Sur le chemin du
retour la lumière blafarde reprend peu à peu ses droits. L’habitacle reste muet
comme une tombe. Le compteur cliquette, au rythme des kilomètres qui nous ramènent
vers la civilisation.
Celui qui brise
enfin le silence, c’est lui, au volant. Il n’est pas trop sûr de lui, mais il
commence comme ça :
- Pardonnez -moi
si je suis indiscret, mais il me semble que votre visite a connu une conclusion
plutôt précoce et impromptue, si j’en juge par les bruits stridents, et assez
explicites, qui sont malencontreusement parvenus jusqu’à moi…
- Qu’est-ce qu’il dégoise,
le capiston ?
- Rien, il me dit
qu’on s’est comportés comme des grosses buses.
- Il veut se faire
sucrer son pourliche ?
- Non, je ne le
crois pas si ingénu.
Au
chauffeur :
- Tout à fait.
Nous avons semble-t-il buté sur un obstacle dans notre recherche. Ça nous a
pris par surprise, aussi, d’avoir été si mal reçus. Auriez-vous, par hasard,
une idée pour nous sortir de cette ornière ? Comme vous l’avez sans doute remarqué,
on enquête sur les fabriques artisanales de gravure… Sur tous matériaux, mais
on s’intéresse principalement aux sceaux sur vieil ivoire. Toutes les
suggestions sont les bienvenues, tant que c’est dans votre rayon d’action.
- C’est que…
Voyez-vous, je suis un enfant du pays, et j’ai entendu pas mal de racontars sur
toutes sortes d’endroits et de gens étranges. La préfecture de Nara, elle n’en
manque pas, d’histoires singulières et de vieilles rumeurs. Tout ce que je peux
vous dire à présent, c’est que le nom de cette petite entreprise que vous
vouliez voir, il me dit vaguement quelque chose… C’est pas un nom banal aussi, ça
sonne comme une ancienne famille noble, du temps des daimyos et des samuraïs, à
l’époque d’avant Meiji. Ce que je vous propose, c’est qu’on se donne
rendez-vous sitôt mon service terminé. J’en ai encore pour toute l’après-midi,
mais je peux vous retrouver au bar ou je vous dépose dans cinq minutes. Avec un
peu de chance, je convaincrai mon oncle de m’accompagner. C’est lui qui m’a transmis
la licence, et comme chauffeur pendant une quarantaine d’années, il en a entendu
des vertes et des pas mûres. Ça ne m’étonnerait pas qu’il puisse vous être
utile à démêler votre problème de fournisseur.
- Tope-là.
- Oh, et si je
pouvais hasarder une dernière opinion, vous devriez tout de même visiter le
parc et ses temples. Donnez quelque biscuits aux daims et, surtout, payez un
tribut au Daibutsu. Qui sait, ça pourrait vous porter chance…
Le bar s’appelle J’s,
il est juste à côté de la gare, enfin, l’autre gare, celle du réseau Kintetsu.
On y entre à l’heure manifestement creuse, vu qu’on y est tout seuls. On y joue
du jazz, mais seulement à la nuit tombée. Je demande au barman deux whiskies
secs, des Hibiki si possible, oui, 21 ans si possible, oui, et il me regarde
une seconde, comme pour se rappeler pour toujours du gars qui commande des Hibiki
secs, 21 ans, à Nara à une heure de l’après-midi, alors qu’on devrait être en
train de donner des biscuits aux daims et payer un tribut au Daibutsu.
- For relaxing times, make it Suntory time.
On trinque.
Après le deuxième
round, on finit par aller se promener. Le temps s’éclaircit et le parc est
effectivement un endroit ou donner des biscuits et payer des tributs, aux daims
comme aux bouddhas, grands ou petits.
Au crépuscule, J’s
donne le ton. On y interprète South of the Border lorsque nous y retournons. Le
barman est toujours derrière le comptoir, mais il a maintenant fort à faire
avec cocktails et highballs, pour servir une clientèle cosmopolite et bigarrée.
Cela ne l’empêche pas de remarquer notre réapparition, et de nous indiquer une
table où sont déjà assis deux individus. Notre chauffeur est là, il semble
encore plus jeune sans son uniforme, et il est accompagné d’un homme corpulent,
barbu et expansif, qui aime aussi le whisky. Ça tombe bien.
- Ah, mais dans
les Suntory, je préfère le Chita au Hibiki… Sinon, on peut se rabattre sur des écossais,
hein, je suis pas difficile. Alors comme ça, vous vous baladez dans la province
à la recherche de vieilles fabriques de gravure, et mon neveu – lui, il est
plutôt bière, c’est les jeunes, et de la Asahi en plus, – il vous trimbale par
monts et par vaux du côté de Higarinarukawacho où vous vous faites rembarrer à
votre première visite… C’était quoi, le nom de cet établissement ?
- 忌部.
C’est écrit sur la carte que je pose sur la table.
- Imube ? Permettez, mes binocles… Oui, Imube. C’est pas vieux, ça, c’est légendaire. Ce que vous me racontez la prend une
dimension inattendue… Tu ne m’avais pas dit que ces gars pensaient avoir audience
avec des esprits de la forêt, là-haut, hein ?
Le neveu marmonne un truc sur le fait qu’on était des passagers de deuxième
catégorie, et qu’il a gagné davantage avec nous en une course que l’ensemble de
ses trajets d’aujourd’hui.
- Et vous aviez quoi, comme requête à présenter, pour être mis à la
porte ?
Je sors la photo du sceau Kanbe, que je lui tends.
Là, lui aussi a une réaction
étrange. Il écarquille les yeux, inspire, prend son verre et le descend cul
sec.
- Vous avez vu la douairière du clan Imube et vous lui avez montré ça ?
M’est avis que si vous n’étiez pas des long-nez, vous auriez déjà été réduits
en petits tas de cendres !... Bon
sang, c’est la première fois que je vois un de ces maudits objets aussi
nettement ! Les autres, c’étaient soit des illustrations approximatives,
soit des clichés flous dans de vieux journaux… Donc, vous êtes allés, tout ingénument,
vous balader à droite à gauche en exhibant cette photo ?
- Non, non. Elle nous a été donnée à Himeji, avec cette carte, et nous
sommes venus directement à Nara à la recherche de cette fabrique, en suivant cette
piste.
- Ecoutez, je vais essayer de vous expliquer le merdier dans lequel vous êtes
fourrés, mais il faut avoir l’esprit ouvert, d’accord ? Je ne vais pas
commencer par le fait que les Imube étaient apparentés au tout premier empereur
Jinmu, il y a de ça 25 siècles, ni que lui-même avait pour parentèle Amaterasu
et Susanō, respectivement Déesse
du soleil et Dieu de la mer et du tonnerre, tous deux ayant un caractère pour
le moins imprévisible, et qui sont considérés peu ou prou comme étant à l’origine de toutes choses dans notre archipel. Ça vous
pose un souverain, d’avoir des aïeux pareils, c’est sûr. C’est d’ailleurs le
cas encore aujourd’hui, parce que le lignage impérial ne s’est jamais coupé de
ses origines mythiques. Bref, Jinmu débarque avec ses gars, depuis l’on ne sait
pas trop où, mais quelque part du côté du Kyūshū, et réussit à conquérir le Yamato, sorte de terre
promise pour futur guide suprême, parce que c’est à peu près plat, et qu’on
peut y faire pousser du riz. Beaucoup. C’est grosso-modo là où nous nous
trouvons à présent. Il règne avec sa barbe, son arc et un corbeau à trois pattes, et lègue à sa mort, à 126 berges bien tassées, ses terres à son clan, qui sera rapidement défait, Japon oblige. Oui, parce qu’il est
impossible de faire l’inventaire des changements de dynasties au pouvoir, et
des querelles intestines qui découpent le territoire. C’est un indescriptible
bazar pendant deux millénaires, qui trouve enfin une conclusion satisfaisante,
vers 1600, en une intervention à trois temps de Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu qui
réussissent enfin à unifier tout le pays sous une seule bannière, à confisquer
toutes les armes, et à interdire tout contact avec les pays au-delà des mers,
surtout ceux qui importent des crucifix et des arquebuses et qui révèrent un
homme-dieu mort pour le salut de tous. Nous voilà donc entre nous, mais en
paix, et cela pour le plus grand plaisir des dieux et des kami du cru, qui vont
enfin pouvoir être célébrés avec la ferveur et l’attention qu’ils méritent,
sous bonne garde des Shōgun. Et ça dure comme ça
jusqu’en 1853, au moment où des navires de guerre yankees arrivent en baie
d’Edo, et lancent un ultimatum au pouvoir impérial et militaire nippon :
finie la récréation, ouvrez-vous au monde extérieur ou gare à nos canons. Et là,
les seigneurs féodaux et tout l’appareil ecclésiastique shintō, ils l’ont vraiment mauvaise. Petit, remets-nous une tournée,
Lagavulin 16 ans pour nous, bière pour toi, tous les verres sont vides, et
c’est maintenant que ça devient intéressant. Sitôt les gaikokujin installés
dans leurs baraquements, sous bonne protection de milices arrogantes et
indisciplinées, pour faire commerce avec certains seigneurs et marchands
locaux, on s’organise comme on peut pour conspirer contre ce pouvoir inique responsable
d’une telle profanation. L’empereur Meiji, c’est un euphémisme, on lui crache à
la gueule dans tous les sanctuaires. Et c’est paradoxal, parce que c’est lui
qui amorce la politique expansionniste qui mènera le pays, d’abord à son apogée
au début du XXe siècle, puis à sa ruine en 1945. Mais ça, les prêtres shintō qui écoutent les voix des ruisseaux, des pierres, des
arbres et des collines, ça ne les émeut guère. Eux, ils veulent que leurs
ouailles, elles aillent vénérer la terre de leurs ancêtres, et qu’elles laissent
le pays sous l’autorité des kami éternellement bienveillants. Et chez les kami germent
des idées bien plus radicales. Ils veulent secouer un peu tout ça, et rappeler
qu’ils sont les maîtres ici. Ils agiront par l’entremise d’un peintre et graveur de génie, issu d’une des plus
vieilles familles, qui réalisera sous leur emprise – et par quelles puissances
méphitiques fut-il possédé, mystère, peut-être Susanō lui-même – des sceaux déclencheurs du chaos. Et,
aujourd’hui, enfin, je sais que c’était un des Imube. En 1891, un séisme d’une magnitude
inégalée dans l’histoire détruit tout le pays. Le nôtre, celui du vieux Yamato.
Des villes entières rasées, des milliers de morts, des milliers de hameaux en
ruine, et, miraculeusement, une bâtisse près de l’épicentre reste intacte. On y
retrouve un rouleau et un sceau pour certifier l’acquisition de rizières sous
l’autorité d’un émissaire de l’empereur. Le sceau est estampillé d’une figure ailée,
une bécasse. Deux ans auparavant, un
typhon s’abat sur le pays. Pareil, d’énormes dégâts, des victimes innombrables.
Là encore, on retrouve par hasard, dans un appentis inexplicablement debout, un
sceau et un contrat pour la saisie de vieux temples à l’abandon. C’est une échasse,
cette fois, imprimée sur le parchemin. Deux exemples, deux témoignages, deux
mystères que certains ici ont eu l’intuition de mettre en parallèle, en gardant
de vieilles coupures de journaux. Et pour tout vous dire, à avoir assis mon cul
dans mon taxi toutes ces années durant, j’ai trimballé assez d’illuminés d’un
bout à l’autre de cette province pour qu’on me rappelle tout cela, mais
personne n’a eu le culot d’aller voir les Imube pour leur mettre ça devant les yeux. À dire vrai, je pensais qu’ils étaient
introuvables ou qu’ils avaient disparu… J’avais
tort, et je fais devant vous amende honorable. On trinque ?
On trinque.
- Le vôtre, celui de la photo, c’était pour quoi ?
- L’achat du château de Himeji. Pour le détruire et le remplacer par des légumes.
Une vingtaine d’années avant. Mais ça n’a pas marché. Le gusse n’avait pas les épaules
assez solides pour mener son projet à terme.
- Ça colle, tout de même. Mettre à bas un des plus beaux symbole du pouvoir
des daimyos, c’est une belle entrée en matière, pour des divinités aussi taquines
et susceptibles. Si on poursuit cette histoire, je ne serai pas surpris de
trouver un de ces oiseaux paraphé par le Tennō en personne, alors que Tokyo brûle
en 1923… Mon garçon, une autre, fait soif, et il faut maintenant leur donner un
conseil.
- Plaît-il ?
- Le peintre maudit. C’est à ses basques que vous devez vous coller. Même
s’il est mort depuis longtemps, le mieux est de retrouver ses traces, où
qu’elles soient… Permettez, je vais passer un coup de fil. Je reviens avec de
quoi vous faire partir d’ici et poursuivre votre enquête. Après un dernier
verre, s’entend !
L’étui, dans ma poche, accuse un poids bien différent.
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