Fushimi. Desservi par les lignes de train JR ou Keihan, à coup sûr sous
surveillance. Pas pour nous donc. On va éviter aussi les taxis, histoire de cultiver
la parano. Faut ainsi marcher une bonne heure, vers le sud. C’est paisible et tranquille,
comme balade. À cette heure nocturne, surtout. Notre destination, 伏見,
« Ploiement d’Espérance », désigne une montagne sacrée.
Le sanctuaire de Inari, sis au pied de ladite montagne, est ouvert à tous les
vents, et a toutes les heures.
L’envie me prend, comme souvent, de gloser un peu.
« C’est que, vois-tu, Inari n’est pas un kami comme les autres. C’est un
Okami, une déité majeure et antédiluvienne, qui manifeste ses prérogatives sur
de nombreux domaines : Fertilité, riz, thé, saké, toutes choses agricoles
ou industrielles. Une sorte de saint patron pour tous les forgerons et – par
extension – artisans et marchands de tout acabit, on se le représente de la
manière la plus idoine, en fonction des transactions. En hommasse balèze et barbu,
ok. En femme fatale et callipyge, itou. En trans drag queen sortie des clubs de
Namba ? Ouaip, pas de blem. Cette divinité sait y faire, côté ensorcellement
et opportunisme. C’est pour cela qu’elle a, à son service, tous les renards de
l’archipel, ces kitsune roublards et fort peu scrupuleux, qui font commerce de
promesses immanquablement brisées. »
Mes grolles me font mal, après cette longue journée. Le temple apparaît
soudain, tout illuminé, au détour d’une rue anonyme et pavillonnaire. Il fait
resplendir l’orange vif de ses piliers, madriers et solives, tandis que la
courbure de ses faîtages se devine sur la noirceur du ciel. Une horloge, non
loin, carillonne onze heures. Pas un chat. Mais un gentilhomme de notre
connaissance, toujours aussi bien attifé, est assis, immobile, sur les degrés
qui mènent à la première terrasse. Il nous avise d’un geste, un salut un peu
taquin, sur quoi nous lui rétorquons, synchrones, en bras d’honneur.
Question d’étiquette, et de contrôle de soi.
- Oui, oui, voilà. J’espère que la route fut bonne. Je dois avouer que je ne
vous attendais pas si tôt, mais vous me semblez plein d’enthousiasme pour entamer
cette escalade ! Avant d’aller plus loin, il vous faut toutefois suivre le
protocole. Rien de bien sorcier. Venez, là, devant l’autel, et agitez la corde
et le grelot. Puis, prononcez le mot de passe, en jetant un p’tit billet. Pas
d’entourloupe, je vous prie !... Et seulement une chance et une seule de
pouvoir franchir le passage sous les premiers torii ! Si vous vous trompez,
j’ai bien peur que vous ne devriez rebrousser chemin, et rentrer dans vos
pénates. Ce serait fort dommage, mais, après tout, l’aéroport d’Osaka n’est pas
si loin…
On se concerte, hagards. Le mot de passe ? Pour grimper sur cette
montagne perdue dans la pénombre ? Je fouille dans ma mémoire. Rien. Mes panards,
eux, me font toujours mal. Le temps passe. Rien. Je fais le vide, malgré mes
gros orteils qui me lancent. Et mes chevilles qui enflent. Je laisse mon regard
se poser, virevolter, se poser encore. Le sanctuaire, la corde, le grelot, la
montagne toute noire, mes chaussures, le sanctuaire, les papiers votifs, la
corde, la montagne invisible. Minuit carillonne. Minuit. La nuit. La montagne,
le sanctuaire. L’éclat orange du sanctuaire. Et ces foutues pompes une pointure
un poil trop petite qui m’ont forcément donné des…
Eurêka ! C’est lumineux !
J’agite la grosse corde qui fait tinter le grelot. Je claque des mains,
deux fois, et je me prosterne. Je viens donc de réveiller Inari, et il faut la
jouer rusé. Je glisse un de nos derniers gros biftons dans la boîte à offrande,
et prononce le sésame d’une voix haute et claire :
- お蝋燭 !
Aussitôt, un panneau glisse dans l’arrière-salle, et un vieillard courbé et
chenu, portant la robe Shintō, progresse lentement dans notre direction. Il
tient à la main une bougie allumée, qu’il approche d’une lanterne munie d’une courte
perche. Soigneusement, il enflamme la mèche du lumignon, qui projette bientôt
ses ombres à travers le papier. Puis, sans un mot, il nous tend cette lueur qui
vacille sous ses gestes, si lents, si tremblants, et pourtant si méticuleux.
-Voilà. Vous n’êtes finalement pas si empotés ! Et vous pouvez maintenant
distinguer la voie, qui, couverte par nos milliers de torii, vous mènera vers
d’autres épreuves. Quelles seront-elles ? Mystère… Chers amis, à vous de
voir. Mais si j’étais vous, je hâterai un peu le pas. Inari n’a certainement
pas que ça à faire, et l’heure, inexorablement, tourne.
Je retire mes godasses et tente de les lui lancer dans sa gueule confite de
vanité. Mais il esquive. L’ est furtif, le faquin. On le laisse à son rire narquois
alors que nous entamons la montée, nantis de ce lampion porté à bout de bras.
Le sentier louvoie d’abord tranquillement, presque à plat, sous une
tonnelle de portiques orange et noir, avant que la pente ne prenne un tour plus
abrupt. La montagne est silencieuse, mais parsemée de bunsha, ces temples
miniatures qui poussent de part et d’autre du chemin. Une multitude de renards hiératiques
nous toisent, museau ouvert et oreilles dressées. À notre passage, le jeu de lumières
vacillantes et d’ombres changeantes sur toutes ces statues finit par plomber
notre disposition. L’humeur s’assombrit et l’angoisse s’accroît à mesure de
notre ascension. Nous sentons insidieusement que nous ne sommes pas les
bienvenus, et que l’on nous épie de tous côtés. Mais on grimpe malgré tout,
marche après marche, franchissant torii après torii.
Nous finissons par arriver bientôt à un embranchement. À gauche, le sentier
monte dru, et se perd dans l’obscurité. À droite, c’est moins escarpé, et les
frondaisons se dégarnissent pour permettre de deviner les lumières de la ville
en contrebas. On reprend souffle, avant de jouer à pile ou face.
Soudain, juste devant nous, une petite plateforme de bois, invisible
jusqu’alors, s’illumine sous la clarté de lanternes pareilles à la nôtre. Une
voix féminine, haut perchée, entame son oraison :
« Oyez, oyez, voici une courte histoire de千代鶴, appelée aussi « L’Eternelle, qui vit telle la grue pour mille
ans », et de ses quatre convives, Princes du Septentrion, du Méridion, de
l’Orient et de l’Occident. Cette illustre geisha, dont le constant souci est de
divertir ses hôtes de la plus parfaite des manières, leur pose en ces termes
les prémisses de sa devinette. »
Descendent du ciel aussitôt cinq marionnettes de bunraku, animées par des
ficelles si longues qu’elles disparaissent dans l’ombre des feuillages. Les
pantins prennent lentement position sur cette scène miniature. Au centre, une
petite geisha au visage d’albâtre, à la coiffe fleurie, en kimono aussi carmin
que ses lèvres, et quatre courtisans plus ou moins hirsutes et vêtus de yukata
bleu nuit assis deux par deux, qui l’encadrent. Le récit reprend :
« Chiyotsuru, voulant éprouver la sagacité de ses commensaux, siffle
un air printanier et, après quelques instants,
un rossignol apparaît et se pose sur son poignet. Mais l’oiseau,
visiblement, est aphone. Elle regarde tristement son petit compagnon ailé, et
avise son auditoire.
- Mes seigneurs, je suis au désespoir… Voici mon rossignol, toujours gai et
gazouillant. Pourtant voilà que, depuis quelques jours, il reste sans voix. Que
faut-il faire pour lui rendre l’envie de chanter à nouveau ?
Le prince du Nord répond sans ménagement.
- S’il ne chante pas, il faut le tuer !
Le prince du Sud, fixant l’oiseau de son regard sévère dit :
- S’il ne chante pas, il faut le faire chanter !
Le troisième, oriental, considérant la situation, hasarde :
- S’il ne chante pas… Eh bien… Il
faut attendre qu’il chante… »
À cette parole, le quatrième prince s’envole soudain, et vient se poser à
califourchon sur mon épaule. La voix reprend :
« Et que propose l’estimable prince de l’Ouest ? »
La marionnette, malicieusement, et avec insistance, vient tapoter de son petit
poing sur ma tempe droite, puis croise ses bras en signe de défi.
- Y veut quoi ton Pinocchio ?
- Dur à dire… Je dois trouver la réponse à une vieille charade de
courtisane. Du genre, je chante, je danse, je récite des poèmes, je joue du
shamisen, je distrais et j’élève le débat pour des jouvenceaux un brin psycho. Donc,
l’oiseau ne chante plus, pourquoi ? La soluce est dans la question, c’est
une antienne asiatique. Le piaf fait la grève des roucoulades, et, pour qu’il
piaille à nouveau, que faut-il faire ? Etre cruel, non. Bourrin, non plus.
Indifférent, pas moins. Donc, il faut être…
- Ventriloque ?
Je me tais. Je veux le silence. Accroupi, je dessine sur la terre battue. Le
quadrant indique mort en haut, torture en bas, résignation à droite. Quoi de futé
à gauche ?
- Bienveillant ? Aux petits soins ?... Mais oui ! Petit
prince de l’Ouest, la réponse est : Il faut le materner, le couver à nouveau !
S’il se sait chouchou, il chantera ! Et la dame de bonne compagnie pourra
subtilement instiller un peu de compassion chez ces abrutis de graines de tyrans…
Chiyotsuru ! Est-ce juste ?
« Votre cœur me semble raisonnablement pur, jeune homme aux pieds nus !
Oui, soyez rassuré, mon oiseau chantera si on lui donne soin et lui montre attachement.
Vous pouvez poursuivre votre route. Prenez à gauche, même si le chemin vous semble
plus ardu. Vous serez sur la bonne voie. Adieu ! »
Sur ce, les lanternes s’éteignent et les personnages miniatures décollent
en escadrille pour s’évaporer dans les branchages. Nous prenons un instant pour
absorber, chacun à notre manière, ces dernières fantasmagories. Et puis, héroïsme
oblige, nous suivons le conseil de cette voix chimérique et empruntons, dans la
sinistre direction, l’escalier de vieilles pierres qui se perd dans l’obscurité.
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