dimanche 29 octobre 2017

鸛の物語 十一

Après deux jours de contemplation, d’infusions et de repas frugaux, la voilà qui revient. À la façon dont elle a de claquer sa portière, on devine que les nouvelles ne sont pas si bonnes.

 - Pas grand-chose, désolée. Là, j’ai tout compilé dans ce dossier, vous pouvez regarder. Il y a juste une dernière mèche à tirer au clair, et c’est en direction de Takayama, à une heure de route d’ici. J’ai pensé que vous auriez envie de voir par vous-même. C’est votre enquête après tout !

Elle prend le volant, moi la place du mort. Lui, derrière, poursuit sa contemplation des paysages d’automne. Je déplie la serviette, qui contient ses notes, et les photos des endroits visités pendant notre retraite alpine. Elle dit vrai : il n’y a pas beaucoup de détails, mais ils sont tout de même éloquents. Je lis. Les commentaires superflus sont, bien sûr, de moi.

Yoshiuchi. Deux établissements portent ce nom au tournant du XXème siècle, répertoriés à proximité de la Saigawa. Le premier, dont la licence est établie en 1904, appartient à Yoshiuchi Daisuke. Humble fabricant de baguettes, de sandales de paille et d’ombrelles. Marié, trois enfants. Transmet son affaire à son fils aîné, Koshiuchi Bunjirō, qui tire sa révérence en 1971. Pas de succession, on se débrouillera donc sans lui, ventre vide, va-nu-pieds sous les rayons ardents du soleil. L’autre homonyme, venu de Fukui, Yoshiuchi Ichirō, créé en 1898 un atelier de poterie, toujours sur les berges de la rivière Sai. Lègue son affaire à son second fils, en 1929,Yoshiuchi Isao, qui fait fructifier l’entreprise pour s’établir finalement à Tsuruga, laissant sur place une simple boutique, « Maison Yoshiuchi, ici, on a du pot !», tenue actuellement par une de ses petite filles, Kobayashi Tamae, célibataire, qui a bien toute sa tête. Et un sens douteux de l’humour commerçant. Pas de bol, donc. S’ensuit le sieur Yoshino, apparu dans la ville en 1891, venu du Gifu, artisan menuisier, qui s’installe avec d’autres pauvres hères comme lui à la recherche de chantiers ou d’ateliers de découpe. En trouve un, sis dans le bas quartier de Tamaboko, où il œuvre à la construction des mikoshi, ces palanquins et autels divins transportés par la foule lors des festivals shintō. Se blesse au bras d’un coup de scie en 1907, la plaie s’infecte et le voilà qui meurt bien vite de septicémie. Ou du tétanos, sait-on jamais. Ne cède rien, n’ayant ni femme ni enfants, ni croix, ni bannière. Affaire classée sans suite, cendre et sciure. Passons aux Ikuno. Trois noms. Ikuno Naoaki d’abord, qui fait son entrée en 1900, et qui veut montrer à la face du monde son amour pour les poupées et les jouets. Sa boutique connaît rapidement une renommée qui dépasse les limites de la ville. On vient des campagnes environnantes découvrir ses musha équipés de l’attirail équestre, acheter ses kimekomi toutes rondes et bariolés de mille étoffes teintes, offrir des kokeshi à la silhouette élancée de bois blanc, rouge et noir, ou bien des daruma porte bonheur pour les célébrations bouddhiques. Tant et si bien que, sa bedaine et ses coffres pleins, ce drôle-là quitte Kanazawa pour la capitale, en 1922, et y disparaît corps et biens l’année suivante. Ikuno Wasaburō, lui, ose tenter sa chance à Katamachi, au cœur de la ville, en qualité de calligraphe – ah !, cela pique davantage l’intérêt – et met son pinceau et ses encres au service d’un notaire notoire. Ce dernier, parvenu provincial et arriviste à ses heures, entretient une petite cour d’obligés à qui il verse petites prébendes et honneurs dérisoires, pour mieux asseoir une bien pingre renommée. Las !, son étude fait peu à peu naufrage devant des dettes et remontrances venues de plus haut, et Wasaburō se retrouve bec dans l'eau, perd son dû et son emploi. Se sentant tout en même temps naïf, manipulé, trahi et inutile, il met fin à ses jours honorablement d’un trait de plume, en 1914. Ikuno Junji, enfin, graveur de son état, surgit dans les archives en 1893, venu de la lointaine Tottori. Ce jeune bougre sait visiblement manier stylet et pointe, sur carapace de tortue, de conques et autre matériau moiré. Connaît peut-être son affaire sur l’ivoire aussi. Et prend position dans une loge d’apprentis sous la garde des Maeda, toujours suzerains sur les affaires locales. Ça se corse des 1904, car on dit qu’il doit plier bagage, et se rendre fissa à Port-Arthur, en Russie, où l’Etat-major Impérial, après sa victoire éclair devant les troupes tsaristes a fort à faire avec l’extraction d’un butin de guerre conséquent qu’il faut estampiller pour distribution subséquente… On perd sa trace à ce moment, et nul ne retrouve son identité lors du rapatriement de la soldatesque nippone trois ans plus tard. Pour autant, ce qui reste de ses états de services témoignent d’un jeune homme solide, aux airs un peu bovin, et aux manières parfois directes. Sa disparition aurait donc plutôt à faire avec quelque différend avec des Mongols qui ne s’expliquent pas la grossesse subite de plusieurs de leurs congénères du beau sexe. L’histoire, aussi intéressante soit-elle, s’arrête donc là. Reste donc Shounai. Shounai Kakeru. Et, enfin, je comprends pourquoi nous sommes dans cette voiture, en route pour Takayama, à la lecture de ces quelques notes.

 - Il arrive, dépenaillé, en ville et se retrouve tout de suite investi ?
 - Cela semble être le cas, oui. On lui trouve immédiatement un soi-disant poste d’inspecteur, en charge des gravures seigneuriales, au château. Il arriverait d’Osaka, comme apprenti sous l’autorité de la caste des Ryōmin de Kaga, mais rien ne permet de confirmer cette hypothèse. Pour autant, oui, il y a bien un Shounai Kakeru domicilié dans l’un des satellites de la citadelle, à proximité du jardin de Kenroku. Mais de témoignage de son activité au sein de château, nenni. Là où ça commence à sentir le roussi, c’est que, depuis son enregistrement officiel chez les Maeda en 1888, pas moins de onze incendies sont répertoriés dans les archives en l’espace de quelques semaines. Oh, pas des conflagrations qui rasent tout un quartier, comme on en a malheureusement l’habitude dans les faubourgs japonais, non, plutôt des brasiers soudains et locaux qui abattent une petite structure, un appentis, une remise, un fenil, toujours autour de l’étang de Kenroku… Mais cela inquiète apparemment l’intendance, au point de vouloir mener une enquête sérieuse sur ces incidents. Le nom Shounai est alors inexplicablement et abruptement biffé des registres, mais on le retrouve opportunément apparaître sur une cession de personnel dans la maison des Kanamori, qui se trouvent être les anciens vassaux des Maeda à Takayama. J’en ai donc déduit que sa piste s’enfonce dans les montagnes du Gifu, et que c’est là-bas qu’on aura une chance d’en apprendre davantage.

À ce point-là, nous sommes tous en train de considérer les paysages de montagne bigarrés de toute la palette chaude des feuilles de l’automne, tandis que la voiture, de tunnel en tunnel, fonce vers notre destination.


Il pleut, il pleut à verse à Takayama quand on y parvient a la tombée du jour. La brume cache les sommets qui dominent la petite ville, qui semble bien engoncée dans ses secrets. On se décide à profiter au mieux de l’hospitalité d’un ryokan encore ouvert en cette saison bien basse, ou nous sommes les seuls clients. Qu’importe : la mama-san qui nous accueille rameute tout son petit monde pour un irashaimase vibrant de conviction. On nous mène à nos chambres en quelques coulissements de cloisons, on nous change, on nous dorlote en gestes sobres et paroles parcimonieuses.  Après un bain bouillant et un repas gourmand, nous tentons de deviser un canevas pour le lendemain. Keiko ira de nouveau à la pêche aux vieux vélins dans les arcanes administratifs, tandis que nous explorerons les ruelles de l’ancienne cité, en quête de racontars sur des ruines calcinées.

Géniale stratégie, vraiment, mais quoi de mieux à faire ?

Le matin est frais, le ciel dégagé. On se balade donc dans le vieux centre historique, en s’arrêtant souvent pour déguster les spécialités locales et s’enquérir de réminiscences embrasées. Après quelques heures de ce manège, on finit par tourner un peu en rond.

 - Ouais, c’est bien là le hic. Tes mamies, toutes rabougries soient-elles, elles sont bien gentilles à nous faire goûter toute leur panoplie de décoctions accompagnées de brochettes rôties, mais tout le monde habite dans des bicoques en bois et en papier dans ce patelin. Et ça crame facile, ces choses-là. Un brasero qu’on renverse, un tison oublié, un brandon trop haut brandi, et hop, tout part en fumée. Alors bon, des souvenirs de flambée, ça ne manque pas dans ces vieilles caboches ! Non, écoute… Depuis Nara, je pondère, je mouline. Ça fait des jours qu’on mate des panoramas tout feuillus, et ça m’a fait gamberger. Si l’on suit les supputations éthyliques de notre papa chauffeur féru d’histoire et de scotch, ça commence avec un sceau qui entérine la destruction d’une forteresse pour du végétal. Un retour à la nature, en gros. Ça foire, parce que c’est un coup d’essai, c’est bancal, comme le donjon. Mais les deux autres, ils font un sacré grabuge, c’est la terre qui se défausse, et le ciel en furie. Puis on nous chronique des feux qui étincellent un peu partout. Suis pas expert en alchimie orientale, mais ça me semble bougrement élémentaire. Du bois. De la terre. Du vent. Du feu. N’en reste qu’un dont on n’a pas encore causé. La flotte. M’est avis qu’il faut plutôt dénicher du dégât des eaux à répétition. Ça devrait être plus rare dans un bled de montagne aux baraques de paille et de poutres.

Touché.

On retourne à l’auberge pour une autre immersion dans ses sources chaudes, et pour annoncer à Keiko, qui nous y attend déjà, de rechercher les horaires du changement des marées.

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