Il est du genre à dire laissez-nous mais ne partez pas
toute de suite. Faites tourner le moteur, au cas où. Quant au troisième… C’est
le type qui ronfle toujours, désolé. Il paye bien aussi, s’il on parvient à le réveiller.
Mais faut faire gaffe. D’abord, il ne sait jamais où il est quand il émerge. Et
puis, qui voudrait ouvrir les yeux dans une forêt pareille ?
La route devient
plus étroite et plus sinueuse. Le ciel, toujours gris, disparaît peu à peu sous
les branches des cyprès. Nous passons Higarinarukawacho et la campagne
s’approfondit. À un carrefour, le chauffeur hésite, puis tourne pour grimper
une pente obscurcie par la végétation. Il a beau être près de midi, on a
l’impression que la nuit est tombée. Enfin, après un bon quart d’heure, il s’arrête
sur le bas-côté.
- Je crois qu’on y
est. Là, en contrebas, prenez cette allée. Je vous attends.
- Le compteur
tourne ?
- Oui.
- Parfait. Touchez
pas au moteur, non plus. Il tourne bien, votre moteur. Le laissez pas s’éteindre
d’un tour de clef. On va essayer de faire vite.
Je secoue mon
compagnon, qui grogne. Je le pousse gentiment dehors par la portière ouverte,
et il retrouve son équilibre comme par magie. Il bâille, s’étire, me jette un
regard noir, puis gris, puis blanc. Puis il me suit, vers notre destination du
jour.
- C’est où, là ?
- La campagne
montagneuse au nord-est de Nara. Très vieux pays, plein de kami et de légendes belliqueuses.
Et de daims, aussi. Suis-moi, et tâche de marcher droit.
L’entreprise
familiale que vous venons visiter semble s’être fossilisée dans un bâtiment de béton
datant de l’après-guerre. Il y a aussi une ancienne maison de bois, au toit de
tuiles manquantes et moussues, juste à côté, qui paraît abandonnée. Pour autant, il y a de l’activité
sur le site, s’il on en juge par les vrombissements et chuintements de machines-outils
venant troubler le silence. On fait glisser une porte coulissante en aluminium
pour se retrouver dans une pièce nue, éclairée au néon, aux murs couverts de
vitrines pleines de tampons et de plaques de bois, de métal, de plastique et de
pierre. Dans un coin, il y a même quelques stèles funéraires avec échantillons d’épitaphes. Nous nous dirigeons
vers le seul meuble qui occupe l’espace, un vieux comptoir recouvert de formica
brun, qui a vu des jours meilleurs. Apparaît alors par un fusuma dérobé une
vieille femme en tablier, vive et alerte, aux cheveux ceints d’un bandana multicolore
et aux yeux espiègles cerclés de lunettes à monture d’écaille. Elle nous salue
et nous échangeons les salamalecs d’usage, suivis des propos habituels sur le
temps, la montagne, les arbres, la route et l’incroyable miracle d’avoir pu
trouver ce modeste établissement du premier coup. Sitôt ces formalités achevées,
je lui présente en termes succincts l’objet de notre visite. Affable, la voilà
qui s’enchante à l’idée de nous aider à identifier de vieux souvenirs. Je sors
donc de ma poche l’étui, que j’ouvre, et pose notre sceau à plat, ainsi que la
photographie récupérée hier que je place à côté.
Notre hôte s’interrompt
alors. Elle fixe les deux objets posés devant elle. Soudain, la voilà qui
pousse des cris d’orfraie, et bat subitement en retraite, les bras agités de
violents tremblements.
- Sortez, sortez d’ici !
Rempochez ça ! Hors de ma vue ! Hors de chez moi ! Disparaissez,
je ne veux rien savoir ! Je n’ai rien à vous dire ! Allez ! Déguerpissez,
plus vite que ça !
On se regarde, d’abord
lui et moi, puis elle, tous les deux. Elle est déjà dos à la cloison
coulissante, et s’apprête à rameuter son monde. Je récupère fissa mes pièces à
conviction et nous sortons dans un silence ponctué de hurlements perçants et d’invectives
dialectales. Probablement toutes sortes de noms d’oiseaux.
Le taxi, un peu
plus haut, ronronne. On s’y engouffre un peu ballots, encore surpris du tour qu’ont
pris les événements.
- Alors ?
- En ville. Vous
ne connaîtriez pas un bar sympa ?
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