Ah, Kyōto ! Son fameux quartier des plaisirs de Gion, les berges de
ses rivières Kamo, Takano et Katsura, ses succulentes gargotes et ses marchés
couverts, ses pèlerinages en montagne, ses palais impériaux, ses parcs, et ses
deux mille et quelques temples. Aiguille, meule, foin, tout y est.
Mais nous avons, grâce à Keiko – Charmante Keiko ! – un point de
départ. Une ancre dans ce flot de sanctuaires, une amarre jetée vers le Nishi
Hongan-ji, qui nous servira, si Amida Butsu le veut, de tête de pont.
- Oh, tu ne vas pas te la jouer mystique maintenant ! Je veux bien qu’on soit
à la poursuite d’un ancien escroc bien de chez nous, d’un peintre graveur crevard
et barjot, et d’un morceau d’ivoire maudit, mais faut pas exagérer. Tous ceux
qui convoitent ce truc un brin surnaturel, y sont comme nous, tête sur épaules,
et larfeuille sur le cœur. Larfeuille qui se trouve être bien fin, à l’heure où
je te cause, et merci encore à notre donzelle de nous avoir avancé pas mal de
fric. Tu me feras pas croire qu’on est devenus, par je ne sais quelle computation
du Saint-Esprit, missionnaires d’un Très Haut. S’il veut faire rentrer tout son
foutoir dans l’ordre, ton Bouddha, il a qu’à bouger son gros cul et arrêter de contorsionner
ses poignets en souriant comme un con !
Je ravale ma prière.
Le Nishi Hongan-ji est un gigantesque complexe de temples massifs, qui
accusent leur âge et leur statut. C’est lourd, c’est beau, c’est Kyōto. On s’y
rend recta, dès la descente de notre bus, parce qu’il est à deux pas de la
gare. Mais on a beau y traîner nos fripes de salary-man et de retraité
alpestre, personne ne nous vient nous prendre par la main. Alors, on s’assied
sur les tatamis du plus grand pavillon, en considérant les pénitents qui
viennent se prosterner et écouter psalmodier les bonzes et vibrer les gongs. L’humeur
méditative du lieu nous envoûte malgré
nous, et nous oublions l’heure. Ce n’est que lorsque les ombres s’allongent démesurément
que l’on reprend conscience du tour qu’ont pris les événements.
- Voilà. Faut vous rendre à l’évidence. On vous a vraisemblablement posé un
beau lapin !
On se regarde l’un l’autre, sur l’air de c’est toi qui ?... mais ni
lui ni moi n’avons ouvert la bouche.
On se redresse alors, les genoux un peu flagadas
encore.
- Voilà. Debout, c’est mieux. Sortez maintenant. Ça ne sert à rien de camper
par ici.
On obéit, de bien mauvais gré. La nuit est tombée, et l’esplanade devant
les temples est presque vide. Cette voix devient pratiquement murmure :
- Voilà. Là, vous ne me voyez pas ?
Non.
- Voilà, là, c’est mieux, n’est-il pas ?
Une silhouette chafouine sort de l’obscurité, sapée comme il faut :
costard, chapeau, cape, canne à pommeau. Le tout dandy, mais discret. Il chuchote
encore :
- Rien à déclarer ?
Non.
- Voilà, bien… Laissez-moi donc vous annoncer que les vieux clans
aristocratiques – dont je ne fais, fort heureusement, pas partie – se sont tous
ligués contre vous et vos soutiens Ikkō. Pas seulement les Imube et Maeda, mais
aussi les Hoshina, les Matsudaira, et bien sûr, les Tokugawa. Ils ont bien
entendu comploté leurs entrées dans toutes les administrations et bâtiments
publics, et vous attendent le pied ferme. J'ai ouï dire que vos aventures les ont passablement indisposés, et qu'ils guettent la moindre occasion pour vous voler dans les plumes ! Je pense même qu’à l’heure où je vous
parle, ils doivent déjà savoir que vous musardez par ici. Après tout, je n’ai moi-même pas dû aller bien loin pour vous surprendre. Je vais donc vous guider discrètement
hors de ces murs, et, lorsque vous serez moins exposés, vous donner un conseil.
Un conseil d’ami. Hm ?
Là-dessus, il nous drape d’un coup de cape, et nous mène, le long des bâtiments,
vers une discrète issue qui ouvre sur la rue.
- Voilà. Hors de vue et de danger, pour l’instant. Vous devriez trouver un
endroit pour la nuit, mais pas trop près de la gare. Allez vers le sud, c’est
plus tranquille. Bon. Je vous laisse. Tenez. Ça devrait vous rappeler quelque
chose.
Il nous tend une enveloppe. Puis il s’évanouit dans les ténèbres.
On déplie la languette. Dedans, un billet de 2000 Yen avec, griffonnés au
stylo bille, ces mots :
« À l’aide, mes agneaux ! Sortez-moi de là ! Ils me retiennent prisonnier ! À Fushimi
Inari-Taisha ! »
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