- Vous vous
inclinez trop bas, votre nez touche le tatami. D’une, vous vous mésestimez. De
deux, vous me prêtez trop d’honneur. Redressez-vous. Ne jouez pas avec l’étiquette,
je sais que vous connaissez bien nos codes. Cessez, je vous prie.
くそ ! Je commence notre entrevue sur un mauvais pied. Je ne
pensais pas trouver un interlocuteur aussi tatillon. Les tatamis, à vue de nez,
sont admirablement neufs. Cette odeur de paille de riz m’enivre. J’inspire,
longuement, et, sans faire l’autruche, relève la tête.
- On m’a dit que
vous êtes en possession d’un objet plutôt… inhabituel, et que mon expertise, si
limitée soit-elle, pourrait vous aider à en tracer l’origine. Puis-je y jeter
un œil ?
Je lui tend
l’étui, qu’il ouvre. Il observe la gravure de l’oiseau, longtemps.
- Dans les temps
mythologiques, Ōkuninushi, un kami créateur de territoire, agriculteur et
soigneur à ses heures, vécut toutes sortes d’aventures, où il est question
de lièvre, de crocodile, de sanglier, de
palourde, de serpent, de guêpe et de mille-pattes. Tous kami aussi. Vous comprenez, notre panthéon est vaste et accommodant. Il se maria divinement et eut
un fils, Hoakari, qu’il abandonna sur une île à la suite de contentieux
familiaux. Ce dernier, garçon impétueux, se mit dans une rage terrible et leva
un typhon qui fit chavirer le navire de son père. Du naufrage furent créées quatorze collines, dont celle de Himeko, où,
bien plus tard, on érigea ce qui deviendra le Château de Himeji… Vous allez me
dire, il n’y a aucun volatile dans votre charade, et, nonobstant le surnom de héron
blanc donne à cette magnifique place forte, vous aurez parfaitement raison. À
bien chercher, on ne trouvera pas la moindre plume sculptée sur les armoiries
des daimyos qui se sont succédés depuis le XVIIe siècle à la tête d’une
intendance armée complètement inutile, vu que tout le pays vivait enfin en paix. 池田, 本多, 松平, 榊原, 酒井, aucun de ces clans
successifs ne voulut honorer ne saurait-ce que d’un trait l’appellation
populaire du lieu dont ils avaient la garde. Jusqu’à ce qu’ils soient déposés par le
pouvoir d’Edo, à la suite de la restauration de Meiji. Le nouvel Empereur fit saisir toutes les terres et dépendances
appartenant aux seigneurs féodaux, et nationalisa le tout. Je vous ennuie, je
sais, avec tous ces palabres, mais je vais parvenir au but. La plupart des
forteresses médiévales tombèrent à l’abandon, et beaucoup furent démolies. Notre
château du héron blanc, partiellement en ruine, fut racheté aux enchères, en
1871, pour 23 Yen et 50 Sen de l’époque, par un sieur de la ville nommé Kanbe Seijiro,
riche négociant, qui voulut raser l’édifice pour en faire un potager. Il
abandonna heureusement son projet, devant le coût extravagant d’une telle opération,
et fut donc pendant quelques années, malgré
lui, propriétaire châtelain, et toujours roturier. Ce drôle d’individu, c’était
mon arrière-grand-père maternel. La famille de ma mère n’en a jamais fait grand
cas, de cet épisode de gloire aussi éphémère qu’usurpé. Mais il en reste une
trace : un sceau fut fabriqué par mon bisaïeul pour authentifier l’acquisition du château, un 実印 tout ce qu’il y a
d’officiel. Et, cela va sans doute vous amuser, mais il représente, avec les
kanjis patronymiques de circonstance,神戸, un oiseau aux longues pattes, avec un cou
courbé et un bec pointu, qui ressemble étrangement à celui que j’ai devant les
yeux. Un esprit facétieux, mon arrière-grand-père. Pour autant, s’il est bien
certain que son sceau représentait un héron, du vôtre, je ne peux pas en être sûr.
Je pencherai plutôt pour une aigrette.
- Donc la question est…
- Oui. Il s’agit bien du même artisan. Style du Hyogo, certes. L’ivoire
vient probablement de Kobe. Mais celui qui a gravé ces sceaux n’est pas résident
ici. Il n’est, c’est évident, plus en vie depuis longtemps. Mais j’ai procédé à
quelques vérifications, et il semblerait que sa famille soit originaire de
Nara. Tenez, voici le nom de leur petite entreprise, qui existe apparemment encore
à ce jour, ainsi qu'une reproduction photographique du sceau 神戸. Je vous laisse à la poursuite de vos recherches. Mais je
souhaiterais, s’il est possible, en connaître la conclusion. S’il y en a une,
bien sûr…
Je renifle une nouvelle fois le tatami.
Cette fois-ci, il se tait.
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