Après deux jours de contemplation, d’infusions et de repas frugaux, la
voilà qui revient. À la façon dont elle a de claquer sa portière, on devine que
les nouvelles ne sont pas si bonnes.
- Pas grand-chose, désolée. Là, j’ai tout compilé dans ce dossier, vous
pouvez regarder. Il y a juste une dernière mèche à tirer au clair, et c’est en
direction de Takayama, à une heure de route d’ici. J’ai pensé que vous auriez
envie de voir par vous-même. C’est votre enquête après tout !
Elle prend le volant, moi la place du mort. Lui, derrière, poursuit sa
contemplation des paysages d’automne. Je déplie la serviette, qui contient ses
notes, et les photos des endroits visités pendant notre retraite alpine. Elle
dit vrai : il n’y a pas beaucoup de détails, mais ils sont tout de même éloquents.
Je lis. Les commentaires superflus sont, bien sûr, de moi.
Yoshiuchi. Deux établissements portent
ce nom au tournant du XXème siècle, répertoriés à proximité de la Saigawa. Le
premier, dont la licence est établie en 1904, appartient à Yoshiuchi Daisuke. Humble
fabricant de baguettes, de sandales de paille et d’ombrelles. Marié, trois
enfants. Transmet son affaire à son fils aîné, Koshiuchi Bunjirō, qui tire sa révérence
en 1971. Pas de succession, on se débrouillera donc sans lui, ventre vide, va-nu-pieds
sous les rayons ardents du soleil. L’autre homonyme, venu de Fukui, Yoshiuchi Ichirō,
créé en 1898 un atelier de poterie, toujours sur les berges de la rivière Sai. Lègue
son affaire à son second fils, en 1929,Yoshiuchi Isao, qui fait fructifier
l’entreprise pour s’établir finalement à Tsuruga, laissant sur place une simple
boutique, « Maison Yoshiuchi, ici, on a du pot !», tenue actuellement
par une de ses petite filles, Kobayashi Tamae, célibataire, qui a bien toute sa
tête. Et un sens douteux de l’humour commerçant. Pas de bol, donc. S’ensuit le
sieur Yoshino, apparu dans la ville en 1891, venu du Gifu, artisan menuisier,
qui s’installe avec d’autres pauvres hères comme lui à la recherche de
chantiers ou d’ateliers de découpe. En trouve un, sis dans le bas quartier de
Tamaboko, où il œuvre à la construction des mikoshi, ces palanquins et autels
divins transportés par la foule lors des festivals shintō. Se blesse au bras
d’un coup de scie en 1907, la plaie s’infecte et le voilà qui meurt bien vite de
septicémie. Ou du tétanos, sait-on jamais. Ne cède rien, n’ayant ni femme ni
enfants, ni croix, ni bannière. Affaire classée sans suite, cendre et sciure.
Passons aux Ikuno. Trois noms. Ikuno Naoaki d’abord, qui fait son entrée en
1900, et qui veut montrer à la face du monde son amour pour les poupées et les
jouets. Sa boutique connaît rapidement une renommée qui dépasse les limites de
la ville. On vient des campagnes environnantes découvrir ses musha équipés de
l’attirail équestre, acheter ses kimekomi toutes rondes et bariolés de mille étoffes
teintes, offrir des kokeshi à la silhouette élancée de bois blanc, rouge et
noir, ou bien des daruma porte bonheur pour les célébrations bouddhiques. Tant
et si bien que, sa bedaine et ses coffres pleins, ce drôle-là quitte Kanazawa
pour la capitale, en 1922, et y disparaît corps et biens l’année suivante. Ikuno
Wasaburō, lui, ose tenter sa chance à Katamachi, au cœur de la ville, en qualité
de calligraphe – ah !, cela pique davantage l’intérêt – et met son pinceau
et ses encres au service d’un notaire notoire. Ce dernier, parvenu provincial
et arriviste à ses heures, entretient une petite cour d’obligés à qui il verse
petites prébendes et honneurs dérisoires, pour mieux asseoir une bien pingre
renommée. Las !, son étude fait peu à peu naufrage devant des dettes et remontrances
venues de plus haut, et Wasaburō se retrouve bec dans l'eau, perd son dû et son emploi. Se sentant tout en
même temps naïf, manipulé, trahi et inutile, il met fin à ses jours
honorablement d’un trait de plume, en 1914. Ikuno Junji, enfin, graveur de son état,
surgit dans les archives en 1893, venu de la lointaine Tottori. Ce jeune bougre
sait visiblement manier stylet et pointe, sur carapace de tortue, de conques et
autre matériau moiré. Connaît peut-être son affaire sur l’ivoire aussi. Et
prend position dans une loge d’apprentis sous la garde des Maeda, toujours suzerains
sur les affaires locales. Ça se corse des 1904, car on dit qu’il doit plier
bagage, et se rendre fissa à Port-Arthur, en Russie, où l’Etat-major Impérial,
après sa victoire éclair devant les troupes tsaristes a fort à faire avec
l’extraction d’un butin de guerre conséquent qu’il faut estampiller pour
distribution subséquente… On perd sa trace à ce moment, et nul ne retrouve son identité
lors du rapatriement de la soldatesque nippone trois ans plus tard. Pour
autant, ce qui reste de ses états de services témoignent d’un jeune homme
solide, aux airs un peu bovin, et aux manières parfois directes. Sa disparition
aurait donc plutôt à faire avec quelque différend avec des Mongols qui ne
s’expliquent pas la grossesse subite de plusieurs de leurs congénères du beau sexe.
L’histoire, aussi intéressante soit-elle, s’arrête donc là. Reste donc Shounai.
Shounai Kakeru. Et, enfin, je comprends pourquoi nous sommes dans cette
voiture, en route pour Takayama, à la lecture de ces quelques notes.
- Il arrive, dépenaillé, en ville et se retrouve tout de suite
investi ?
- Cela semble être le cas, oui. On lui trouve immédiatement un soi-disant
poste d’inspecteur, en charge des gravures seigneuriales, au château. Il
arriverait d’Osaka, comme apprenti sous l’autorité de la caste des Ryōmin de
Kaga, mais rien ne permet de confirmer cette hypothèse. Pour autant, oui, il y
a bien un Shounai Kakeru domicilié dans l’un des satellites de la citadelle, à proximité
du jardin de Kenroku. Mais de témoignage de son activité au sein de château,
nenni. Là où ça commence à sentir le roussi, c’est que, depuis son
enregistrement officiel chez les Maeda en 1888, pas moins de onze incendies
sont répertoriés dans les archives en l’espace de quelques semaines. Oh, pas
des conflagrations qui rasent tout un quartier, comme on en a malheureusement l’habitude
dans les faubourgs japonais, non, plutôt des brasiers soudains et locaux qui
abattent une petite structure, un appentis, une remise, un fenil, toujours
autour de l’étang de Kenroku… Mais cela inquiète apparemment l’intendance, au
point de vouloir mener une enquête sérieuse sur ces incidents. Le nom Shounai
est alors inexplicablement et abruptement biffé des registres, mais on le
retrouve opportunément apparaître sur une cession de personnel dans la maison
des Kanamori, qui se trouvent être les anciens vassaux des Maeda à Takayama.
J’en ai donc déduit que sa piste s’enfonce dans les montagnes du Gifu, et que
c’est là-bas qu’on aura une chance d’en apprendre davantage.
À ce point-là, nous sommes tous en train de considérer les paysages de
montagne bigarrés de toute la palette chaude des feuilles de l’automne, tandis
que la voiture, de tunnel en tunnel, fonce vers notre destination.
Il pleut, il pleut à verse à Takayama quand on y parvient a la tombée du
jour. La brume cache les sommets qui dominent la petite ville, qui semble bien engoncée
dans ses secrets. On se décide à profiter au mieux de l’hospitalité d’un ryokan
encore ouvert en cette saison bien basse, ou nous sommes les seuls clients.
Qu’importe : la mama-san qui nous accueille rameute tout son petit monde
pour un irashaimase vibrant de conviction. On nous mène à nos chambres en
quelques coulissements de cloisons, on nous change, on nous dorlote en gestes
sobres et paroles parcimonieuses. Après
un bain bouillant et un repas gourmand, nous tentons de deviser un canevas pour
le lendemain. Keiko ira de nouveau à la pêche aux vieux vélins dans les arcanes
administratifs, tandis que nous explorerons les ruelles de l’ancienne cité, en
quête de racontars sur des ruines calcinées.
Géniale stratégie, vraiment, mais quoi de mieux à faire ?
Le matin est frais, le ciel dégagé. On se balade donc dans le vieux centre
historique, en s’arrêtant souvent pour déguster les spécialités locales et
s’enquérir de réminiscences embrasées. Après quelques heures de ce manège, on
finit par tourner un peu en rond.
- Ouais, c’est bien là le hic. Tes mamies, toutes rabougries soient-elles, elles
sont bien gentilles à nous faire goûter toute leur panoplie de décoctions accompagnées de
brochettes rôties, mais tout le monde habite dans des bicoques en bois et en
papier dans ce patelin. Et ça crame facile, ces choses-là. Un brasero qu’on
renverse, un tison oublié, un brandon trop haut brandi, et hop, tout part en fumée.
Alors bon, des souvenirs de flambée, ça ne manque pas dans ces vieilles
caboches ! Non, écoute… Depuis Nara, je pondère, je mouline. Ça fait des
jours qu’on mate des panoramas tout feuillus, et ça m’a fait gamberger. Si l’on
suit les supputations éthyliques de notre papa chauffeur féru d’histoire et de
scotch, ça commence avec un sceau qui entérine la destruction d’une forteresse
pour du végétal. Un retour à la nature, en gros. Ça foire, parce que c’est un
coup d’essai, c’est bancal, comme le donjon. Mais les deux autres, ils font un
sacré grabuge, c’est la terre qui se défausse, et le ciel en furie. Puis on nous
chronique des feux qui étincellent un peu partout. Suis pas expert en alchimie
orientale, mais ça me semble bougrement élémentaire. Du bois. De la terre. Du
vent. Du feu. N’en reste qu’un dont on n’a pas encore causé. La flotte. M’est
avis qu’il faut plutôt dénicher du dégât des eaux à répétition. Ça devrait être
plus rare dans un bled de montagne aux baraques de paille et de poutres.
Touché.
On retourne à l’auberge
pour une autre immersion dans ses sources chaudes, et pour annoncer à Keiko,
qui nous y attend déjà, de rechercher les horaires du changement des marées.
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